Visite à la Romanée Conti dimanche, 27 juin 2004

Le lendemain matin suivant la féerique dégustation des vins de Bouchard au château de Beaune, j’imaginais mal quitter la région sans aller me recueillir sur les plus belles vignes de cette si belle région. Je me rends sur les terres du Domaine de la Romanée Conti, et j’annonce ma présence au Domaine.

Déjeuner impromptu avec les dirigeants du Domaine. On ouvre un Vosne Romanée Premier Cru Domaine de la Romanée Conti 1999. Un nez soyeux, rond, agréablement velouté qui signe un vin déjà formé. La bouche est moins affirmée, mais il y a un coté flatteur qui n’existait pas avec beaucoup de vins de Bouchard plus stricts. Un bien agréable vin qui va s’affirmer de belle façon dans quatre ou cinq ans. Je goûte aussi le Bâtard Montrachet DRC 2002, au nez de pétrole et excitant. Au goût le vin est assez léger, aqueux, mais va mûrir. Ce n’est pas puissant, mais c’est extrêmement plaisant. Le lecteur sait bien sûr que le Bâtard ne sort jamais des limites du domaine, puisqu’il n’est pas commercialisé. Il sait aussi que j’en suis amoureux fou.

Nous allons déjeuner à Gevrey-Chambertin munis d’une bouteille sans aucun repère qui me permît de deviner. Un délicieux fromage de tête réveille à peine un Pouilly-Fuissé Joseph Drouhin 2002 sans intérêt à ce moment là : on ne peut pas avoir dégusté tant de Corton Charlemagne et autres Montrachet et avoir le palais qui réagisse à ce vin sans discours. Sur un beau rumsteck le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1957 trouve un terrain d’expression. Ce vin est animal, guerrier, c’est le sioux dissimulé derrière des bosquets, car dès qu’on croit avoir découvert la trace d’une saveur il en propose une autre. C’est la définition parfaite du bourgogne qui se cache, disant à son dégustateur : compte jusqu’à vin, et trouve mon secret. J’aime ces bourgognes qui délivrent leurs messages sous forme codée. C’est magiquement captivant comme l’énigme du sphinx. Discussions sur l’histoire qui nous entraîneraient fort loin si les agendas ne nous rappelaient à l’ordre. Agréable moment impromptu de chaude complicité.

Dîner au château de Beaune Bouchard samedi, 26 juin 2004

Nous avons ensuite participé à un dîner que seule la maison Bouchard est capable d’organiser, sans équivalent dans le monde. Le repas consistait en foie gras de canard sur toast de pain d’épices et chutney d’ananas, sandre sauce dieppoise, volaille de Bresse aux morilles. Repas de haute qualité.

Chablis Grand Cru les Clos William Fèvre 1998 : belle minéralité. On commence à sentir le miel et le champignon. Très grand équilibre. Un beau Chablis.

Montrachet 1953 : couleur d’or. Magnifique. Un vin d’équilibre. Nez de beurre. Extraordinaire vin, gras dans le verre. Un accomplissement absolu. Il montre les dimensions galactiques qu’atteint le bourgogne blanc extrême (à prononcer façon Salvador Dali).

Meursault Charmes 1858 : couleur d’airain. Nez de beurre discret. Goût fabuleux. Complètement équilibré. Un vin de magie totale. Il renforce par sa présence la perfection du Montrachet. Dans ce Meursault il y a du citron vert, de la groseille à maquereau, c’est magique, et comme pour le 1846 déjà bu ici même, plus le vin s’installe dans le verre et plus il s’améliore, devenant grandiose

Le Corton 1947 : un nez merveilleux de grande jeunesse. Il y a des cotés fumés qui rappellent Cheval Blanc 1947. C’est un vin géant, velouté qui a des évocations de cigare ou de porto. Envoûtant

Fleurie Poncié 1929 : un nez de calvados. Sous-bois, forêt. On sent les légumes. Après quelques gorgées, mais surtout après que Bernard Hervet nous a livré la solution de ce vin bu à l’aveugle, on retrouve le goût de beaujolais. Jeune et magnifique. Quel témoignage !

