féeriques dégustations au Grand Tastingsamedi, 25 novembre 2006

« le Grand Tasting ». Le franglais sera-t-il suffisant pour attirer une clientèle étrangère ? La veille de l’ouverture, plus de quatre cents professionnels du vin sont réunis en un dîner au salon Opéra, salon classé de l’hôtel Intercontinental. Avant de passer à table, dans une coursive, on peut goûter de prestigieux champagnes. Fatigué du dîner de l’académie des vins anciens, je trempe mes lèvres dans un expressif champagne Veuve Cliquot 1988, très joliment fait, et un prometteur champagne Gosset 1998. D’autres beaux champagnes auraient pu me tenter.

salon Opéra de l’hôtel Intercontinental

Le Salon des Grands Vins s’est rebaptisé

Nous passons à table sous les ors, les stucs, les colonnades et les lourdes tentures. L’acoustique du lieu est épouvantable, et l’annonce des prix décernés par un jury placé sous l’autorité de Michel Bettane et Thierry Desseauve sera presque inaudible à la table où nous nous trouvons. Le menu est assez spectaculaire pour autant de personnes : cœur de saumon mariné au sel de Guérande et quenelle de choux fleurs à la réglisse / foie gras de canard cuit entier, craquant de pain au mendiant, chutney aux coings / filet de pintade fermière, pastilla de légumes, jus de volaille / filet d’agneau cuit sauté, tartiné d’une fine croûte au basilic, tonnelet de pommes Charlotte et fleurs de courgette. Je ne cite pas le dessert au chocolat car j’ai quitté la table tel Cendrillon.

De merveilleux vins de nombreux producteurs étaient distribués au hasard de table en table, sauf aux tables des producteurs présents. C’est ainsi qu’après un Chablis Vieilles Vignes Domaine Brocard 1995 agréable, sans toutefois créer d’émotion, nous goûtons avec ses créateurs le Clos Haut Peyraguey 2003 à la réussite certaine, déjà charmeur, bouquet d’abricots qui deviendra un jour un immense sauternes.

Avec son propriétaire nous buvons Château La Couspaude Saint-émilion 2002, un vin qui manque un peu de complexité. Le Château Mouton-Rothschild 1985 est distribué à toutes les tables. Ayant sans doute connu ici ou là un problème de froid, il est fort désagréable à plusieurs tables (car je me renseigne du fait de la décevante impression initiale), mais va connaître un spectaculaire redressement qui nous fait reconnaître enfin l’un des charmes de Mouton. Je m’éclipse de cette belle soirée avant un Porto Taylor’s Tawny 20 ans d’âge. Il fallait vraiment que je sois fatigué !

Le Grand Tasting 2006 démarre à dix heures, et j’assiste pour quelques minutes à une présentation des vins du Château Hostens-Picant. Stéphane Derenoncourt au langage truculent et imagé explique des choix très clairs pour la fabrication des blancs 2004 et 2005. Le Château Hostens-Picant blanc 2004 est encore bordelais mais léger. Le 2005 se rapproche du goût du consommateur actuel.

Je me rends à la conférence sur les blancs de Louis Jadot, avec les exposés toujours aussi brillants de Jacques Lardière. Sous le lyrisme poétique, il y a une profondeur de raisonnement impressionnante. Le Chassagne-Montrachet 1er cru Morgeot Clos de la chapelle Louis Jadot 2002 a un nez assez joli. En bouche, c’est fort, assez animal. Le Chassagne-Montrachet 1er cru Morgeot Clos de la chapelle Louis Jadot 1992 a un nez plus minéral. En bouche il est minéral. Plus léger mais plus arrondi. Goût de grillé, de beurre. Le final est magnifique, poivré. Jacques dit que ce sont deux années pléthoriques. Je sens un peu d’amertume, de noisette en final. Le Chassagne-Montrachet 1er cru Morgeot Clos de la chapelle Louis Jadot 1986 est encore plus minéral, au nez envahissant. En bouche, c’est beaucoup plus rond, plus expressif. La jeunesse est impressionnante. Evocation de caramel, fraîcheur en fin de bouche. Il n’y a pas du tout d’amertume. C’est un joli vin au beau final.

Philippe Guigal, Nicolas de Rabaudy et Michel Bettane (la photo est assez trouble, mais pas le vin de Guigal).

Philippe Guigal présente les vins de son domaine. Le Condrieu La Doriane Guigal 2005 a été élevé en bois neuf. Il n’est pas encore mis en bouteille. Il a un nez de pêche, de fruit jaune, doucereux. La robe est jaune à peine rose. En bouche, c’est incroyablement fruité : coing et pêche au sirop. Le final est salin. Ce côté très fruit blanc salé poivré me dérange un peu. Il y a des évocations de muscat. Un vin à revoir dans au moins deux ans.

