Salon des Grands Vins 1 jeudi, 10 mars 2005

C’est le septième numéro du Salon des Grands Vins. Cette édition 2005 va s’affirmer comme un millésime de perfection. Des vignerons de renom, dont toute la récolte est automatiquement vendue, même dans les années de crise, font goûter des pépites, des joyaux de leur production. La veille, les stands se montent, par une armée de fourmis aux gestes précis et aux fonctions attribuées. Pas question qu’un acteur sorte de son champ de compétences. Tout s’assemble. Je vais exposer des bouteilles vides, évocatrices de ce que les vignerons ont fait de plus légendaire (Romanée Conti 1929, Cheval Blanc 1947 ou Yquem 1893) mais aussi, comme c’est ma philosophie, des étrangetés qui ont survécu au temps alors qu’on ne les attendait pas (Sidi Brahim 1942, Muscadet 1960,  Fleurie 1935). Ces bouteilles ont émerveillé les amateurs, souvent débutants, car beaucoup de jeunes, avides de savoir, peuplent les allées et les stands. Deux remarques sont les plus fréquentes : « oh, elles sont vides », ce qui implique une réponse humoristique de circonstance : « vous seriez passés il y a cinq minutes, vous auriez pu goûter à Romanée Conti 1929, on vient juste de la finir ». Et l’autre, quand je signale que j’ai bu toutes les bouteilles exposées : « vous en avez de la chance ». Ma réponse surprit beaucoup : « cette chance, je l’ai construite ». En une époque où les critères de réussite sont le Bachelor, la première compagnie ou le loft, la chance semble être le seul vecteur de la prospérité.

J’arrive le premier jour 45 minutes avant que les portes ne s’ouvrent et je vois une file d’attente de plus de cinq cents mètres qui ressemble à celle qui se forme aux portes du Louvre, mais cette fois du coté musée. C’est que tout le monde aimerait bien assister à la conférence-dégustation d’Yquem qui inaugure le salon. Seuls 120 élus auront droit à ce privilège. Eux aussi ont construit leur chance.

Avec Enrico Bernardo, meilleur sommelier du Monde 2004, que j’ai souvent apprécié au Cinq, avec Georges Lepré, brillant sommelier et homme d’esprit, Pierre Lurton doit présenter trois millésimes. Il me demande d’être à ses cotés. Dans une ambiance enjouée nous allons parler tour à tour de ce vin prodigieux. Nicolas de Rabaudy, écrivain du vin, va guider la majeure partie des 27 conférences. Ici, il n’a pas beaucoup d’effort à faire, tant nous avons de belles choses à dire sur ce vin mythique. Le Yquem 1999 est lourd, chaud, fait de miel et d’abricots. Il sent le sucre. Le Yquem 1998 au nez plus fermé est nettement plus profond. Les figues, les coings, les abricots, les poires sont parmi les facettes de ce vin où je trouve un peu de sel. Le Yquem 1996 est plus floral, au nez d’agrume. Son final de zeste d’orange est un peu plus court. Pierre Lurton indique que son équipe considère le 1996 comme le plus traditionnel des trois. Il faudra que j’en discute avec eux, car à mon sens, c’est nettement le 1998, de ce que j’ai ressenti, qui est l’Yquem  qui s’inscrit dans la ligne historique. Le 1998 me fait penser aux belles années vingt, quand le 1996 plus léger m’évoque les années trente. Nous en reparlerons sur place avec ces équipes compétentes lorsque je les rencontrerai, car il sera intéressant de croiser nos repères.

La conférence suivante est tenue par Jean Pierre Perrin co-propriétaire de Beaucastel qui présente ses vins avec Michel Bettane. Je ne décrirai pas tous les vins goûtés pendant ces événements, me limitant à quelques remarques. Ici, c’est l’émouvante présentation d’un vin rare, le Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1995, vin d’une petite parcelle, dédié au père de Jean Pierre Perrin. C’est l’expression la plus belle du Chateauneuf du Pape noble. J’en ai raconté des expériences (bulletin 65 et 118). Il est très acide, voire brutal, mais fortement prometteur.

Pierre Lurton m’ayant donné une bouteille d’Yquem 1996 pour égayer mon déjeuner et Jean Pierre Perrin ayant pris avec lui une bouteille d’Hommage 1995, nous voilà arrivant à l’hôtel Meurice, Jean Pierre Perrin et moi, tels deux clochards dont les litrons dépassent de la poche. Yannick Alléno nous attendait. Une tarte aux truffes et un risotto de langoustines, tels des inspecteurs de police acharnés, ont réussi à faire avouer à l’Hommage le secret de son talent. Il vibra plus sur la langoustine que sur la truffe. L’Yquem se régala de la viande de veau pour nous faire des caresses coquines. Le chef avait goûté l’Yquem à notre arrivée pour adapter la sauce de la côte de veau à la jeunesse de ce nectar. Ce fut divin.

Je quittai Jean Pierre Perrin dans la précipitation car je devais assister Pierre Lurton pour la présentation de Cheval Blanc. Il n’avait évidemment pas besoin de moi, mais j’avais quelques anecdotes pour rappeler l’histoire du goût de ce grand vin. Le Cheval Blanc 1998 a un nez sublime. Je ne pouvais m’arrêter de le sentir, tellement captivé – comme cela m’arrive – que l’odeur magique paralyse mon bras qui voudrait me désaltérer. L’odeur m’occupa cinq bonnes minutes, me procurant un immense plaisir, la bouche rappelant que le vin est jeune, et fort grand. J’ai trouvé le Cheval des Andes 2002 en fort progrès par rapport à ce que j’avais bu.

