Déjeuner dans une brasseriemercredi, 18 février 2004

Je vais maintenant raconter un repas en forçant un peu  le trait. C’est un déjeuner avec un ami où l’on va parler un peu de travail. Choix d’une brasserie au nom connu que je laisserai inconnu. Un voiturier est là. On demande s’il y a une table libre alors qu’à treize heures la moitié de la salle est vide et le restera. L’homme nous répond : »je vais demander ». On nous trouve une table. Ambiance assez agréable, voire chaleureuse. Une clientèle d’hommes d’affaires discute avec entrain. On attend.

Les tenues sont assez tristes, les airs sont vieillots, les attitudes de pension de famille. Une jeune fille est chargée de fonctions précises telle que le pain, les ronds de serviette et les miettes. Elle a un détachement que seul un ermite non zélote et philosophe pourrait avoir en fin de vie. On imagine volontiers que trois bombes atomiques successives éclatant dans la salle passeraient inaperçues. La quatrième sans doute réussirait à susciter un début de réaction de la part de ce sphinx marmoréen. Je souhaite faire ouvrir un vin avant de passer commande, ce qui trouble les habitudes. Je fais signaler que le nom du propriétaire n’est pas indiqué sur la carte pour le vin choisi ce qui étonne le maître d’hôtel. Cela me permettra de découvrir un bien joli vin d’un producteur qui m’est inconnu.

Nous discutons de ce que nous prendrions au menu, associé au vin. Hélas, ce que nous désirons n’est pas disponible. Or il ne s’agit pas d’un produit qui dépend des marées mais des achats.

Cette gentille maison qui semble s’être arrêtée à la restauration du temps de mes grands parents, avec l’intérêt d’un charme désuet, me montre à quel point les plus grands restaurants que je fréquente abondamment sont des mécaniques de précisions. C’est la haute couture opposée à la confection de couturière.

Mais dans cette maison pleine de bonne volonté et qui ne s’est pas remise en cause depuis cinquante ans, il y a malgré tout quelque chose de sympathique. Car quelle que soit la ringardise du lieu, c’est délicieusement « Frenchie ». C’est Maurice Chevalier et son canotier, c’est Jean Gabin dansant la java. C’est la France de la baguette et du béret. Alors, je l’ai jouée à fond. J’ai pris des sardines délicieuses et une joue de boeuf qui ne me fera pas oublier celle de l’Amphiclès de naguère mais qui a du corps. A peine trop cuite mais goûteuse dans une expression très honnête.

Le Charmes Chambertin Les Mazoyères Domaine Pierre Ponnelle 1996 a pris l’accent du lieu. Le nez est extrêmement agréable, bien prononcé. Et en bouche, c’est l’agression. Un vin sans concession, qui ne veut en aucun cas se présenter de façon flatteuse. Goût de métal, goût d’eau. Belle astringence. J’ai aimé ce brutal interlope. Et globalement j’ai apprécié cet endroit très France profonde. Pour s’amuser, deux petites anecdotes goguenardes. Le rond de serviette est pour moi un sujet d’émerveillement dans de nombreuses maisons. La façon dont le préposé cherche à le récupérer dès qu’on a extrait sa serviette ressemble à l’ouverture d’un magasin le premier jour des soldes. Il est prêt à fondre sur la proie qu’il lorgne. Ensuite, c’est le chariot à fromages. Cette pièce de menuiserie a dû coûter une fortune au propriétaire. Il a toutes les fonctions possibles. Mais si l’on densifie les tables, cet outil de prestige a des allures d’albatros sur des navires baudelairiens. Les quelques fromages tiendraient sur un plateau qui paraîtrait dense alors que dans ce meuble ils font chiches. Mais ce meuble fait partie des meubles. On n’en change donc pas. Alors c’est du Ari Vatanen du plus bel effet.

Je préférerai toujours ces lieux pleins d’imperfections aux chaînes forcément impersonnelles. A coté des très grands étoilés, je penche pour cette restauration traditionnelle dont j’accepte les petits défauts.