139ème dîner de wine-dinners au restaurant Tailleventjeudi, 9 septembre 2010

Le 139ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Bipin Desai, le célèbre colectionneur américain participe presque tous les ans à ce repas de rentrée. Comme il aime les bourgognes, le thème de ce soir est la Bourgogne dans des années prestigieuses : 1989, 1961, 1959, 1947, 1929, 1928 et 1911. Ce matin, j’ai ajouté un vin parce que son niveau dans la bouteille nécessite qu’il soit bu vite : Vega Sicilia Unico 1941.

J’ouvre les vins à 17 heures et les trois premiers ont des bouchons extrêmement serrés dans le goulot : Yquem 1988, Caillou 1947 et le Montrachet 1989. Je me demande s’il s’agit d’un phénomène météorologique qui entraînerait l’expansion des bouchons, mais il n’en est rien, car les autres bouchons se présentent différemment. Ceux des plus vieux bourgognes, sauf le 1928 encore ferme, se brisent en de nombreux morceaux. Certaines odeurs sont merveilleuses. La plus incertaine est celle du 1929, qui évoque la serpillière humide, mais je n’ai pas trop peur.

Des amis viennent me rejoindre en fin d’ouverture des flacons. Nous bavardons en trinquant avec une coupe du Champagne Taillevent, qui est un Deutz, buvable mais peu inspiré. Sur la suggestion de Joe, ce champagne servira plus tard à nous éclaircir la bouche avant le premier champagne du repas, qui est un monument.

Notre table de dix est très cosmopolite, puisque les lieux de résidence sont Londres, Singapour, les Etats-Unis et Paris, cependant que les origines sont suisses, américaines, anglaises et russes. Nous avons le plus souvent parlé en anglais. Les profils professionnels sont variés, la banque et la finance dominant largement.

Le menu composé par Alain Solivérès est ainsi rédigé : Royale de raifort, espouma de saumon fumé / Huître Gillardeau en gelée d’eau de mer / Ravioli de langoustines, cappuccino de crustacés / Poulet jaune fermier des Landes rôti aux girolles et pommes grenailles / Mignon de veau de lait de Corrèze aux Cèpes de châtaignier / Foie gras de canard en pot au feu / Duo de roquefort, marmelade d’agrumes / Croustillant de poire au miel, glace aux amandes grillées / Palet au chocolat.

Les journaux d’aujourd’hui consacrent de très longs articles à l’avenir du restaurant Taillevent aussi fais-je en riant l’annonce du retrait de tous mes vins au profit d’un seul : Phélan-Ségur. La famille Gardinier, qui possède ce grand cru et aussi le restaurant Les Crayères à Reims dispose d’une exclusivité de négociation avec la famille Vrinat pour une prise de participation. Toute l’équipe est très sereine, car il y a peu de raisons que l’âme de Taillevent change. Personne ne croit mon changement de vin puisque les bouteilles ouvertes trônent sur une desserte.

Nous passons à table dans la magnifique salle lambrissée du premier étage et le lever de rideau se fait avec un Champagne Dom Pérignon 1966 ouvert il y a près d’une heure. La couleur est légèrement ambrée mais pleine de jeunesse. L’impression de bulle sur la langue est forte, alors que la bulle ne semble pas très active dans le verre. Ce champagne est un bouquet de complexités. Mon voisin y voit du beurre et des viennoiseries, alors que je ne les vois pas, mon palais ressentant les fruits confits comme l’abricot. Ce champagne est un grand champagne et je suis ravi que toute la table le comprenne. Le raifort l’excite fort à propos. Des convives suivront son évolution dans le verre tout au long du repas. La solidité de son maintien est impressionnante.

Le Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 2000 est servi un peu chaud, ce qui est dommage, car il perd la possibilité de contrebalancer l’huître conquérante. Le champagne plus froid aurait tenu le choc. La couleur est évidemment très jeune, les bulles courent dans le verre. Le vin est puissant solide, et c’est un des plus homogènes VVF que j’aie bu. Il est beaucoup plus fruité que les précédents dégustés, avec une élégante acidité, exacerbée par l’iode pénétrant. L’huître et le champagne trouvent à s’ajuster, mais l’huître est dominante. J’attendais un peu plus de cet accord.