La conférence suivante, sur les vins de cépages autochtones d’Europe, fut pour moi un moment mémorable. On m’avait demandé de figurer, plus souvent que je ne l’aurais dû, à la table des conférenciers parce que l’intervenant principal, l’âme générale de ces rencontres, ne pouvait être présent comme il l’aurait voulu. Je me suis donc trouvé près d’Olivier Poussier, premier sommelier du Monde 2000, et je tombai sous le charme de son invraisemblable érudition. Que pouvais-je ajouter à ce qui fut une immense leçon sur des vins intimes et rares caractérisés par le respect de leur origine historique. Des vins intéressants, pas toujours dans les voies gustatives que j’aime explorer, mais sans nul doute un bestiaire amoureusement constitué par Olivier.

C’est en spectateur que j’assistai à la conférence de Jean Louis Chave sur ses vins dont je suis tant amoureux. L’homme est jeune, respecte l’histoire mais affirme ses choix personnels. Tout en lui exsude la recherche de l’excellence absolue. Cet homme est un roc de volonté et c’est impressionnant. Il arrive  la fois à exprimer du sentiment, de la continuité, mais aussi cette quête du parfait qui ne le quittera jamais. Très réservé, on sent que l’on n’a pas intérêt à venir dans son pré carré. Compte tenu de son âge, il nous mènera encore vers des niveaux insoupçonnés de perfection. L’Hermitage Chave blanc 1995 est somptueux. Il est très long. C’est un vin magnifique de gastronomie. L’Hermitage rouge Chave 1998 (je ne cite pas tout ce que l’on a bu) est rond, séducteur, et malgré sa jeunesse, déjà beau. C’est sa plénitude qui me fascine.

Les organisateurs du congrès retiennent à dîner, à des tables animées par quelques producteurs, de grands vignerons, des professionnels du vin, la presse et quelques people. Michel Bettane et Thierry Desseauve vont décerner des prix pour récompenser des vignerons méritants selon des critères qu’ils ont choisis. On en lira sans doute dans la presse les nominations. Je suis à la table de Joseph Henriot avec des personnalités de tous horizons. Nous parlons de vin, de ses techniques, de son futur. Le repas est particulièrement réussi par Lenôtre pour près de 220 personnes. C’est Olivier Poussier qui surveille tous les détails.

Tant de domaines étant représentés, certains vins seront sur toutes les tables quand d’autres n’en réjouiront que deux ou trois. Nous profitons du Meursault Genévrières Bouchard Père et fils 2000 dont le gouleyant accompli fut encore développé par la présence à notre table de celui qui l’a fait. Le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1994 est d’une année relativement moyenne, mais il est tellement bien fait qu’on en jouit sur un plat un peu fort pour lui. Le Château Palmer 1995 est très élégant, quand le Château Cheval Blanc 1995 est tout simplement renversant. C’est un vin dont le raffinement est la caractéristique principale. Je voyais les Yquem 1997 qui passaient devant notre table pour atterrir sur celles des officiels ou des people. Mais le Château de Malle 1997  confirma une fois de plus que ce sauternes est bien construit, long et de plaisir. L’année 1997 étant grande, on profitera de ce vin bien plus tard. Magistral dîner et choix de vins. Ce n’est pas très compliqué quand on a rassemblé la fine fleur du vignoble français.

Du salon des grands vins, c’était le premier jour. Les deux autres sont palpitants. A suivre…

galerie 1943 lundi, 28 février 2005

On retrouve dans l'écusson ce qu'était la stylisation de Carlu (bouteille bue à Noël 2006)

 Pol Roger 1943, champagne mythique

 Dom Pérignon 1943, dégorgé en 1953 pour le couronnement de la reine Elizabeth II

 

Ce Clos Vougeot Léon Violand 1943 n'est pas très beau. Mais ce qui compte, c'est ce qu'on trouve dedans.

 La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1943, une des plus belles La Tâche que j'ai bues.

 Clos des Lambrays 1943

Chateau Climens 1943 bu le 1 janvier 2007 à un dîner au restaurant Ledoyen est un très grand Climens. Bu avec ce Loubens 1940 très convainquant.

Dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 24 février 2005

Dîner de wine-dinners du 24 février 2005 au restaurant de Patrick Pignol
Bulletin 132

Les vins de la collection wine-dinners
Cuvée de Réserve Bourgogne aligoté 1960 "les caves unies"
Bollinger spécial cuvée brut SA # 1995
Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989
Château Haut-Brion 1950
Château La Grâce Dieu 1955 (offert par Léandre Aubert)
Château Nénin Pomerol 1964
Château Trottevieille Saint-Emilion 1943
Vosne Romanée Louis Gros 1957
Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1943
Château Filhot 1908
Porto Burmester 1950 (offert par Léandre Aubert)


Le menu créé par Patrick Pignol
Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes fraîches
Huîtres en habit vert pochées dans leur jus iodé,
compotée d’échalotes au vieux vinaigre
Céleri rave et foie gras mitonnés, servis en ravioles ouvertes,
Réduction et truffes noires
Ris de veau doré au beurre de cardamome, pistaches torréfiées
Pigeon de Touraine désossé, compotée de choux à l’ancienne
Bleu de la Xaintre
Quelques agrumes accompagnés de madeleines au miel
de bruyère, cuites « minute »

dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 24 février 2005

Un nouveau dîner au restaurant de Patrick Pignol. Nicolas, jeune et brillant sommelier assisté de Sylvain vont m’aider à la cérémonie d’ouverture de nouvelles olympiades gastronomiques. Le choix des vins à ouvrir se complique dans l’instant par deux événements. L’un des convives qui doit dîner ce soir avec son épouse arrive en début de séance et m’apporte trois vins à inclure dans le dîner, cadeau généreux de sa part (avis aux futurs convives). Et Patrick Pignol me tend un fax qui annonce qu’une méchante grippe écarte l’un des inscrits (nouvel avis, mais d’interdit celui-là). Réminiscence de mes longues études, je calcule que si « n » est le nombre de bouteilles prévues, et si l’on ajoute trois flacons et retranche un convive, on majore la consommation de chacun de 30%. Il faut faire des choix. Je rends au généreux donateur l’un de ses vins et je soustrais deux de mes vins. Il reste quand même onze bouteilles dont une de Porto pour dix personnes. La soirée sera solide.