La Romanée 1865 : le nez est fumé. La couleur est incroyable de belle jeunesse. Des goûts de champignon, un équilibre hors du commun. Ce vin est invraisemblable, le graal de tout amateur. Car l’année 1865 est la plus fantastique des années pour les bourgognes rouges, surpassant toutes les autres.

C’est un privilège unique que d’avoir accès à de tels flacons qui montrent que l’on savait faire du vin au milieu du dix-neuvième siècle, quand aucune technique moderne n’existait.

Le lecteur assidu de ces bulletins pourrait ne plus s’émouvoir de lire les noms de ces vieux flacons. Mais c’est une chance invraisemblable qui m’a été donnée de pouvoir mettre mes lèvres sur des vins incroyablement vivants après cent quarante ans d’existence. 1865 c’est l’année de la parution de Alice aux Pays des Merveilles, c’est l’année de la première de Tristan et Yseult de Richard Wagner, c’est la fin de la guerre de Sécession. Et des vins faits cette année là sont encore brillants ? Le vin ancien est un monde de fascination et de pur plaisir.

Visite de la maison Bouchard Père & Fils samedi, 26 juin 2004

Notre groupe de trois du déjeuner chez Marc Meneau devait se rendre ensuite au château de Beaune où nous devions participer à un repas de légende. Je parlerai ici de la visite en cave.

La cave de la maison Bouchard Père & Fils est spectaculaire. Elle est immense, et d’une température idéale pour une bonne conservation. Nous avons un aperçu de la partie de la cave où mûrissent les vins les plus anciens et nous goûtons les 2003 en barrique : Beaune Grèves Vignes de l’Enfant Jésus : tout est en fruit. Exceptionnel. C’est un 1947 selon les professionnels. 13°8 ce qui est fort. Une confiture de mûres. Le Corton : le nez est moins de fruit, plus adulte. 13°5. Grande élégance. Ça sent le raisin rabougri. C’est beau. Il va devenir grandiose. Le Nuits « les Cailles » cher à mon cœur dans sa version 1915, couleur noire d’encre, vin fou un peu perlant, très fruits noirs. Un bonheur de fruits. On peut le boire déjà ! Vosne Romanée les Suchots : on quitte le fruit. C’est plus domestiqué. Le fruit existant est fusionné à l’alcool. Difficile à juger pour moi car il n’est pas encore formé. Bonnes Mares : nez élégant, beau vin qui va bien vieillir. Très beau.

 Les blancs maintenant avec le Meursault Genévrières nez très Meursault de pierre à fusil bonbon acidulé, amylique. Chevalier Montrachet : le nez est superbe. Légèrement perlant, le vin est malgré tout accompli, royal. Montrachet nez superbe, jeune, bien agréable. Un peu difficile à juger, mais extrêmement prometteur. Corton Charlemagne : nez aussi superbe, de fruits, d’agrumes. En bouche promet d’être grandiose. Vert encore mais déjà immense.

Comme je me livre exceptionnellement à ces découvertes de cave je note mes impressions premières. Il me manque la perspective historique des millésimes pour pouvoir comparer, ce que je fais beaucoup plus naturellement pour les vins anciens où je suis plus à mon aise. Il me montre à quel point il faut une expérience de nombreux millésimes successifs bus jeunes pour étalonner son palais et prédire les évolutions futures. C’est l’apanage des spécialistes. Certains vins sont déjà chaleureux. Voilà une année, 2003, qu’il faudra suivre !

