103ème dîner de wine-dinners au restaurant Tailleventjeudi, 4 septembre 2008

Le 103ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Bipin Desai, un amateur américain qui organise des dégustations thématiques d’anthologie m’avait demandé de prévoir un dîner au début du mois de septembre, en insistant sur les bourgognes. Mes dîners ne sont habituellement  pas dédiés à une seule région, mais l’exercice me tentait.

Mehdi, nouveau sommelier qui a exercé ses talents dans de nombreuses maisons a bien préparé les vins, redressés la veille en cave, pour que je puisse les ouvrir dès 17 heures dans les meilleures conditions. Pour une fois, j’ai pris des notes sur cette étape importante de l’ouverture des vins. Le Pommard Jérôme Buffon négociant 1959 a un bouchon qui se brise en mille morceaux. L’odeur est prometteuse. Le bouchon du Vosne-Romanée Mugneret-Gibourg 1972  est noir sur le dessus, comme s’il avait été calciné. Il sort entier. Le parfum du vin est délicieusement bourguignon. On sent qu’il a besoin d’air pour s’épanouir.

Le Corton Bouchard Père & Fils 1966 a un bouchon dont la partie supérieure, sous la capsule est aussi blanche que celle du 1972 était noire. Le bouchon très sain, de belle texture vient en entier. La capsule du Vosne-Romanée Lausson 1947 représente une couronne impériale d’un rouge groseille. Une épaisse couche noire colle en haut du bouchon. Il est imbibé comme celui du 1966. Le beau bouchon se casse en deux mais sort entier. L’odeur est animale et de vieux grenier. La bouteille ancienne est soufflée et le col est désaxé.

Le Chambertin (mis en bouteille en 1906) de producteur inconnu 1904 a la même capsule que le 1947, avec la couronne impériale d’un rouge vif. Je n’avais pas remarqué cette similitude en choisissant les vins. Le bouchon a légèrement remonté dans le goulot, sec au dessus et noir graisseux sur le corps. L’odeur est celle d’un porto léger, un peu torréfie. Reviendra-t-il à la vie ? Nous le saurons dans quelques heures.

Sur la capsule du Volnay Coron Père & Fils 1928 je peux lire : Menetèze Brières Vins. Ceci ne m’évoque rien alors que Coron m’a donné de multiples occasions de goûter des vins remarquables. La bouteille est d’une lourdeur extrême, le verre est très épais, surtout au niveau du goulot qui laisse peu de place à un bouchon minuscule. Le bouchon est noir, légèrement baissé dans le goulot. Il y a une légère impression de vinaigre qui ne masque pas un velouté qui promet. Le verre de la bouteille de Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1973 est vert, comme c’était le cas en période de guerre où le plomb manquait. Je retrouve comme chaque fois une poussière noire au dessus du bouchon qui sent la terre de la cave du domaine de la Romanée Conti. Le bouchon de grande qualité vient entièrement, sans brisure. Le nez est très prometteur.

Le dessus du bouchon du Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915  est impeccable, à peine marqué par le temps. Le bouchon sort entier malgré de fines brisures. Le parfum du vin est aussi superbe que d’habitude. La capsule du Château Filhot 1928 est presque une œuvre d’art et séduirait un numismate. Le haut du bouchon non encore ouvert sent le fuit confit. Le bouchon se brise en cinq ou six morceaux qui viennent tous ensemble grâce à la mèche que j’utilise, qui les récupère du fait de mon geste. Le nez du vin évoque l’orange. Cette opération d’ouverture n’a montré aucun vin en situation dangereuse sauf peut-être le 1904, sans que je sois vraiment craintif.

Les convives arrivent dans la merveilleuse salle lambrissée que je considère comme l’une des plus belles de tous les restaurants parisiens. Notre assemblée de dix comprend Bipin Desai, ce physicien américain dont j’ai raconté quelques fabuleuses dégustations, un couple dont le mari est américain et la femme française, un couple de japonais vivant en France, des amis habitués de ces dîners. Il y a trois novices auxquels je donne les consignes d’usage.

Voici le menu créé par Alain Solivérès : Tarte fine aux cèpes, noix fraîches et copeaux de jambon / Bar de ligne aux girolles / Noix de ris de veau meunière, amandes fraîches et sucrine / Canard Colvert aux figues de Solliès / Vacherin glacé à l’ananas / Mignardises. Il comporte relativement peu de plats pour le nombre élevé de vins, ce qui oblige de prévoir trois vins pour chacun des deux plats principaux.

Le Champagne Pol Roger Brut 1990 en magnum est un très bon champagne classique que nous commençons à boire debout avec des gougères, puis à table. Les cèpes adoucissent le vin. Ce champagne lisible, d’expression très claire est agréable.

Le Pommard Jérôme Buffon négociant 1959 est doux, particulièrement féminin. Il est un peu court en bouche au début, mais on sent une montée en puissance progressive qui le rend de plus en plus chaleureux. Le Vosne-Romanée Mugneret-Gibourg 1972  est résolument bourguignon, viril, interlope. C’est le loulou de banlieue dont l’expression est une de celles de la Bourgogne que je préfère. Bipin Desai est impressionné et dit que c’est certainement l’un des plus grands 1972 qu’il ait jamais bus. L’astringence de ce vin, très provocante, rend ce vin adorable. Les deux vins accompagnent divinement bien un bar légèrement trop cuit pour moi, et confirment, s’il en était besoin, la pertinence des rouges sur les poissons.