L’ouverture des vins offre une variété extrême de bouchons. Celui du Haut-Brion 1950 vient entier comme celui du Filhot 1908, d’origine et très beau, même si resserré en sa partie centrale. D’autres se déchirent en miettes et celui de Trottevieille 1943 colle tellement aux parois que je l’extrais par chirurgie. Les odeurs sont presque trop belles ce qui fait que nous rebouchons beaucoup plus de bouteilles que d’habitude, par précaution. Presque six, je crois. Ces odeurs très charmeuses, la palme allant au Trottevieille, me gênent un peu. J’ai toujours peur que le vin ne vire et peu avant le dîner, sentant quelques odeurs incertaines j’ouvre un nouveau vin, ce qui porte le nombre à …. C’est pour voir ceux d’entre vous qui suivent.

Patrick Pignol a conçu un menu d’une extrême qualité. Nous étions à table le jour où le tableau d’honneur du Michelin paraissait. Pour le repas de ce soir, la troisième étoile gravitera autour du front du chef sans que celui-ci n’enfle de congestion. Il n’a pas cette ambition, accroché qu’il est à une solide deuxième étoile qui ravit le cercle large de ses fans. Voici le menu : Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes fraîches, Huîtres en habit vert pochées dans leur jus iodé, compotée d’échalotes au vieux vinaigre, Céleri rave et foie gras mitonnés, servis en ravioles ouvertes, Réduction et truffes noires, Ris de veau doré au beurre de cardamome, pistaches torréfiées, Pigeon de Touraine désossé, compotée de choux à l’ancienne, Bleu de la Xaintre, Quelques agrumes accompagnés de madeleines au miel, de bruyère, cuites « minute ». Un programme élégant qui me donna l’occasion de faire une surprise à Patrick Pignol, quand je changeai un vin prévu pour un plat. Je le dirai.

Une table égayée par la beauté de quatre femmes. On dut régler les rhéostats de l’éclairage tant leur charme éblouissait.  La propriétaire de l’un des plus grands Sauternes, dont des reliques vénérables ont marqué certains de mes dîners, un ancien professionnel du vin et son épouse, une créatrice de parfums, un journaliste littéraire, une des plus grandes sommités françaises dans le domaine du vin, auteur de guides et palais décisif, la plus fidèle de ces dîners et l’un des ses collègues, un des partenaires professionnels de ma période industrielle formèrent un groupe où les discussions fusèrent. Passionnées, érudites, sensibles, les remarques furent joyeuses, donnant un ton de grande gaieté à un repas comme on les aime : rien à prouver, rien à démontrer, tout à emmagasiner dans le tiroir des plus beaux souvenirs.

Le premier vin allait donner le sens de ma démarche, qui consiste à explorer non seulement les phares de la production viticole mais aussi des obscurs, des sans grade qui ont le mérite d’avoir traversé le temps avec panache. Le Bourgogne aligoté Cuvée de Réserve 1960 "les caves unies" a été mis en bouteille à Chateauneuf du Pape. Quel a été le parcours de ce liquide ? Qui oserait mettre un tel vin à sa table ? Et voilà que ce vin, d’une superbe couleur dorée, au nez élégant de miel et de fleurs existe comme un grand. Combien de ses conscrits, premiers crus de Bourgogne, auraient encore sa vaillance ? Le ton était donné : un vin que tout aurait dû conduire à l’ignorance et à la mort vivait comme un solide gaillard. De plus, ce n’était pas qu’un aimable témoignage. Je l’avais annoncé dans mes programmes comme « mis pour voir ». Il existait, rond chaleureux, fin, presque élégant. Il figura même dans l’un des quartés du vote devenu traditionnel.

Arrivent ensuite, devant chaque place, des assiettes où pointent vers le ciel des représentations phalliques ostensibles, ostentatoires et virilement explicites. Quand madame Pignol annonce : « c’est une spécialité de la maison », je me demande à qui elle fait allusion. Appeler un engin pareil « amandine » est de la plus belle provocation verbale. C’est du Brassens ! J’adore qu’un chef brave ainsi les interdits et les conventions. En plus, c’est bon, et le champagne Bollinger spécial cuvée brut SA vers 1993 le sait bien. Il est élégant, à la bulle sèche et discrète, de couleur allant vers les fleurs blanches légèrement rosées. Son nez est profond, noble, et en bouche il signe un grand champagne de qualité.

Le Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989 est d’une couleur dorée de miel. Au nez on a le beurre, la crème safranée, et d’imperceptibles épices. L’huître est goûteuse, intense, et le vin brille de sa précision absolue. C’est l’archétype du Bâtard qui serait devenu Chevalier. On notera au passage que le miel est à la couleur d’un vin blanc ce que le lilas est à la chemise de Fernand Raynaud : tous les vins blancs ressemblent à un miel, comme toutes les chemises blanches seront toujours de couleur lilas.

Patrick Pignol avait prévu un blanc pour la truffe, le Puligny que j’avais inscrit au programme, mais j’eus l’intuition, à la séance des nez, que ce serait le Château Haut-Brion 1950 qui conviendrait. Quand Patrick s’en enquit, la partie était jouée, et bien jouée. J’avais eu peur de l’odeur de ce vin peu avant de passer à table, mais le grand expert me rassura comme le vin lui-même le fit. Le Haut-Brion était superbe. Une odeur très confite, presque de Porto, une couleur d’encre noire, et en bouche cette solide rondeur qui n’appartient qu’à Haut-Brion. Plombant la bouche par sa lourdeur il capta tous les arômes de la truffe envahissante pour devenir truffe lui-même. J’avais expliqué peu avant que j’aime quand des vins provoquent un plat mais aussi quand d’autres épousent un plat pour s’y lover. Là le Haut-Brion jouait au porc truffier qui garderait pour lui sa trouvaille. Remarquable truffe et vin intense. Aucun blanc n’aurait fait mieux.