Nous étions donc à Beaune, au château, où notre hôte de Bouchard, après la dégustation en cave de vins de 2003 en barrique (bulletin 115), nous dirigea dans le jardin du château de Beaune vers une cave datant du 15ème siècle aux formes d’un charme fou. Une rangée impressionnante de bouteilles nous attendait et voici ce que m’inspira cet apéritif organisé. Les notes sont prises en style télégraphique.

La série des rouges commence par Volnay Chevret 2002. Joli nez, très sec. Un peu amer. Un fruit prometteur, de cerises et de mûres. Volnay Taillepieds 2002 : nez de beaujolais, avec sa banane, il y a plus de fruit. Les tannins sont secs. Vin ingrat et amer. Volnay Clos des Chênes 2002 : nez discret, bouche plus équilibrée. Le bois est présent. Il y a de la densité. Il est assez austère mais prometteur. Il vieillira bien. Volnay Caillerets « ancienne cuvée Carnot » 2002 : nez de viande. Beau nez. Plus flatteur, il est plus complexe sur un fond de viande. Très frais. Difficile de hiérarchiser, car le Caillerets est meilleur, mais à mon goût le Clos des Chênes vieillira mieux. Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 2002 : très fruité. Il y a de la prune. Il est rassurant. C’est de la soie. Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1999 : nez généreux, accompli. Un peu d’amertume en fond de scène. C’est déjà très rond, mais amer. Il sent la peau de raisin. Il va merveilleusement vieillir. Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1995 : en vieillissant, il se simplifie un peu. Le fruit est beau mais un peu simple. A attendre. Il est quand même intéressant, même s’il est un peu en ce moment dans un âge ingrat. Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1990 : le nez de viande est ingrat, mais c’est aussi peut-être mon nez qui sature. En bouche le vin est rond, opulent, flatteur, charmant. Ceci est du vin. Le fruit est un peu rôti, mais j’aime. Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus 1964 en magnum. Le nez est cuit. En bouche, c’est bon. On sent curieusement du thé et de la prune. Il eut fallu attendre une heure pour qu’il déploie tout son talent.

Selon la tradition Bouchard on suit avec les blancs. Meursault Perrières 2002. Nez flatteur. En bouche c’est beau. C’est un vin de plaisir. Il est un peu beurré, avec une belle acidité. J’ai noté encore une fois pour ce vin : vin de pur plaisir. Chevalier Montrachet 2002 : ça sent le vin ! Il est accompli. En bouche il est rond, vivant. Citronné il est aussi complexe et long. Un vin magique. Chevalier Montrachet La Cabotte 2002. Le nez est plus fermé. C’est plus ésotérique que le précédent. Il est plus glycériné. Il se livre moins. Un goût de pèche au vin. Il a une complexité qui promet. Montrachet 2002 : il a un nez unique qui est fabuleux. Le vin est très vert, évoque la pomme verte. Une promesse énorme. Compte tenu de sa verdeur, il est très difficile de reconnaître Montrachet. Mais c’est un vin plein d’avenir, un vin à suivre.

Corton-Charlemagne 2002 : nez de grande concentration mais discret. Complexe. En bouche c’est fabuleux. C’est beau, grand, et donne un vrai plaisir. Corton-Charlemagne 2000 : bon vin blanc, mais attendu. C’et bien, c’est beau, mais c’est assez classique. Puis, il développe des complexités farouches. C’et un vin que je vois éclater de beauté dans vingt ans. Corton-Charlemagne 1996 : très citron vert. Il y a du gras, de l’opulent. Ça c’est un Corton ! Corton-Charlemagne 1990 : nez de pétrole. Là, tout est Corton. C’est un vin de pur plaisir, maintenant, sans la moindre question. Corton-Charlemagne 1964 : nez de fruits, de champignons, de fleurs. Le nez est magique. En bouche, c’est rond, équilibré, fumé. Très fumé, très fruits confits. Il a un joli bois. Le Corton complexe que l’on aime.

Malgré la densité de l’écriture, le lecteur attentif aura mesuré l’invraisemblable concentration de vins de qualité soumis à notre examen. Une expérience rare.