Alors que le 1972 dominait le débat, la remontée et le développement du 1959 pendant que le 1972 s’ascétise font que le 1959 gagne alors que j’aurais parié sur le 1972 en début de plat.

Les trois vins qui suivent accompagnent le ris de veau. Le Corton Bouchard Père & Fils 1966 est très pur. C’est un vin ciselé. Le Vosne-Romanée Lausson négociant 1947, est, selon mon carnet de notes  « fantastique, fabuleux ». Il est viril, râpeux, très bourguignon comme l’autre Vosne-Romanée et son final est glorieux. Je suis servi en premier du Chambertin (mis en bouteille en 1906) producteur inconnu 1904 et la première approche me paraît dangereuse, car il y a des notes animales. J’en préviens mes convives et l’on m’adresse de vifs reproches, car la suite de la bouteille, plus brune, se développe nettement. Et c’est vrai que le 1904 revit, mais il est objectivement fatigué. Un petit navet avec le 1947 crée un fol accord. La sauce lourde et délicieuse du plat donne un mariage grandiose avec le 1904. C’est une fusion spectaculaire.

Quand le canard est servi, le Volnay Coron Père & Fils 1928 semble fait pour lui. Il est rond, chaleureux, séduisant, plein comme un 1928. Le contraste est énorme avec la Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1973 qui est d’une subtilité exceptionnelle. Bipin Desai est admiratif de la faculté d’expression de ce vin d’une année faible. Ma voisine me demande si notre enthousiasme pour ce vin n’est pas dû à la connaissance de son nom. Je lui explique que la connaissance du nom nous rend attentifs, mais que la subtilité que nous lisons est bien réelle. Le Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915  est d’une solidité à toute épreuve. C’est un vin hors du temps, parfait, d’une sécurité absolue. La subtilité de la Romanée Conti sous son grand équilibre est un grand plaisir. Il nous confirme la capacité de ce vin légendaire à tirer le meilleur parti d’un millésime en demi-teinte.

Je redoutais l’accord du dessert avec le Filhot, mais c’est le Champagne Mumm Cordon Vert ½ sec vers 1950 qui va réussir un mariage unique. Ce champagne, qui n’a plus de champagne que le nom a un goût d’une sensualité exacerbée. C’est chaleureux, doux comme un oreiller parfumé, plaisant comme un bonbon. L’étonnement est extrême de voir ce vin capable d’autant de séduction.

Le Château Filhot 1928 va se déguster sur des mignardises adaptées à sa structure. Le vin d’un bel or d’un ambre léger évoque plus l’orange que le pamplemousse au nez comme en bouche. Un peu sec, il est d’une grande séduction, avec un final rare. J’adore ces vins qui me satisfont particulièrement.

Le vote est certainement le plus surprenant de tous les dîners. Nous sommes neuf à voter car l’épouse japonaise ne boit pas. Les vins qui ont été élus premiers sont le Chambertin 1904 avec 5 voix, et ceux avec une voix sont le Vosne-Romanée 1947, la Romanée Conti 1973, le Nuits Cailles 1915 et le Filhot 1928. Huit vins sur onze ont eu des votes ce qui est une belle variété. Le vote de Bipin Desai est : 1 – Romanée Conti 1973 car il a été impressionné par sa prestation, 2 – Nuits Cailles 1915, 3 – Pommard 1959 et 4 – Vosne-Romanée 1972.

Le vote du consensus serait : 1 – Chambertin 1904, 2 – Nuits Cailles 1915, 3 – Romanée Conti 1973, 4 – Filhot 1928 et le Mumm vers 1950 serait le 5ème.

Mon vote est : 1 – Filhot 1928, 2 – Nuits Cailles 1915, 3 – Romanée Conti 1973, 4 – Mumm Cordon Vert vers 1950.  

Ce qui est surprenant, c’est que Bipin et moi, qui sommes plus que d’autres habitués aux vins anciens, avons remarqué que le 1904 est le vin qui s’écartait le plus de la prestation qu’il aurait pu offrir. Alors, pourquoi ce vin se détache-t-il autant dans les votes avec cinq votes de premier ? On ne peut exclure que beaucoup de convives aient été impressionné par les 104 ans d’âge de ce vin. C’est à rapprocher de la remarque qui m’avait été faite de l’influence de l’étiquette sur l’intérêt que l’on porte à un vin. Dans ce cas, ce n’est pas l’étiquette, puisque le producteur est inconnu, mais l’âge qui a fait aimer ce vin, du moins je le suppose. Ce qui compte au final, c’est que le plaisir soit là, qu’il corresponde ou non à une vérité intrinsèque qui n’existe sans doute pas.

Dans cette merveilleuse salle, le service fut parfait, conforme à la réputation du lieu. Mehdi a bien assuré le service des vins, Jean-Claude a supervisé le service des plats avec talent. Alain Solivérès a fait une cuisine qui correspond exactement à l’esprit de ces dîners : les plats sont cohérents, les saveurs sont lisibles, adaptées aux vins. On aurait pu sans doute ajouter un plat, mais cet essai fut intéressant.

Ce soir, huit bourgognes de 1973, 1972, 1966, 1959, 1947, 1928, 1915, 1904 nous ont permis de faire un voyage passionnant dans l’histoire du vin de Bourgogne. Les deux plus vieux sont le premier et le deuxième du vote général. Le vin de Bourgogne vieillit bien. C’est agréable de le constater au cours d’un repas amical et enjoué à l’une des plus belles tables françaises.