112ème dîner de wine-dinners au restaurant Astrancejeudi, 19 février 2009

Le 112ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Astrance. J’arrive un peu avant 17 heures pour ouvrir les bouteilles. Il faudrait que je m’applique à noter plus de détails sur cette opération cruciale. Pour m’échauffer, car la qualité superbe des bouchons devrait me faire démarrer par une ouverture facile, je choisis en premier l’Yquem 1966. Mais, oh surprise, le bouchon s’émiette en mille morceaux, ce qui est étonnant. L’odeur du vin est sensuelle et explose de mangue. C’est un modèle absolu de la perfection du parfum d’Yquem. J’ouvre ensuite La Tâche 1983. Avec autant d’imprévu que dans un film de John Wayne, le haut du bouchon sent une fois de plus avec une forte intensité la terre de la cave du domaine de la Romanée Conti. Le bouchon est superbe, sain, de grande qualité. Le nez du vin a l’émotion des vins du Domaine. La capsule du Pontet 1955 est plusieurs fois trouée et quand je l’enlève je constate que le bouchon a baissé d’un bon centimètre. Comment ne pas l’enfoncer dans le vin ? Archimède disait : « donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde ». Il me fallait pouvoir piquer dans le bouchon sans le pousser. J’y suis arrivé. Le bouchon est un peu sec sur la partie supérieure et bien souple sur le reste. Le niveau est à mi-épaule. L’odeur est saine. Le bouchon du Cos Labory est de la charpie. L’odeur est saine, aussi n’ai-je pas besoin d’ouvrir le bordeaux de réserve. Le bouchon du Moulin à Vent 1945 est une petite merveille. Parfaitement sain et souple il est venu en une fois, entier. J’admire sa qualité. Il pourrait être une leçon pour des appellations plus prestigieuses.

Le Vouvray sec 1959 a de la cire, cassée sur le dessus par un croisillon métallique comme on en trouve pour les pétillants. Mais ce croisillon n’a pas pour mission de retenir le bouchon. C’est de la décoration. Le bouchon se brise en mille morceaux et montre sa texture particulièrement déplorable. Le Chassagne-Montrachet 1947 et le Chablis 1962 ont des bouchons conformes à ce que je pouvais attendre. Le Chablis a été ajouté car les couleurs des deux autres blancs suggèrent une forte madérisation. Son odeur est engageante.

La taille maximale d’une table étant de huit, nous sommes huit, dont trois vignerons, l’un de champagne, un autre de Bordeaux et le troisième de Bourgogne. Il n’est pas prévu que l’on boive les vins des vignerons sauf pour les champagnes, car il est difficile de faire boire à un champenois autre chose que son enfant. Nous sommes entre hommes, la table étant complétée par des habitués amateurs de vins anciens.

Le menu de Pascal Barbot est fondé sur les produits du moment : Brioche tiède, beurre à la truffe noire, copeaux de poire / Cappuccino de champignons, fondue de parmesan / Coquille Saint Jacques dorée, poudre de cèpe et pomme / Sole meunière, épinard et pâte de citron jaune, noisette grillée / Agneau grillé, aubergine laquée au miso, jus de cuisson / Pigeon cuit au sautoir, fondue d’oignon très légèrement épicée / Fricassée d’abat de canard / Mangue caramélisée et madeleines.

Le Champagne Dom Pérignon Œnothèque en magnum 1990 se présente dans un flacon d’une rare élégance. Le nez du premier versement est extrêmement minéral. Le vin est d’une grande personnalité. Comme nous le découvrons sans nourriture, nous sentons le besoin de manger, car le champagne brillera. Et la brioche à la truffe propulse le champagne au firmament. Il devient opulent, assis, sans puissance excessive, avec le frémissement romantique de la bulle propre à Dom Pérignon. Les petits copeaux de poire excitent son caractère de fruit blanc. Le champagne change complètement de personnalité sur l’émulsion de champignons, gagnant en rectitude et en synthèse. Et quand le parmesan de fond de plat prend le pouvoir, il estompe le champignon, donnant un troisième aspect à ce grand champagne sans une once d’acidité et à la puissance mesurée.

Lorsque j’avais choisi les vins de ce dîner, je les avais rangés dans une case qui leur est affectée. C’est au moment de prendre les photos des bouteilles que je me suis rendu compte des couleurs très foncées des deux blancs secs prévus. Aussi ai-je ajouté un chablis. Ne sachant pas ce qui se passera, les trois blancs sont servis ensemble.

Le Vouvray sec Caves Prunier 1959 est très ambré. Son goût est plus qu’acceptable et les deux plats vont le mettre en valeur. C’est un vin déroutant, car ce type de goût avancé est relativement peu habituel, mais le vin se comporte bien, se montrant un compagnon des deux plats qui suscite notre intérêt.

Avec le Chassagne Montrachet Moillard Grivot 1947 (Tasteviné en 1951) lui aussi fort ambré, on sait que l’on a quitté la planète de Chassagne-Montrachet. Le vin n’est plus dans sa définition théorique, c’est un objet vineux différent. Il s’améliore dans le verre au point d’être aisément buvable, mais n’a pas beaucoup plus d’attrait que celui de la curiosité.

Par contraste, le Chablis 1er Cru Fourchaume Joseph Drouhin 1962 apparaît d’autant plus jeune. Sa belle couleur est d’un jaune vert, plein de jeunesse et son goût est chatoyant et multiforme avec un joli final citronné. L’un des convives dit qu’il a la force des vins de la région de Chassagne-Montrachet.