Le ris de veau allait accueillir trois vins de Bordeaux. Le Château La Grâce Dieu 1955, cadeau de ce jour, est un très joli saint-émilion. L’année 1955 est belle en ce moment et le message de ce vin de jolie couleur est simple, gracieux. Le vin n’en fait pas trop. Le Château Trottevieille Saint-Emilion 1943 est magistral. Son nez, déjà le plus beau à l’ouverture, est devenu raffiné. Le vin a une profondeur rare, une beauté de construction remarquable. C’est un vin accompli, qui ne fait pas du tout son âge. On aimerait bien que des 1982 aient de cet équilibre. Le Château Nénin Pomerol 1964, que j’avais ouvert juste avant le repas, par crainte d’une mauvaise performance d’un de mes poulains, vaut que je vous raconte une de ces anecdotes qui me font plaisir. Je suis en train d’ouvrir tardivement la bouteille quand un homme qui vient d’entrer pour dîner avec son épouse s’approche de moi et me dit : « est-ce que vous seriez monsieur Audouze ? ». Je confirme le bien fondé de sa supputation et il m’explique qu’il a lu mon livre, a apprécié les aventures que je raconte, et s’est imaginé que si un vin est ouvert dans un restaurant par quelqu’un qui n’a pas un look de sommelier, ce ne peut être que moi. Je n’ai aucune honte à dire que tout ce qui flatte mon ego ne me gêne pas (nouvel avis aux amateurs). Revenons donc à ce Nénin, brillant sur cette année 1964. Il a une belle synthèse de la discrétion du Grâce Dieu et de la profondeur du Trottevieille. Il fut admiré et consommé avec une grande avidité. Nous étions sur la Rive Droite avec trois vins aux terroirs très proches qui nous offraient de belles images de ce paysage viticole d’un des plus beaux raffinements. Ce trio jouait bien ensemble, aucun ne condamnant les autres par une supériorité envahissante.

L’apparition du Vosne Romanée Louis Gros 1957 fut pour moi comme un choc. Quand on a une telle perfection olfactive, je reste sonné. Le pigeon de Patrick Pignol étant l’un des plus goûteux de la planète, ce vin élégant allait nous livrer une des plus belles constructions que l’on puisse imaginer. Et quel charme renversant. L’érudit qui avait la gentillesse de doser ses propos au rythme du voyage nous expliqua qu’il y avait de l’Echézeaux dans ce vin là, quand l’Algérie avait sans doute fait un détour dans le fût du Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947, dense, lourd, profond et plein d’une belle énergie à peine gâchée par une trace de nez de bouchon qui n’altérait pas la bouche. Un immense Vosne Romanée – qu’on ne vienne pas dire que 1957 est une petite année – et un Nuits Saint Georges n’exposant pas tout ce que son année pourrait dire, montraient que la Bourgogne a une sensualité inimitable. Ces Bourgognes assagis sont de verts gaillards.

A l’ouverture des bouteilles il y a toujours des surprises. Pourquoi le Vosne Romanée avait-il une bouteille si vieille, plus que probablement du 19ème siècle, au cul très profond. Pourquoi le Nuits Saint Georges était-il dans une bouteille au verre orangé presque rouge, colorée comme le serait la bouteille d’un apéritif exotique ?

Le bleu de la Xaintre était trop fort pour le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1943 qui s’en souciait comme d’une guigne. Sûr de sa belle structure, il se montra beau, bronzé comme un sauveteur d’alerte à Malibu, expressif et grand pour son appellation.

Le Château Filhot 1908 allait faire une démonstration époustouflante de la perfection du Sauternes. Tout était là. La couleur, d’un orange particulièrement rare qui arracha des exclamations de joie à ceux qui connaissent ces Sauternes, le nez d’un raffinement unique et en bouche une trace éternelle comme un paysage aux perspectives infinies. Les agrumes, les fruits confits, les subtilités déclinées, la sécheresse qui jouxte le doucereux, tout en lui ressemblait à un défilé de mode où des créatures irréelles tant leurs proportions sont celles de déesses exposent sur leurs corps projetés dans l’espace des couleurs, des textures et des charmes à l’imagination débridée. Voilà la perfection absolue du Sauternes au message d’une troublante complexité.

Les madeleines accueillirent le Porto Burmester Colheita 1950, deuxième cadeau du convive qui avait assisté aux ouvertures. A ce moment là, il y a quelques heures, il délivrait du café, du thé, du torréfié, de la lourdeur tropicale. Ce vin m’évoquait certains vins mutés d’un siècle de plus. A son apparition sur table, le vin s’était domestiqué. Il n’avait plus son coté tout fou et se montra délicat, bien élevé, même si sa trace gustative était impérieuse.

Les votes furent bien difficiles, car il y avait beaucoup de choix entre toutes ces merveilles, qui nous firent le cadeau d’être belles au moment où il le fallait. Nous avions douze vins. Onze furent au moins une fois présents dans les dix quartés, ce qui est un score qui met du baume à mes angoisses et à mon trac précédant toujours l’événement. Trois vins eurent le bonheur d’être nommés premiers : le Filhot 1908, le Vosne Romanée 1957 et le Nénin 1964 qui fut cité à diverses places dans sept votes, ce qui est remarquable.

Mon vote personnel fut en un le Filhot 1908, en deux le Vosne Romanée 1957, en trois le Haut-Brion 1950 et en quatre le Trottevieille 1943. Le plus couronné de votes fut le 1908 avec huit votes dont cinq votes de premier. Quelques accords furent particulièrement remarquables, comme la truffe avec le Haut-Brion, le pigeon avec le Vosne Romanée et le délicat et intelligent dessert avec le Filhot. L’originalité de l’huître fut remarquable.

