118ème dîner de wine-dinners au restaurant Tailleventmercredi, 6 mai 2009

Le 118ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. J’arrive à 17 heures et la table est déjà dressée dans la magnifique salle lambrissée du premier étage dont le grand lustre moderne sert d’auréole. Je m’apprête à ouvrir les bouteilles lorsque Valérie Vrinat, avec un grand sourire, me demande : « la tarte aux fraises des bois pour les sauternes, pourquoi l’avez-vous acceptée ? » Je bredouille une réponse en disant qu’on me l’a proposée et que je n’avais pas envie de dire non, alors qu’on sait que fruits rouges et sauternes sont des ennemis de classes. Valérie me dit : je m’en occupe. Peu de temps après Alain Solivérès vient me saluer. Il n’est pas au courant de cette discussion. Je lui fais sentir quelques vins aux parfums inoubliables. Quelques minutes plus tard, le chef pâtissier qui avait été alerté vient me voir. Il doit lui aussi sentir les deux sauternes et nous concluons ensemble qu’il faut revenir au classicisme d’un dessert aux agrumes pour le Fargues, cependant que le Rayne-Vigneau accompagnerait bien des madeleines ou des financiers. Lorsque nous faisons la synthèse de nos observations, il me suggère de servir quand même les tartes aux fraises de bois. Pourquoi pas ?

L’opération d’ouverture est musclée, car beaucoup de bouchons me résistent et beaucoup se brisent en de nombreux morceaux. J’ai failli m’évanouir en respirant deux vins qui m’évoquent le même mot : « miracle ». Ces sont deux grandes émotions, dont je révélerai les noms en racontant les vins.

Notre table de onze est composée de six femmes et cinq hommes. Un ami canadien qui vit aux Etats-Unis mais vient souvent dans notre belle Europe a invité avec son épouse un couple d’anglais vivant en Italie,  un couple d’américains vivant à Paris, un couple de français vivant à Paris et une mère et sa fille toutes deux françaises.

Les règles à suivre pour profiter de ce dîner sont exposées tout en trinquant sur un Champagne Besserat de Bellefon Brut 1966 qui est une magnifique introduction au monde des vins anciens. La couleur est d’un ambre cuivré. Sur la première goutte qui m’est servie, je sens une odeur de gibier qui va disparaître avec la suite de la bouteille, mais aussi grâce aux gougères qui ne sont pas destinées à créer un réel accord, mais à préparer le palais pour la suite du repas. Le nez évoque les fruits jaunes et la bouche des fruits rouges. Le champagne est d’une très belle longueur. Joe, mon ami organisateur du repas m’avait demandé d’insister sur les champagnes anciens. Celui-ci est une belle introduction.

Le menu créé par Alain Solivérès, dans sa rédaction initiale ne tenant pas compte de l’ajout de desserts est ainsi composé : Langoustine royale croustillante, marmelade d’agrumes au thé vert / Saint-Pierre clouté au basilic, saveurs anisées / Epeautre du pays de Sault en risotto aux girolles / Canard de  Challans rôti aux navets / Mignon de veau de lait rôti aux morilles / Fromages de nos provinces / Fine tarte aux fraises des bois.

Le Champagne Perrier-Jouët réserve cuvée extra brut 1966 est d’un ambre plus doré que son compagnon de la même année. Son nez est envoûtant. Tout en lui est velours et douceur. C’est un champagne merveilleux de charme. Avec la langoustine, c’est une addition sensuelle de douceurs. La marmelade est trop forte pour ce champagne délicat. Le Champagne Cuvée Diamant Bleu Heidsieck Monopole 1964 est d’un ambre plus foncé et plus gris. Le nez est extrêmement noble et expressif. Ce qui frappe en bouche, c’est l’incroyable structure de ce vin. Il est d’une grande noblesse et d’une longueur infinie. C’est le plus racé des trois. Le saint-pierre a l’intelligence de lui laisser la vedette, car c’est un immense champagne.

