145ème dîner de wine-dinners au domicile de mon ami Tomosamedi, 12 mars 2011

Tomo est le plus charmant ami que l’on puisse imaginer. Il est fou de vin et il cuisine. Jean-Philippe est aussi amoureux de vin et cuisine comme un Dieu. Nous avions fait il y a deux ou trois semaines une reconnaissance des lieux et un inventaire des ustensiles et appareils. Nous avions bâti la trame principale du dîner et des vins. Les deux chefs devaient se coordonner et se répartir les approvisionnements aux meilleures sources de Paris. Ce fut fait. Compte tenu de sa forme, ce dîner sera compté dans les dîners de wine-dinners, avec le numéro 145.

Un peu avant 17 heures, je me présente au domicile de Tomo avec un grand bouquet de fleurs que ma femme offre à la femme de Tomo. Elle nous rejoindra plus tard. J’ouvre les bouteilles du dîner. Le Corton Charlemagne Coche Dury 2000 a un bouchon qui sent le bouchon. L’odeur du vin est désagréable. Elle est poussiéreuse et coincée. Nous essayons une goutte qui confirme que le vin n’est pas bouchonné, mais qu’il est coincé. Laissons-lui du temps, mais il n’est pas normal que ce grand vin soit aussi coincé.

En revanche, le Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1957 explose de fruit dans nos narines, autant que le bouchon a explosé en miettes en sortant. Malgré une couleur très ambrée, il se présente bien.

Le Château Margaux 1947 est insolent de perfection. Son bouchon superbement élastique est venu en une pièce, et le parfum est à se damner tant il est grand. Le Clos de la Perrière Fixin premier cru que je date d’avant 1920 du fait de la bouteille soufflée, sans exclure plus vieux encore, a un bouchon court sous une cire qui s’est solidifiée. La partie basse du bouchon ne veut pas monter aussi suis-je obligé de faire des mouvements de torsion dans tous les sens. Dès que le bouchon est dégagé, c’est une odeur exceptionnellement belle et profonde qui se dégage. Ce vin est "forcément" d’une grande année du fait de l’extrême puissance olfactive. Ce pourrait être 1915 par exemple, ou 1899.

Tomo me fait remarquer que le haut du bouchon du Guiraud, que je date d’avant 1900 car il fait partie d’un lot du 19ème siècle, est rétréci sous son chapeau. Le haut du bouchon est si dur que je n’ose pas piquer mon tirebouchon, aussi vais-je essayer de sortit le bouchon en tirant à la main. Il me faut plusieurs minutes et j’arrive à sortir le bouchon entier par des petites secousses répétées. Ce bouchon est incroyable, car il est resserré sur 90% de sa hauteur, et seule la base est évasée, d’une largeur plus importante que celle du goulot, quand l’élasticité lui permet de s’élargir. Comment un tel bouchon a-t-il permis pendant plus d’un siècle au liquide de se conserver intact, avec un niveau haute épaule qui défie l’entendement quand on voit le bouchon ? Le parfum du vin est d’une rare complexité, les agrumes dominant. Nous essayons de lire l’année sur le bouchon. Je crois reconnaître 1891 date qui est très probable car j’en ai achetés de cette année.

Pendant l’ouverture, Tomo me fait goûter un Champagne Egly-Ouriet 1999 ouvert la veille qui est noble, mais se ressent de sa nuit blanche.

Jean-Philippe arrive avec des victuailles à ajouter à celles qui s’amoncèlent dans la cuisine. Prévoyant que je puisse trouver le temps long pendant que les deux cuisiniers s’affairent, il a apporté une andouille de campagne qui, je le précise, est une charcuterie. J’en découpe des tranches qui vont accompagner un Champagne Selosse 1999 qui est absolument délicieux. Dégorgé en janvier 2009, il a une couleur déjà soutenue d’un or clair, sa bulle est forte et ce champagne au goût joyeux est très académique, tranchant avec le style habituel de Selosse qui est normalement beaucoup plus sauvage. Mais nous aimons beaucoup ce champagne bu debout dans la cuisine.

Ma fille cadette et mon gendre arrivent. Le dîner va pouvoir commencer. Le menu composé par Tomo et Jean-Philippe est : foie gras poêlé au navet caramélisé / consommé de homard, homard grillé, ormeaux et poireaux grillés / sole en croûte de sel, purée de céleri rave sauce beurre noisette aux herbes / ris de veau à l’arbousier panais et radis japonais / carré d’agneau de lait et chanterelles / veau basse température carottes violettes / ravioles de mangues et pamplemousses roses.

Le Champagne Krug Clos du Mesnil 1990, cadeau de Jean Philippe, fait pousser des "oh" et des "ah" à mon gendre, tant il est conquis par ce champagne parfait. Plus clair que le Selosse, d’une grande jeunesse de robe, il a une bulle très fine et très élégante. Sa complexité est infinie. Il décline des notes florales autant que de fruits et de pâtisseries. On aurait du mal à en explorer toutes les variations. Et l’on sent qu’il est un compagnon de gastronomie sans limite. L’association du foie gras poêlé avec des navets confits est très pertinente et le navet excite le Krug avec brio.