Le Chablis Grand Cru Moutonne Long Dépaquit 1959 est un de mes chouchous. J’ai pour ce vin les yeux de Chimène. Et il me le rend bien. La couleur est très jeune, non marquée par l’âge, et le vin, d’une belle acidité est d’une élégance rare. Il est associé sur le plat de raviolis avec le Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 qui est une bombe. Beaucoup autour de la table sont sensibles au charme du Montrachet, plus généreux, plus puissant, à la longueur infinie, d’autant qu’il crée avec le ravioli un accord fusionnel. Mais progressivement, alors qu’on pouvait redouter que le Montrachet n’étouffe le Chablis, la grâce subtile du Chablis commence à séduire, créant avec la sauce, comme le fait remarquer de façon judicieuse ma voisine américaine, habituée de ces dîners, un accord de pure grâce. Et les votes feront pencher la balance du côté du Chablis, du fait de son originalité confondante, plutôt que vers l’impérial Montrachet d’une solidité, d’un équilibre, d’une richesse fruitée et d’une longueur remarquables.

Bipin estime que l’on aurait dû mettre le Chablis avec l’huître mais je pense que l’intensité de l’huître aurait étranglé la belle subtilité du Chablis. Les plats qui vont suivre sont aussi accompagnés de deux vins.

Le Chassagne Montrachet rouge Poulet P&F 1961 avait à l’ouverture un nez étonnant de perfection. Il l’a gardé. Ce nez annonce un grand cru plutôt qu’un vin des classes moyennes, comme on dit en politique. En bouche le vin est beau et serein. Il n’a pas une complexité extrême, mais il est équilibré, assis, et je l’aime pour cette simplicité gentiment assumée. A côté de lui, le Mercurey Champy et Fils 1945 au nez moins percutant a montré à un moment donné le velouté d’un grand cru. J’avais l’impression de goûter un très grand vin de la Côte de Nuits et par moment, j’ai eu des flashes de grands bordeaux de 1928 comme Palmer. Mais ce plateau d’excellence extrême ne dura pas, le vin regagnant gentiment le niveau de son appellation, sans descendre plus bas. Ces deux vins de modeste extraction ont montré deux choses : l’effet de l’oxygénation lente, qui épanouit les vins ouverts il y a plus de quatre heures et non carafés, et l’effet de deux millésimes de première grandeur. Le plat a bien accompagné les vins sans créer de valeur ajoutée comme l’avait fait le ravioli.

Le mignon de veau et les cèpes, au contraire ont révélé les deux vins associés. Le Gevrey-Chambertin A. Bichot 1929 (réserve Fernandel) fait partie des bouteilles que j’adore. Car la mention « Réserve Fernandel » imprimée sur l’étiquette montre que la Maison Bichot acceptait un traitement particulier pour le grand acteur comique. Ce vin a une histoire. On pourrait chanter « Félicie aussi » en le buvant. L’odeur désagréable n’a pas complètement disparu, et le côté aqueux de son parfum n’est pas très engageant. En bouche le vin est beaucoup plus civilisé, et l’on reconnaît un agréable Gevrey. Mais la fatigue est perceptible. On verra au moment des votes que c’est sans doute l’une des plus grandes surprises de mes dîners de voir un vin, dont on ne peut pas ignorer la fatigue, plébiscité de cette façon.

Car pour moi, dans le binôme, l’ Echézeaux Joseph Drouhin 1928 d’une incroyable précision, est un vin parfait qui surclasse le 1929. Il est plaisant, facile à boire, et semble ne pas avoir d’âge. Il est riche, lisible, bien charpenté. Le fait que Bipin soit à l’origine du mouvement en faveur du 1929 m’étonne. Mais les voies des goûts en matière de vins sont impénétrables.