La Côte-Rôtie Château d’Ampuis Guigal 2003 est faite de syrah avec 7% de viognier. Il a vécu 38 mois en fût neuf, non collé et non filtré. Le nez est très poivré mais joli. Le cassis poivre qui m’agace souvent est ici élégant. Il est mis en bouteille depuis seulement une semaine. La bouche est bien opulente. Assez strict car il est jeune, ce vin a un potentiel d’évolution et je pense qu’il sera très grand dans dix ans. C’est un vin joyeux au travail rigoureux. Le collectionneur que je suis s’intéresse surtout aux trois grandes Côte-Rôtie de la maison. Il serait bon d’aller vers celle-ci qui n’a rien d’un second vin.

La Côte Rôtie La Mouline Guigal 2000 a, comme chacune des trois légendaires « La La », passé 42 mois en fût neuf. Nous sommes ici sur le Côte blonde, en vignes terrassées dont les soutènements de pierres datent de 24 siècles. Le vin comporte 11% de viognier. Le nez est très discret. Ce vin est très équilibré. C’est un grand vin très souple. Il ne fait pas du tout boisé, il est parfaitement lisible. C’est le plus féminin des trois.

La Côte Rôtie La Landonne Guigal 1998 est un 100% syrah pure et dure de la Côte brune. Il y a de l’oxyde de fer dans le sol qui va marquer ce vin de puissance. Le nez est intense, irréel de perfection mais encore serré. Il y a des notes noires dans ce nez. En bouche, c’est inimitable. Terriblement astringent, le vin a un final de poivre et de bois marin. Le vin arrache la bouche et le fait qu’il ne soit pas éraflé explique cette astringence. Il sera impérial dans quelques années car sa charpente est puissante et ses tannins parfaits.

La salle se vide et l’idée vient de déjeuner ensemble avec Philippe Guigal. Je lui suggère de prendre un reste de Mouline et nous voilà partis tous les deux à la brasserie Le Dauphin où les patrons sont des gens adorables. Nous devisons fort aimablement pendant qu’à la table voisine on lorgne avec insistance sur notre bouteille. Les deux voisins n’en reviendront pas quand nous leur offrirons à chacun un verre de ce précieux breuvage à l’élégance rare.

De retour au Grand Tasting, présentation de Gilette et Les Justices par Christian Médeville. Le Château Les Justices 2003 m’impressionne. On croque un abricot. Il y a une légèreté rare, pas d’acidité, un bel équilibre. Je ne sais qui cite cette phrase à ce moment là : « un vin qui à la gueule de l’endroit et la tripe de l’homme ». Ce vin est réussi. Le  Château Les Justices 1997 a une belle trace fumée de pâte de fruit. C’est la même signature que le 2003, mais l’abricot est remplacé par la pâte de fruit.

Le Château Gilette 1983 a un nez d’une profondeur extrême. C’est magnifique. Le vin est léger, frais, sans lourdeur aucune. Une belle longueur. Il n’y a pas eu d’élevage en bois. Seul le botrytis a donné cette expression très Gilette. Le Château Gilette 1976 est plus avancé en maturité. Il a une belle profondeur mais il est moins parfait. Il n’a pas la densité et l’équilibre du 1983. Il est un peu amer et salin mettant ainsi encore plus en valeur le 1983.

Entre deux « master class », je vais saluer quelques vignerons amis, sans forcément goûter leurs vins, car il faut que je me ménage.

Jean-René Matignon présente les vins de Pichon-Longueville Baron. Les Tourelles de Longueville 2003 est le second vin du château. Le nez est très pur, chaleureux. En bouche l’attaque est à la fois forte et légère. Il y a du fruit généreux mais le bois est fort. C’est assez strict au sein de cette exubérance, Le final est très boisé. C’est un peu simplifié avec un certain manque de générosité. Le Château Pichon-Longueville Baron 2003 a aussi un nez subtil. La bouche est plus pleine. Il y a une élégance qui est très supérieure. Je trouve toutefois un côté fruit cuit. La différence est très forte avec les Tourelles. Ce vin va bien vieillir et prendre des tons de cigare. Le Château Pichon-Longueville Baron 2002 a un nez plus discret et strict. Il est un peu amer, avec moins de fruit mais j’aime assez. Il est très charpenté pour un 2002. Il y a du poivre en fin de bouche avec un joli bois. Jean-René Matignon estime qu’il est dans une phase plus amère et fermée. Le Château Pichon-Longueville Baron 2001 a un nez convenable mais sans charme particulier. Mais en bouche, quel charme. Il s’est arrondi, épicé. Il est chaleureux quand le 2002 est strict. Lequel des deux vieillira le mieux ? Ce n’est pas si évident. Le Château Pichon-Longueville Baron 2000 a un nez très beau et bien structuré. La bouche est noble. Le vin est rond, construit, d’un très beau poivre. Ce vin bien défini est d’une grande pureté.