Avant que le second plat n’arrive, Tomo, qui joue le rôle du sommelier me verse un peu du Champagne Dom Pérignon 1949 et en levant mon verre, j’ai peur pour ce champagne qui passe après une merveille. Et un sourire vient immédiatement sur mes lèvres : ce 1949 est encore plus grand que le Clos du Mesnil. Les votes seront d’ailleurs sans appel. La robe est légèrement ambrée, la bulle a disparu, ce qui nous met en présence d’un "autre" champagne, puisque la comparaison avec des champagnes actuels n’est pas signifiante, mais ce vin est d’un charme diabolique. C’est très difficile de décrire un vin aussi complexe, partant dans toutes les directions gustatives. Il est strict sur les ormeaux, presque sucré sur la chair du homard, et prend une longueur extrême sur le consommé. Je suis heureux car je n’avais jamais bu cette année mythique et rare de Dom Pérignon. La partager dans cet état de perfection est un immense bonheur.

Tomo a offert le Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1957 à la robe ambrée qui pourrait faire craindre une évolution excessive, mais ce n’est pas le cas. Le vin est très agréable, l’évolution est là, mais n’empêche pas le parfum d’être riche et affirmé et le goût d’être profond et fruité. Le vin est magnifié par un accord que je considère comme le plus grand de ce repas, réalisé par Tomo. Car la sauce aux herbes qui accompagne la sole et la purée de céleri est d’une complexité qui réveille le Chevalier en fanfare. C’est un accord sublime et d’une rare pertinence.

Même s’il s’agit d’un très bon vin, le Corton Charlemagne Coche Dury 2000 de Tomo joue vraiment "en dedans". Il est comme rétréci. Bien sûr, on devine ce qu’il pourrait nous raconter, mais on sent trop qu’il est entravé. Le ris de veau est magnifique. Tomo, dans sa générosité, nous propose d’apporter une autre bouteille du même vin. Nous refusons tout en le remerciant.

Le Château Margaux 1947 est un vin parfait. Sa couleur est d’un rouge sang glorieux, sans la moindre trace d’âge. Le nez est un parfum glorieux, raffiné comme il n’est pas permis. Et en bouche, c’est la gloire absolue. Il serait impossible de noter le moindre petit défaut au vin qui a tout pour lui. Un velouté extrême, une mâche sereine et une longueur infinie. C’est réellement impressionnant. Le carré d’agneau bien rose lui convient totalement.

Alors que va donner le Clos de la Perrière Fixin premier cru # 1915 ? Tomo me sert et là encore, je suis stupéfait que l’on puisse aller encore plus loin. Car ce vin résume toute la qualité des vins de Bourgogne. Sa robe est moins pure que celle du Margaux, mais n’a quasiment aucun tuilé. Le nez est charmeur comme le sont les vins d’années puissantes. Et en bouche le vin décline toute la beauté des vins que j’aime. Et la sauce du veau basse température exhale les parfums de rose et le goût de rose de ce très grand vin, que je classerai devant le Margaux. Un Fixin de ce calibre impose le respect.

Le Château Guiraud Sauternes 1891 est la définition la plus pure d’un sauternes du 19ème siècle. Sa robe est d’un acajou radieux, le nez est impérial, évoquant aussi bien les agrumes que les fruits confits. Et en bouche tout est délicieusement mesuré, le pamplemousse, les fruits exotiques, une petite trace de thé vert, le tout sur un fond de délicatesse qui n’exclut pas une profondeur extrême. C’est le sauternes idéal, très différent des Yquem de la même période, et je serais bien embarrassé de dire lesquels je préfère, car celui-ci est ciselé comme peu de sauternes le sont.

Pour finir le repas, Tomo confectionne une glace à la truffe qui est merveilleuse. Cet ami a des trésors de cuisine qui ne demandent qu’à s’exprimer.

Nous sommes cinq à voter pour quatre vins préférés parmi les huit vins et seulement cinq vins auront des votes. Deux seulement auront des votes de premier, le Guiraud trois fois et le Dom Pérignon deux fois.

Le classement du consensus serait : 1 – Champagne Dom Pérignon 1949, 2 – Château Guiraud Sauternes 1891, 3 – Château Margaux 1947, 4 – Clos de la Perrière Fixin premier cru # 1915, 5 – Champagne Krug Clos du Mesnil 1990.

Mon classement est : 1 – Château Guiraud Sauternes 1891, 2 – Clos de la Perrière Fixin premier cru # 1915, 3 – Champagne Dom Pérignon 1949, 4 – Château Margaux 1947. A la lecture des votes, Jean-Philippe est convenu que mon vote est le plus proche de la réalité. Mais y en a-t-il une ? Le fait que le Clos du Mesnil ne soit que cinquième en dit long sur la performance des autres vins.

Je voulais associer les talents culinaires de deux amis, et force est de constater que ce fut particulièrement brillant. Tomo, qui jouait sur son terrain, a réussi des plats exemplaires. J’ai eu plaisir à constater que les quatre vins que j’avais apportés, qui tous me tiennent à cœur, étaient dans un état exceptionnel. Ajoutons à cela la chaude amitié, et nous tenons l’équation d’un dîner parfait.