J’avais demandé à Pascal Barbot d’introduire les deux vins ambrés avec des petits dés de foie gras, pour atténuer un éventuel gout de madère. Ce petit viatique vient en fait entre les deux plats de poissons, mais c’est une pause agréable et justifiée, le Vouvray réagissant merveilleusement sur le foie gras délicieux.

Les deux plats de poisson mettent en valeur chacun des vins avec au moins l’une de leurs composantes, la poudre de cèpe et pomme s’alliant au Vouvray et au Chassagne pendant que la coquille fait de l’œil au chablis. La sole plaît aux trois vins, la petite pâte de citron jaune, signature de Pascal Barbot réussissant au Vouvray.

Sur l’agneau, les deux bordeaux sont servis ensemble et ce qui frappe immédiatement c’est la jeunesse de leurs couleurs. C’est assez spectaculaire. Le sang de pigeon, le rouge bien prononcé sans la moindre trace d’orangé caractérisent ces deux vins. Le Château Pontet Grand Cru Saint-Emilion 1955 est très saint-émilion. D’une année en pleine possession de ses moyens, il bénéficie du support de l’agneau pour se présenter avec charme.

Le Cos Labory Saint-Estèphe 1928 est beaucoup plus charpenté et structuré, même s’il est un peu rigide. Epanoui comme un 1928 sans trace de fatigue, il ravit l’ensemble de la table, y compris le vigneron bordelais qui le classera premier dans son vote. J’ai apprécié un peu moins que d’autres l’aubergine au miso, un peu pâle face aux vins.

Alexandre, sommelier de talent, devait servir les deux vins qui accompagnent le pigeon avec quelques minutes d’écart, pour qu’ils ne se nuisent pas. Pour des questions d’organisation Alexandre n’a pas décalé les deux services, ce qui, comme je le craignais, ne fut pas à l’avantage du Moulin à Vent Chanson Père et Fils 1945. Ce beaujolais est un grand vin, à la belle structure généreuse et agréable à boire. Mais il ne peut rien faire quand on le met à côté de La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1983. L’année 1983 n’est pas considérée comme une année de réussite au Domaine de la Romanée Conti. Mais cet exemplaire que nous buvons fera mentir les archives. Car ce vin est absolument divin. Richard Geoffroy crie presque : « mais c’est de la rose », car l’évocation de pétales de rose est particulièrement affirmée, ainsi que la salinité excitante des vins du domaine. Le pigeon est magique de tendreté et le vin de Bourgogne s’épanouit sans contrainte, avec une longueur qui pianote sur la langue. C’est un grand moment.

Pour faire plaisir à Richard Geoffroy, j’ai demandé à Pascal Barbot de créer pour le Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1969 un accord de confrontation. Il fallait que ça boxe dans les papilles. Et les abats de canard ont répondu présents, pour croiser les gants avec le splendide champagne de 1969, d’une personnalité affirmée et d’une trace profonde. C’est un immense champagne à l’acidité plus marquée que celle du 1990.

L’association mangue et sauternes commence à me coller aux basques. Car quand j’évoque les liquoreux, on sait que j’aime les associer aux mangues. Le Château d’Yquem 1966, à l’ouverture, avait ce parfum intense de mangue. Et voici qu’au moment où on nous le sert, il semble avoir perdu de son sucre au profit de suggestions de thé. Il dément donc l’odeur initiale. Et le dessert meringué au thé vert fait par surprise par Pascal Barbot donne un coup de poing à l’association mangues et Yquem, qui paraît plus fade et plus convenue. L’Yquem est grand, et j’adore cette forme d’expression où le thé corrige le doucereux.

Il est temps de voter. Nous sommes huit pour dix vins dont un magnum. Assez logiquement deux vins n’ont pas de vote, du fait de leurs voisinages, le Chassagne-Montrachet et le Moulin à Vent, ce dernier n’ayant démérité d’aucune façon. La Tâche reçoit huit votes, ce qui est un carton plein et un joli score pour une année supposée petite. Cinq vins ont le privilège d’être nommés premiers : La Tâche, le Dom Pérignon 1969 et le Cos Labory deux fois chacun et le Vouvray (mais oui) et l’Yquem chacun une fois.

Le vote du consensus serait : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1983, 2 – Cos Labory Saint-Estèphe 1928, quasi ex-æquo avec Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1969, 4 – Vouvray sec Caves Prunier 1959.

Mon vote : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1983, 2 – Château d’Yquem 1966, 3 – Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1969, 4 – Chablis 1er Cru Fourchaume Joseph Drouhin 1962.

Pascal Barbot est venu nous rejoindre en fin de service pour discuter des accords. Sa sensibilité est extrême, sa bonne humeur, son sourire joyeux me ravissent. En m’amusant je lui ai dit que sa crème meringuée au thé gagnait par KO sur la mangue, et je l’ai chaudement félicité. Les dés de foie gras que j’avais fait ajouter se justifiaient. Pascal nous a dit que le menu servi à chaque table avait été personnalisé, les plats de notre table n’ayant été créés que pour nous. J’ai pour la cuisine de ce chef une immense affinité. Les saveurs exprimées avec justesse et simplicité sont idéales pour les vins. Ce fut du grand art.

Les vins de ce soir étaient de niveaux très différents, de petites appellations ou de petits crus voisinant avec de plus grands. Dans une ambiance joyeuse, animée et amicale, nous avons passé un grand moment de découverte gastronomique et vineuse.