Alors qu’un canard de Challans m’avait été proposé par Jean-Marie Ancher, directeur du restaurant, j’ai demandé un foie gras poché, et je suis heureux de mon choix car le mise en valeur du Chambertin Audifred maison Finot 1911 est exceptionnelle. Ce vin me plait au-delà de tout. Sa rareté et la rareté de l’année jouent évidemment dans mon jugement, mais le verdict du palais est sans appel : ce vin est très grand. Ce qui m’impressionne, c’est qu’il est précis et ciselé. Nous buvons un vin d’une rare profondeur. Lui donner un âge serait impossible tant il est serein. Sa longueur est remarquable. Autant dire que je suis heureux de cette réussite.

Je n’attendais pas grand-chose de ce Vega Sicilia Unico 1941 au niveau un peu bas dans la bouteille, que j’ai ajouté. La surprise n’en est que plus belle de constater qu’il est bien vivant, torréfié élégamment, évoquant le café, dans la ligne des Vega Sicilia Unico anciens bien conservés. Ce Vega me plait beaucoup, même s’il est un peu anachronique et décalé par rapport aux subtils bourgognes.

Le Chateau Caillou Barsac Crème de Tête 1947 est d’une couleur glorieuse d’abricot doré. Le nez est subtil et le vin est très plaisant. Il n’a pas l’ampleur des plus grands, mais il se boit avec un réel plaisir. J’ai sans doute lu trop vite le menu, car je n’ai pas réagi sur le mot roquefort. Il s’est confirmé une fois de plus que même s’ils sont bons, le Papillon et le Carles sont des fromages trop forts pour ces liquoreux. C’est le territoire du stilton. Il ne faut pas le déserter.

Le Chateau d’Yquem 1988 est d’une couleur très jeune, jaune pâle. Le nez est envahissant. C’est du Yquem pur jus ! En bouche, c’est un bel Yquem riche, équilibré, conquérant et persuasif. Je l’aime beaucoup à ce stade de sa vie où il a un peu perdu de sa fougue et s’installe sur le trône. Dans cet Yquem, tout semble facile, alors que c’est un vin noble, de précision. Le dessert ne devrait pas non plus déserter son territoire peuplé de mangues ou de pamplemousses roses. L’accord fut poli, mais c’est tout.

Le palet au chocolat a accompagné le très bon cognac de Taillevent, ce qui nous a permis d’affûter nos votes, les plus surprenants qu’on pût imaginer.

Sur douze vins, onze ont eu des votes. Seul le Vega espagnol n’en a pas eu, sans doute parce qu’il n’était pas inscrit au programme. Cinq vins ont eu des votes de premier, ce qui me réjouit. Le Gevrey 1929 a eu quatre votes de premier ce qui me semble fou, le Chambertin 1911 en a eu trois, le Dom Pérignon en a eu deux et le Chablis en a eu un.

Le vote du consensus serait : 1 – Gevrey-Chambertin A. Bichot 1929 (réserve Fernandel), 2 – Chambertin Audifred 1911, 3 – Chablis Grand Cru Moutonne Long Dépaquit 1959, 4 – Champagne Dom Pérignon 1966.

Mon vote est : 1 – Chambertin Audifred 1911, 2 – Chablis Grand Cru Moutonne Long Dépaquit 1959, 3 – Chassagne Montrachet rouge Poulet P&F 1961, 4 – Echézeaux Joseph Drouhin 1928.

Puis-je exclure que certains convives aient confondu les deux verres des 1928 et 1929 ? Je ne crois pas qu’il y ait de confusion, ce qui me rend perplexe. Les accords les plus beaux sont ceux du ravioli de langoustine avec le Montrachet, du foie gras de canard avec le Chambertin 1911 et du mignon de veau avec l’Echézeaux 1928. Comme d’habitude tout fut parfait aussi bien en cuisine qu’en service, toujours attentionné.

Dans ce compte-rendu, le mot « serein » est revenu souvent, car les vins se sont montrés naturellement épanouis. C’est ainsi que pour les convives enjoués, sympathiques et très impliqués, il était presque complètement naturel qu’un chambertin de 99 ans soit parfait. Se rend-on compte de la chance que nous avons eue ?