De belles discussions fusèrent dans une ambiance souriante et décontractée. Le grand juge des vins et la vigneronne du sauternais profitaient avec un immense bonheur d’un instant où il n’était point besoin de noter, de juger ou de justifier. Ce fut une détente dont ils ont joui avec un visible contentement.

Mon attachement à un chef amoureux des vins, à une équipe dévouée et inventive pour rendre le dîner agréable est explicite dans ces bulletins. Un repas de rêve l’aura de nouveau démontré.

Dîner à la brasserie Dauphin mercredi, 16 février 2005

Il n’était pas question que l’on rentre sans un dîner. Suivant moi-même les conseils que j’avais suggérés dans le bulletin 128, ce fut à la  brasserie Dauphin qui confirma par une joue de porc magistrale et un cassoulet pur gascon qu’il y a en cette cuisine un véritable talent. Alors que je suis connu en ce lieu, deux petits bouts de femmes volontaires, toniques et gestionnaires demandèrent quel était ce quidam qui arrivait avec autant de vins sous ses basques. Nous bûmes un magnum de champagne Delamotte de grand plaisir simple tant la construction est belle, je goûtai enfin le Volnay Caillerets lourd en arômes et charpenté en bouche et cédant aux injonctions des deux guerrières de commander du vin, un Vosne Romanée Méo Camuzet 2001 arrivé froid déclina des saveurs d’une pureté rare qui m’emballa. Intéressante confrontation de vins rouges de deux domaines que j’aime. Je suis forcé d’aimer les deux vins car les pistes explorées sont radicalement différentes. Il n’est point besoin de les comparer.

Mon livre offert, orné d’une gentille dédicace, réussit enfin à expliquer qui nous étions à nos brigadières que jadis on aurait dit en jupon. Aussitôt, une bouteille d’armagnac Darroze 1978 fut posée d’autorité sur notre table, scellant cette amitié reconstruite. Il y avait à cette table des fidèles parmi les fidèles et un couple de nouveaux amis. Nos rires fusèrent jusque tard dans la nuit. Je suis prêt à signer souvent mes Carnets si l’on improvise de telles folies.

La Saint-Valentin au Meurice lundi, 14 février 2005

Parlons un peu d’amour. L’amour est une auberge espagnole. On y trouvera souvent ce que l’on y apporte. Mais l’amour est aussi la chaudière d’une locomotive qu’il faut alimenter régulièrement pour que le feu vive. La Saint Valentin donne l’occasion d’entretenir le feu continu, alors, il n’est pas question de s’en priver. S’il est des rites auxquels on résiste, comme le vilain Halloween, ce 14 février a toutes les qualités. Choisissons l’écrin de l’événement et abandonnons nous.

Les ors et les marbres de l’hôtel Meurice, forment un décor délicieusement « Sissi impératrice ». Ce sera évidemment adapté à cette soirée. Chacun s’est vêtu pour l’occasion, sauf deux couples de « djeunes », ostentatoirement mal fagotés. On aura eu pour eux une positive attitude (Lorie, œuvres complètes, p. 112, Epitre à Raffarin). Yannick Alléno m’ayant suggéré d’apporter l’une de mes bouteilles, je prends l’idée au vol. En cave, le choix est un instant de pur plaisir. J’aime que cet acte soit purement irréfléchi. Et j’aime ce qui se fait d’instinct. Pourquoi vais-je vers ce carton de six bouteilles ? Je sors un canif, j’ouvre, et je vois de vieux Sauternes fort poussiéreux. J’examine, j’essuie, je prends une loupe et je lis : Guiraud 1893. La couleur est dorée à souhait, le niveau est haute épaule. Je prends une des bouteilles. Ce sera cela.

J’apporte la bouteille à midi, je l’ouvre avant l’arrivée de mon épouse, car il est bien révolu le temps où l’on pouvait passer à son domicile avant de dîner lorsqu’on habite en banlieue. Je constate que la capsule de la bouteille, dont le jaune est devenu presque complètement noir, est boursouflée, poussée par une terre sous-jacente. La bouteille est soufflée, au cul profond. Le bouchon sortira entier, bien ferme, mais quasiment intégralement imprégné. Il sent bon, discret, floral, presque comme un vin sec. Des arômes qui promettent.

Le menu élaboré par Yannick Alléno est élégant : délicate gelée au corail d’oursin, crème de riz, cannelloni de grosse langoustine, nage réduite au fumet de coquillage, tronçon de turbot confit en cocotte aux agrumes, fondant de petits pois à la crème d’oignon doux, filet de pigeon, chartreuse de légumes au foie gras de canard, sauce pilée, vacherin foisonné à l’huile de truffe, parmesan condimenté à la mostarda, dentelle lactée aux pétales de rose cristallisés, fondant au litchi acidulé à la mangue et aux fruits de la passion. C’est un repas de fête.

Le vin prévu pour ce festin est le champagne Pommery cuvée Louise rosé 1996. Il est évident qu’il fallait commencer par lui avant de jouir du Sauternes. Le champagne a une couleur assez pâle. Il est servi trop froid. Apparemment c’est ce que la clientèle aime. Mais il délivre moins de la moitié de ses arômes. Le champagne est assez léger, même aqueux, raconte quelques histoires, mais il est quand même fort jeune. On peut aisément comprendre le choix de ce vin, car il a l’aptitude de soutenir tout un repas. Mais j’aime les champagnes d’une autre densité, on le sait.