Le Vin Nature de Champagne, Caves Prunier, vers années 1920 est un vin tranquille malgré la fermeture de son bouchon d’un embryon de muselet. L’odeur d’entrailles est trop prononcée. La couleur est claire et sympathique. Un convive prévoyant et conservateur signalera un tardif retour à la vie, mais la cause est entendue : ce vin n’a pas d’intérêt, sauf celui de mettre encore plus en valeur le vin extraordinaire qui le suit.

Le Château Haut-Brion blanc 1983 est d’un or prodigieux. J’ai eu une grande surprise en l’ouvrant, car si le « 3 » était lisible, le chiffre précédent ne l’était pas. Le bouchon indique de façon incontestable que c’est  Château Haut-Brion blanc 1953. Une aubaine, car c’est un mythe. Le nez est racé, au charme rare. En bouche, le mot qui me vient instantanément à l’esprit est : « glorieux ». Ce vin est glorieux. On ne peut pas à cet instant imaginer qu’il existe un vin blanc plus parfait que celui-là. Il n’y a pas l’ombre d’un défaut, un total équilibre en fait un vin complet, riche, onctueux et charmeur. L’accord avec l’épeautre est une totale réussite. Nous nous amusons à constater que dès lors que l’épeautre a disparu de l’assiette, le vin baisse d’un ton, confirmant à quel point le plat a rehaussé le vin.

Dès que l’ami conservateur sent le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1984, il s’écrie : « c’est le premier miracle ». Car le parfum de ce vin est à se damner. On pourrait se contenter de le sentir, sans nécessité de le boire et ce ne sera pas le seul vin qui crée cette sensation de plénitude paralysante créée par l’odeur. On ressent un charme de folie avec ce vin. J’ai bu beaucoup de vins du Domaine de la Romanée Conti et beaucoup de plus titrés que celui-ci. Mais je ne crois pas avec été aussi physiquement touché et d’un tel enthousiasme. Le sentiment tactile de ce vin est quasi orgasmique, et je suis incapable de savoir pourquoi. Son équilibre, la salinité délicieuse, un ton cendré forcent mon entendement. Le canard a une chair ferme et juteuse qui est exactement ce qu’il faut pour prolonger l’extase.

Alors, que peut faire le Chambertin Joseph Drouhin 1959 que je suppose plus vraisemblablement de 1949, car j’ai les deux années et je n’ai pu lire que le « 9 », face à un tel miracle. Et voilà que je me mets à me demander si le chambertin ne va pas voler la vedette à son jeune compagnon de région. Car le nez est incroyablement enveloppant et le charme velouté est incomparable. Mais le Grands Echézeaux l’emporte par son côté canaille, renversant de subtilités inconnues. En contravention de toutes les classifications connues, ce vin  de la Romanée Conti est une des plus grandes émotions que j’aie connues.

C’est difficile de se présenter après ces deux bourgognes, mais la Côte Rôtie Brune et Blonde Jaboulet Vercherre 1967 y arrive. Tout en lui est facile, de décontraction totale, avec une efficacité redoutable. C’est cela que j’aime dans les vins du Rhône quand tout paraît rond, intégré, au service d’un grand plaisir.

Le plus grand Fortia que j’ai bu, un 1943, m’a laissé un souvenir impérissable. J’attends donc beaucoup du Chateauneuf du Pape Château Fortia 1980. Hélas, une odeur de bouchon qui n’était pas perceptible à l’ouverture apparaît maintenant. Elle ne gêne pas le goût, d’autant que la morille arrive fort astucieusement à gommer ce défaut qui, selon mon ami conservateur, disparaîtra totalement. Mais ma tristesse est trop grande pour que je m’intéresse à ce vin, car je me sens trompé, puisqu’un tel incident ne se produit quasiment jamais lors de mes dîners.