Au hasard d’une dégustation privée, on me sert un verre de Château Pichon- Longueville Comtesse de Lalande 1990 dont je connais l’extrême perfection et un verre de Montrachet Prosper Maufoux 1992 dont j’ai envie de montrer l’imposante perfection à tout mon voisinage. C’est un grand Montrachet.

A toutes les conférences un groupe de jeunes étudiants déjouent tous les barrages, car je les retrouve à chaque fois, attentifs et passionnés. La salle est remplie d’amateurs qui veulent connaître des vins qui le plus souvent leur sont inaccessibles. Il y a donc grâce à ce salon une pédagogie mais aussi une ouverture vers des consommateurs passionnés et pas toujours fortunés. Ce sera le cas pour la conférence qui clôt cette première journée, la présentation par Jean Berchon de trois Dom Pérignon. Il y a dans toute présentation du groupe LVMH une image de premier de la classe. Tout exsude la recherche de la perfection. Et nos papilles éblouies vont entrer dans ce monde d’irréalité. Le champagne Dom Pérignon 1998, je le connais par cœur, car j’ai abondamment profité de sa première plage d’excellence, celle des sept à huit ans, avant que ne survienne celle des 14 ans et celle des 28/30 ans, car ce champagne merveilleux connaît des pics de perfection. Tout en ce champagne respire l’élégance. Je vais plutôt me concentrer sur le champagne Dom Pérignon rosé 1996 que je ne connais pas, ayant, fortement ancrée en ma mémoire, la perfection absolue du rosé 1990. La couleur est d’un rose de cerise jaune d’une élégance inégalable. Le nez est assez discret. La longueur en bouche est exceptionnelle. Jean Berchon parle de fumé et de cerises noires que je ne retrouve pas mais peux imaginer. Ce champagne installé dans le verre devient excitant et grandiose. Le champagne Dom Pérignon Oenothèque en magnum 1992 a un nez incroyablement fort et minéral. Là, il y a du fumé et un accomplissement total. Il a un côté crémeux et l’une des longueurs en bouche les plus belles que je connaisse. Ce champagne mis sur le marché lors du deuxième pic d’excellence est notoirement meilleur que les 1992 en bouteilles que j’ai récemment ouverts de ma cave.

Le deuxième jour commence pour moi par du champagne. Matthieu Kauffmann, directeur des caves de la maison Bollinger présente ses champagnes. Le Bollinger Spécial Cuvée a un nez très fumé, une bulle forte. La couleur dorée vient du Pinot noir. Le goût est un peu faible à l’attaque et donne une forte trace de caramel en fin de bouche. Ce champagne est fait de vins de 2001 et 2002 à plus de 50% et de vins conservés en magnums des années 90. Pour construire ce vin, il faut ouvrir chaque année cent mille magnums de réserve. Quel travail ! C’est un bon champagne qui gagnera beaucoup si on le laisse vieillir.

Le champagne Bollinger Grande Année 1999 a un nez plus discret et plus fin. Il vieillit à 100% en tonneaux qui ne sont jamais neufs. Je sens du poivre. En bouche, c’est aérien. C’est beaucoup plus subtil tout en gardant ce fumé caramel. C’est un vin de gastronomie. Son aspect floral me plait. On peut y trouver de la menthe de la groseille à maquereau, des fruits secs, des épices douces. Sa trace en bouche est forte. Le Champagne Bollinger RD 1996 a un nez très floral. Il est très distingué, très équilibré. Tout est encore plus fin que le précédent. Je vois des fleurs et des fruits roses. La longueur est extrême et la persistance aromatique infinie. L’iode, la craie, les épices le levain, le sous-bois, la trace de safran, tout cela se trouve dans cet onctueux champagne. A la fin de la présentation un visiteur me demande si je préfère le Dom Pérignon 1992 de la veille ou le RD 1996. Il est impossible de comparer. Il faut aimer les deux.