C’est sur le turbot que commence l’aventure du Château Guiraud 1893. J’ai une pensée émue pour tous les experts qui racontent les vins avec une précision quasi chirurgicale. A quel moment du repas photographient-ils le vin ? Car ce Guiraud, tout au long du repas, a raconté mille histoires, impossibles à résumer en une seule description. Il fut Homère, Tolstoï, Balzac, Frédéric Dard et même Antoine Blondin. Jamais deux gorgées ne furent identiques. C’est Fregoli. A la première prise en bouche, il joue dans les fruits jaunes rouges. C’est l’enfant utérin d’une quetsche et d’une mirabelle. A ce stade fruité, on cherche le Sauternes, que l’on ne trouve qu’au nez. Puis le Sauternes s’affirme. Il commence sa récolte d’agrumes, aidé par le turbot, dont l’accompagnement est d’une délicatesse romantique. L’accord du plat du turbot avec le Guiraud 1893 est un moment de bonheur. Mais je me régale quand il s’agit du pigeon. Le Sauternes se virilise, cherche à s’opposer à la bête. Et j’adore. Il est évident que pendant ce temps là j’adore aussi ma femme, à qui le Sauternes ne peut voler la vedette. Mais l’observation de la mue d’un vin au fil des mets est l’un de mes plaisirs favoris.

Le dessert, tout plein de jolis cœurs faits de framboises, de chocolats et de pâtisseries est un hymne à l’amour. Et le petit cœur bleu pâle, fourré de litchi, de mangue et de fruit de la passion capte le Guiraud dans une de ces osmoses qui me bouleversent. Je ne fus pas le seul, car Yannick Alléno à qui j’avais suggéré de goûter la juxtaposition n’en revint pas de l’étreinte amoureuse totale de ces saveurs indéfectiblement imbriquées, le Guiraud ne pouvant plus se dissocier dans cette union rare.

Nicolas, le nouveau sommelier à la riche expérience ne s’attendait pas à tant de jeunesse. Ce Guiraud imprégnant, riche, fortement alcoolique, jamais gras, incroyablement aromatique mais aussi intégré nous aura joué une centaine de partitions distinctes. Un pur monument qui séduit autant le nez que le palais.

Beau menu où la finesse exquise de Yannick Alléno s’exprime, vin sublime. Service parfait. Saint Valentin fut bien inspiré.

La percée du vin jaune 3 lundi, 7 février 2005

Fatigué par cette journée où avaient alterné des atmosphères chaudes et très froides – les parisiens ne sont plus habitués au froid – je ne fus pas assez matinal le dimanche pour la procession et la messe. Embarqué dans une gigantesque transhumance, j’arrivai à temps pour la cérémonie symbolique et solennelle de l’ouverture du tonneau de vin jaune – sa percée – qui libère le liquide emprisonné six ans et trois mois. Bruit de marteau, applaudissements, le vin est généreusement versé dans les verres pour quelques milliers de communiants de cet accouchement. Le nez est fort expressif malgré le froid, et quand le verre se réchauffe on a un vin de bien belle expressivité, cette ardeur qui suit immédiatement la sortie de tonneau. Il faut savoir ce qu’il y a dans ce tonneau. Je croyais qu’on prenait un fût de l’un des vignerons, différent à chaque percée. Ce n’est pas cela. Plus de 70 vignerons de la confrérie ont percé leurs tonneaux il y a deux jours et ont apporté deux bouteilles. Celles-ci sont mélangées dans le tonneau. Bien malin celui qui dirait : « je reconnais Tissot ou je reconnais Macle ». Cette combinaison de toutes les productions a fort belle allure. Et donne un résultat d’une redoutable expression. Les vignerons disent même que ce mélange est meilleur !

Une foule infranchissable s’égaye dans les stands, saucissonnant, trinquant, et quand l’heure s’avance, chante à pleine voix. Il est prévu que je signe mon livre sous un chapiteau où un dynamique cuisinier allait donner un cours de cuisine. Une foule immense se presse, certains pour suivre le cours, d’autres pour manger un petit bout de plat, d’autres pour se réchauffer, le plus grand nombre pour jeter un œil. A ma grande surprise  plusieurs personnes furent réellement intéressées par mon livre. Je dis surprise, car le profil général du promeneur qui passe de stand en stand pour goûter des saveurs attirantes n’est pas naturellement celui du lecteur de mes carnets. Je pus dédicacer mon livre à un consul et un ambassadeur japonais.

Ayant manié la plume il était temps de lever le coude d’autant que le président de l’association des sommeliers de la région m’entraîna au stand 41, celui de la maison Jean Bourdy, où Jean François Bourdy avait préparé quatre Côtes du Jura blanc. Je suis ravi d’avoir pu boire ces vins, qui démontrent – s’il en était besoin - comme le temps agit bien sur ces magnifiques breuvages. Le 1949 a une belle enveloppe bien ronde. Bien installé en bouche sans en faire trop, il est presque crémeux. Le 1945 plus masculin laisse une trace en bouche d’une belle signature. Le 1942 est magistral de bel accomplissement. Il est généreux. Et le 1934 au nez d’une race extrême développe, plus il se réchauffe, la beauté archétypale de la perfection d’un vin du Jura à son apogée. C’est une leçon de choses. J’ai aimé le final du 1945, la générosité du 1942 et la perfection synthétique du 1934, le plus grand de pure noblesse. Le stand de Jean Bourdy était installé dans ce qui pourrait être un garage. Nous étions au fond de la salle, derrière le comptoir, et je pouvais constater la pression du pack des amateurs, se bousculant pour boire ces trésors. L’avidité bon enfant de ce public hétéroclite qui participe et crée la fête fait plaisir à voir. Cet enthousiasme d’une foule bigarrée est un excellent signe.

Le retour au bercail est aussi compliqué que la Vendée Globe, la seule différence étant qu’à la Vendée Globe on est solitaire. Visiblement, je ne l’étais pas.

Une règle souvent vérifiée veut qu’on ouvre d’autant plus facilement les vins qu’on en a beaucoup. Je viens d’acquérir de quoi regarnir certaines étagères. On verra encore plus le Jura dans mes dîners.