Lorsque j’avais proposé à Joe la liste des vins de ce soir, il avait réagi en me demandant pourquoi je mettais le Bédat à ce stade du dîner. Elégant, il avait ajouté : « mais je vous fais confiance ». Or pour lui, Château Bédat, Podensac, Graves Supérieures 1959, cela signifiait rouge. Quelle ne fut pas sa surprise quand il vit apparaître un beau vin à l’or blanc. Divine surprise pour tous, et l’ami conservateur lance : « c’est le deuxième miracle », tant le parfum de ce vin est beau. Mais ce n’est pas lui. Le vin est charmant, agréable, et on ne peut pas imaginer à quel point ces vins d’appellations plus modestes sont capables de briller. Il n’a pas une énorme structure mais c’est fou ce que l’âge l’ennoblit. Sur un fromage de brebis, il brille beaucoup plus que sur un roquefort, trop marquant pour lui.

L’or du Château de Fargues Sauternes 1955 est celui d’armures royales. Jean-Claude, le maître d’hôtel de toujours, sympathique et efficace, a sans doute mal compris, car sur ce vin nous ne recevons que la tarte au fraises qui raccourcit spectaculairement le Fargues, vin absolument délicieux. Ce vin est d’une année brillante et je ne peux pas m’empêcher de penser à l’Yquem 1955. Le Fargues est moins puissant mais extrêmement fin et subtil. Equilibré et charmeur c’est un sauternes d’un aboutissement certain.

C’est seulement sur le Château Rayne-Vigneau Sauternes 1916 que le dessert aux agrumes est servi et tout le monde comprend instantanément que ce dessert est fait pour le Fargues. Le mariage est spectaculaire et ce sera le plus brillant de la soirée. Le nez du Rayne-Vigneau est le deuxième miracle. Une nouvelle fois, nous sommes paralysés par un parfum qui rend presque « inutile » (mais nous savons que non), de porter le vin à nos lèvres. L’or du brun est un peu foncé, à peine gris, évoquant un miel dense. Le parfum évoque le miel, le caramel et les fruits confits, et les petites madeleines sont de précieux auxiliaires du génie de ce vin. Il est absolument unique. J’ai bu des centaines de sauternes de plus d’un demi-siècle, mais jamais je n’ai eu cette sensation avec autant d’intensité : le goût est mentholé et en bouche l’image est verte, de feuille de menthe. La fraîcheur est incroyable. La sensation créée par ce vin est inouïe, car c’est une plongée dans un inconnu gustatif.

Il faut maintenant voter, et sur les douze vins, trois seulement n’auront pas de votes. Ma fierté est immense quand je constate que six vins sur les neuf votés ont récolté une place de premier. Il y a donc six vins qui ont pu prétendre à la victoire. Le Rayne Vigneau 1916 a récolté quatre places de premier, le Fargues 1955 en a eu deux ainsi que le Diamant bleu 1964, et trois vins ont été nommés une fois premiers : le Besserat de Bellefon 1966, le Haut-Brion blanc 1953, le Grands Echézeaux 1984.

Le vote du consensus serait : 1 – Château Rayne-Vigneau Sauternes 1916, 2 – Champagne Cuvée Diamant Bleu Heidsieck Monopole 1964, 3 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1984, 4 – Château Haut-Brion blanc 1953.

J’ai le même vote dans un ordre différent et l’ami américain vivant à Paris a voté dans le même ordre que moi : 1 – Château Rayne-Vigneau Sauternes 1916, 2 – Château Haut-Brion blanc 1953, 3 – Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1984, 4 – Champagne Cuvée Diamant Bleu Heidsieck Monopole 1964.

Certaines sensations sont inoubliables et je pense avoir été rarement aussi enthousiaste pour des vins de mes repas. Le plus bel accord est celui du dessert aux agrumes (merci Valérie Vrinat d’être venue me voir) avec le Fargues, suivi de la langoustine avec le Perrier-Jouët 1966. Le service est toujours aussi prévenant, motivé et efficace. La cuisine est d’une belle maturité. Dans une ambiance amicale et raffinée, ce fut un grand dîner, marqué pour moi par l’inoubliable saveur mentholée du Rayne-Vigneau 1916.