Après cette conférence, je fais école buissonnière, allant goûter ici ou là quelques bons vins, comme le champagne Egly-Ouriet qui présente de belles cuvées, comme le champagne Mailly, le Joseph Perrier, le Pannier. En Bourgogne, je salue Clos de Tart et la maison Bichot, sachant que chez Bouchard Père & Fils je n’ai besoin de rien goûter tant je les connais. Les vins italiens font recette, car ce sont de grands qui sont venus. Jean-Luc Thunevin est tout sourire et présente les vins de son écurie. Je salue les propriétaires de Poujeaux, Malartic Lagravière, Brane-Cantenac, et beaucoup d’autres domaines. Je rappelle à Séverine Sclumberger le 1945 que nous avions récemment partagé. Je serre la main à des vignerons qui étaient venus à la dernière séance de l’académie des vins anciens. Il y a ici la crème des vignobles français.

Christophe Salin et Charles Chevallier présentent les vins de la galaxie Barons de Rothschild. Le Carruades de Lafite 2003 a un nez très pur. C’est un vin sans concession. En bouche, c’est très pur. Pas du tout exubérant, il est dense, complet, sans aucun besoin de séduire. Il est d’une grande justesse. Le Château Lafite-Rothschild 2003 à côté de lui a un nez explosif. La puissance olfactive est assez incroyable. Il est très réservé en bouche. On sent que c’est immense, et je donne l’image du moteur d’une voiture puissante qui tourne comme une horloge, mais on n’a pas encore engagé la première. Ce vin qui a une trame extraordinaire, des accents de cèdre, de graphite, d’une légère astringence et de tannins présents va devenir une référence unique. Le Château Lafite-Rothschild 1998 a un nez qui a mis une sourdine par rapport au 2003. En bouche c’est un grand vin où toutes les composantes sont remarquablement dosées. Le bois est très net, la densité est absolue. Ce vin est très astringent et d’une jeunesse folle. Il évoque la mûre, les fruits noirs, le poivre. Charles Chevallier le trouve dans une phase un peu fermée. Le Château Lafite-Rothschild 1988 a un nez superbe. Il est épanoui de bois pur. Il est magnifique, rond, grandiose, très supérieur aux versions précédentes que j’ai bues de ce millésime. Il y a aussi de l’astringence, du graphite, de la mine de crayon. Il est à la fois pur et complexe. Le fruit n’apparaît qu’en début de bouche. Ce vin va devenir grand. Le Château Rieussec 1997 qui appartient à la galaxie Rothschild a un nez de vin très dense. Du pur miel et caramel en bouche mariés à de l’abricot et de la mangue. Son final est époustouflant. D’un style complètement opposé à celui de Gilette, j’aime sa définition ciselée.

Hervé Berland, directeur général de Mouton-Rothschild nous présente une rare brochette de vins. L’Aile d’Argent 2003 a un nez très coloré de litchi, fruit confit, menthe. En bouche, c’est étonnant. On dirait un alcool. Très fumé, caramel, fruit confit. Il y a un beau final très typé, mais c’est très déroutant pour moi alors que Michel Bettane est à l’aise avec lui.

Le Petit Mouton 2004  a un nez assez simplifié, très bordelais. En bouche il est nettement plus chaleureux. J’aime beaucoup. L’astringence est contrôlée, le vin est rond. Il est séducteur, charmant. Le Château Mouton-Rothschild 2000 a un nez assez discret mais d’une grande noblesse. En bouche, c’est un bijou. Le nez est très vineux. Il y a du charme, de la mâche, c’est riche en bouche mais il est dans une phase où il se referme un peu. Le nez du Château Mouton-Rothschild 1996 est l’essence même du cabernet sauvignon (c’est Michel Bettane qui me le dit). Beaucoup plus intense que le 2000. En bouche, c’est déjà chaleureux. Les composants sont intenses : l’alcool, le bois, le fruit, l’astringence. Tout est poussé à l’extrême. C’est un vin explosif en bouche à l’acidité forte. Le Château Mouton-Rothschild 1989 a un nez de poivre. Il est déjà plus évolué, de façon marquée. Il y a en bouche des signes d’évolution. Il a moins de pétulance que le 1996 mais il est très expressif. La persistance aromatique est impressionnante. C’est un vin qui arrache ! Mais c’est le final du 1996 qui m’impressionne le plus.

Ce salon est inégalable pour proposer l’accès à des vins de prestige. Une foule d’amateurs désireux d’apprendre a été comblée. Des jeunes nombreux avaient les yeux qui brillaient. Pendant deux jours, j’ai dégusté, assis juste à côté de Michel Bettane, profitant de l’éclairage de l’homme qui connaît le mieux ces immenses vins. Tout pour moi ne fut que bonheur. Longue vie au Grand Tasting qui a réussi son 2006.