Repos le lendemain, car l’accumulation des vins dégustés et les passages de grand froid à grand chaud sont des ennemis de la dégustation calme. Un autre ami suisse, fidèle de mes dîners (il a participé à certains des plus grands) me rejoint au château de Germigney, juste pour le plaisir d’être ensemble. Pour fêter sa venue, je commande un Krug Grande Cuvée, pensant à ceux que j’ai. Quelle surprise de voir la différence entre ce jeunet et mes Krug d’âge canonique ! Il est certain que ce champagne non millésimé doit dormir en cave plus de quinze ans. C’est alors qu’il expose tout ce qu’il sait dire. Là, ce bambin montre du talent, mais c’est le nigaud boutonneux. Puis, quand l’oxygène fait son œuvre, de belles promesses apparaissent et le champagne prend de l’ampleur. Belle bulle, belle intensité aromatique, et cette acidité qui démontre que dix à quinze ans vont le rendre sublime. Sur une délicieuse volaille en vessie traitée de façon fort élégante, nous essayâmes le vin suggéré par le jeune sommelier, un vin de pays de Franche-Comté, Chardonnay « cuvée de la canicule » 2003 Ruranim qui titre 14,2°. Il commence dans des expressions chiliennes. On remarque l’exercice de style, sans être le moins du monde intéressé. Puis, quand les réserves d’usage ont été faites, on se laisse aller à la romance entonnée par le vin et on trouve que l’association est belle et que le vin existe. On fut bon public l’espace d’un instant. Pourquoi pas ? Il n’y a pas d’avenir dans ces excès d’alcool. Mais on se laisse aller. La fin du repas se fit sur le Krug lançant par instant de belles fulgurances sur un fond de juvénilité.

le grand conseil après le coup de marteau

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 20 janvier 2005

Dîner de wine-dinners du 20 janvier 2005 au restaurant Laurent
Bulletin 128

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Dom Ruinart 1993
Champagne Krug 1988
Clos Sainte Hune Riesling F. E. Trimbach 1996
Puligny Montrachet Clos de la Garenne Vincent Vial négociant 1962
Château Pontet GC Saint-Emilion 1955
Château Pichon Longueville 1921
Mercurey J. Thorin 1959
Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1964
Le Corton Bouchard Père & Fils 1961
Monbazillac Lagrive 1961
Château Filhot 1928

Le menu créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret
Amuse-gueules
Tarte friande de maquereaux cuits en marmelade d’agrumes,
et champagne, réduction moutardéee
Royale d’oursins dans un Capuccino anisé
Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, artichauts violets,
et petits oignons mijotés au romarin
Lasagnes de queue de bœuf braisée au vin rouge, moelle et truffe
Bleu Termignon
Tarte fine soufflée aux marrons
Café mignardises et chocolat

Un dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 20 janvier 2005


On change de registre, mais pas d’amour, avec un dîner de wine-dinners au restaurant Laurent. Les bouteilles sont apportées une semaine avant, et avec Patrick Lair, nous avons nos habitudes, et nous travaillons en équipe. Lorsque je découpe la capsule de la bouteille de Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1964, de la terre jaillit sur mes doigts. Encore cette inimitable odeur de la terre de la cave du Domaine. Le vin sent la poussière, semble comprimé, confiné. Espérons qu’il s’épanouisse. A l’inverse, le Mercurey 1959 a une odeur chaleureuse, totalement bourguignonne. Le Pichon Longueville 1921 a un bouchon d’origine et un niveau exceptionnel pour une bouteille authentique d’une présentation irréprochable. Il explose d’une perfection olfactive d’une générosité rare. C’est beau comme un 1928 épanoui ou comme un 1947 exubérant. Il est urgent de refermer la bouteille tant cette générosité mérite de rester encore en coulisse. Le bouchon du Pontet 1955 est un cas d’école : la perfection du bouchon, ce qui explique le niveau dans le goulot. Le Filhot 1928 fait un peu gris. Nous verrons.


Le menu préparé par Alain Pégouret en complicité avec Philippe Bourguignon fut d’une rare justesse de ton : Tarte friande de maquereaux cuits en marmelade d’agrumes, et champagne, réduction moutardée, Royale d’oursins dans un Capuccino anisé, Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, artichauts violets, et petits oignons mijotés au romarin, Lasagnes de queue de bœuf braisée au vin rouge, moelle et truffe, Bleu Termignon, Tarte fine soufflée aux marrons, Café mignardises et chocolat.


Les convives arrivent au bar, ponctuels comme il se doit. Un champagne Dom Ruinart 1993 affiche une sûreté d’expression naturelle. C’est un grand champagne qui laisse en bouche une trace longue. Délicatement titillé par un toast au poisson fumé, il répond par un effleurement sucré. On démarre bien sur cet accord.


Nous rejoignons la jolie table, et la pâte feuilletée au maquereau provoque comme il faut un champagne impérial, Krug 1988. Quelle justesse de ton. Nous avions à la table de grands musiciens. Le Krug est un instrument précisément accordé. Tout est profond, goûteux, imprégnant. Il est difficile d’imaginer meilleur champagne.


Sur le capuccino d’oursins délicieux, un peu plus cappuccino qu’oursin, le Riesling Clos Saint Hune Trimbach 1996 affiche toute la noblesse de sa construction. Des alsace construit comme cela, il n’y en a que peu. Le cappuccino lui donne des notes citronnées qui le raccourcissent un peu. Alors que le prodigieux Puligny Montrachet Vial 1962, au nez intense, à la couleur dorée d’un airain lourd, et aux évocations de café et de réglisse se voit catapulté par l’oursin dans des vérités intangibles. Ce vin n’est plus du Puligny. C’est un vin intense, évocateur, qui emplit la bouche d’une immense complexité. Toute la table s’est pâmée, comme on le verra dans les votes.


L’agneau se fait discret pour laisser la place à de grands Bordeaux et la réduction vient rappeler qu’en cuisine on sait faire. Le Château Pontet Saint Emilion 1955 est superbe en tous points. Beau vin très jeune, même râpeux, il s’affirme à bon droit. Mais le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921 me renverse, me plaque sur les cordes d’un ring imaginaire. Je suis sous le charme. Il n’y a rien à faire, je suis envoûté. Il y a dans l’odeur une forme de synthèse ronde et épanouie qui ne se discute pas. Et en bouche, la pesanteur cardinale, le velouté papal, la justesse de ton m’interdisent de considérer autre chose. La viande approuve mon vote. On est dans une subtilité gustative pimpante.


La queue de bœuf de chez Laurent, c’est un piédestal. Et trois bourgognes firent avec elle une prestation magistrale. Le Mercurey J. Thorin 1959 est époustouflant. Il est toute la Bourgogne, avec ses aspects changeants que j’ai si souvent vantés. Il représente l’acception aboutie de son climat. Je trouve le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1964 un peu abîmé. Mais quand je vois un vigneron bourguignon et un autre ami se pâmer sur sa subtilité, je révise mon jugement. On est dans la complexité la plus belle. Le Corton Bouchard Père et Fils 1961 est tellement jeune qu’on ne pourrait le croire. Il a tant de potentiel qu’il force l’admiration. On goûte un vin déjà grand qui deviendra grandiose. Tout le monde s’enflamma de la complémentarité de ces trois immenses bourgognes.


Je m’attarde un instant sur ce Grands Echézeaux. Etant volontiers exubérant et enthousiaste, je pourrais volontiers laisser penser à quelques lecteurs que j’ai pour les vins anciens les yeux de Chimène. Et je me dis parfois que mon lyrisme pousse mon jugement vers la tolérance. Or voilà que deux grands palais, qui connaissent les bourgognes sur le bout des lèvres, s’enflamment pour ce Grands Echézeaux quand je le trouvais plutôt fatigué. Comme ils ont attiré mon attention, j’ai repris mon analyse, et j’ai effectivement constaté que le premier écran cachait des trésors, si on les cherchait scrupuleusement. Aurais-je trouvé plus enthousiaste que moi ? Ce sera un sujet de réflexion, d’autant qu’un journaliste présent s’enflamma pour le Sauternes au point de ne plus vouloir que lui, alors que je me sentais un peu gêné par quelques infimes fadeurs. Deviendrais-je plus sévère et critique ? Docteur, que dois-je faire ? C’est grave ?


Le bleu d’une source confidentielle, que j’ai déjà goûté au Meurice, est le compagnon parfait du premier liquoreux, ici un Monbazillac Lagrive 1961. Voilà un liquoreux discret, sans aspérité ni type excessif, qui joue une partition extrêmement juste sur le fromage. Ce fut un accord magistral.


Le dessert au marron était ce qu’il fallait pour un Filhot 1928 que j’ai trouvé un peu métallique, mais qui était capable de porter des messages d’une complexité qui n’appartient qu’aux sauternes.


La table éclectique et enjouée s’enthousiasmait dans une bonne humeur plus que communicative. Le niveau général des vins était extrême et les accords particulièrement justes. On vota. Le vin le plus décoré de votes fut le Puligny- Montrachet. Il serait sans doute bon de méditer ce fait. Il figura dans les bulletins de vote des onze votants, ce qui est très rare, et il recueillit six places de premier. Quatre autres vins eurent aussi au moins un vote de numéro un sur le podium. Je le redis encore, car c’est important pour moi, si cinq vins sur onze ont reçu un vote de premier, c’est le signe que les vins choisis sont de grand intérêt. Le consensus, ou plutôt l’absence de consensus tant les goûts différent, couronna dans l’ordre le Puligny Montrachet 1962, le Pichon Longueville 1921, Le Corton Bouchard 1961, le Krug 1988 et le Filhot 1928. Fort curieusement le Grands Echézeaux 1964 n’eut que deux votes, de mes deux amis connaisseurs de bourgognes, et ces deux votes le plaçaient en numéro un. Paradoxe du goût !


Mon vote fut le suivant, dans l’ordre : Pichon Longueville 1921, Mercurey 1959, Puligny Montrachet 1962, Krug 1988. Il y avait à notre table des érudits et des néophytes. Deux étudiants poussèrent les portes d’un monde nouveau, un monde de plaisirs gustatifs extrêmes. Un niveau culinaire et œnologique particulièrement élevé.

Je reçois des livres vendredi, 14 janvier 2005

Un lecteur attentif que je remercie aussi ici m’offre deux livres sur le vin. Pierre Poupon, ancien vinificateur du domaine Jacques Prieur, a commis un très court livre, « la fin d’un millésime », petit roman délicieux pour les amateurs de vins. Il est fortement autobiographique. De beaux passages montrent que l’auteur porte en son cœur un profond amour du vin et je ne résiste pas à l’envie de vous en faire déguster un court extrait :

« Le Santenots 49 éclairait le cristal d’une douce lueur de braise. Observé d’en haut, son cercle orangé découpait comme une pastille translucide de terre ocre teintée de bauxite. C’était la couleur d’une robe royale, à la fois vive et tendre, non pas fatiguée par l’usure mais lustrée et hâlée par les caresses du temps. C’était cette robe ducale … ». Voilà un message d’amour du vin.

Dans le même envoi un deuxième livre fort didactique sur « les vins de bourgogne » de Sylvain Pitiot et Jean-Charles Servant, édité comme le précédent par Pierre Poupon. J’y apprends des tonnes de choses notamment par des cartes géographiques extrêmement bien faites, qui situent les vins que je révère. On y trouve un court paragraphe sur l’ouverture et le service d’un vin. Ce qui est suggéré va me motiver à écrire un deuxième livre, car je pense pouvoir apporter des améliorations à ce que conseillent de doctes personnes. Au fil des dîners, j’ajuste sans cesse les méthodes, qui conduisent à ce que les vins se présentent dans un état de perfection presque impossible sans elles. Ce sera le sujet de propositions que j’espère pouvoir confronter à la sagesse et à l’expérience de professionnels.