Déjeuner au restaurant de Marc Meneau samedi, 26 juin 2004

Je  fais étape peu après à Saint Père sous Vézelay au restaurant de Marc Meneau, L’Espérance. Je m’y rendais de façon régulière depuis une trentaine d’années. Je retrouve mon ami américain et un ami allemand grand amateur de vins. Ma présence n’était pas prévue car j’avais un autre itinéraire, mais sachant où ils étaient, j’annonce ma venue. Les commandes sont passées avant que j’arrive et mes amis frappent très fort. Aussi bien au plan de la nourriture qu’au choix des vins. J’ai le plaisir d’être accueilli par des « bonjour M. Audouze », car je retrouve une jeune sommelière et un maître d’hôtel que j’ai pratiqués en d’autres lieux. Plaisir aussi de retrouver la grande cuisine de Marc Meneau, élégamment présentée par Françoise son épouse, heureuse de la faire découvrir ou redécouvrir à des partisans. Le retour au niveau de trois étoiles se fait dans une bonne humeur particulièrement sympathique. Le turbot cuit sous croûte est très expressif, la poularde est magique, et les petites entrées sont élégantes. Tout cela est vraiment de la belle cuisine pour un grand repas, que méritent les vins choisis. Le Montrachet du Domaine de la Romanée Conti 1999 a une couleur d’un or citronné intense. En bouche, je passe par plusieurs sensations. Car à la première gorgée, c’est l’alcool et la puissance qui dominent. Puis l’élégance apparaît. Le vin a de l’opulence, il envahit, il a de la mâche. Et en même temps il est subtil, il esquisse, il suggère. C’est définitivement un grand Montrachet.

Le Gevrey-Chambertin les Cazetières Domaine Leroy 1955 a un nez de Pomerol, une couleur de Pomerol et un goût de Pomerol. Ceci déclaré, il a tout ce que j’aime de l’année 1955 en Bourgogne, dont cet émouvant Latricières Chambertin de Pierre Bourrée (bulletins 38 et 107). Il a un coté un peu cuit, mais délicieusement énigmatique. Ce vin raconte une histoire et me séduit follement car il délivre des messages que l’on n’attend pas. Le Corton Renardes Domaine Leroy 1964 est infiniment plus bourgogne, avec l’accomplissement assis de l’année 1964. On a toutes les caractéristiques de la Bourgogne avec cette belle amertume et cette déstructuration animale.

Dîner de wine-dinners au restaurant Le Grand Véfour jeudi, 24 juin 2004

« Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés,

Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez »…

Ce poème d’André Chénier est pour moi l’un des plus beaux de la langue française, oeuvre d’un génie à qui la repentance, mode actuelle, devrait s’appliquer, puisqu’il fut guillotiné en 1794 à trente deux ans. La Révolution nous a privé d’une production poétique sans doute unique. Tout comme un stupide duel d’Evariste Gallois à vingt ans empêcha l’éclosion d’un génie mathématique.

C’est ce poème de Myrto la jeune Tarentine que m’inspire l’élégante cuisine de Guy Martin au Grand Véfour.  Chaque sonorité s’enchaîne dans le poème d’une façon merveilleusement romantique. Chaque saveur des plats de Guy Martin procède d’un romantisme gustatif, lui aussi particulièrement émouvant. Je vais donc dithyramber un instant !

Du Grand Véfour, cette goélette portée par le vent de l’histoire, j’étais un passager épisodique car elle ne figurait pas sur mes géodésies parisiennes. Guy Martin a créé ce soir une cuisine époustouflante. Elle est diabolique. Il n’y a aucune aspérité, aucun clin d’œil, aucune facilité qui flatte les juges. C’est discret, c’est beau, c’est remarquable et c’est précis. Le homard est du homard, le cabillaud du cabillaud, le pigeon du pigeon. On a l’essence des goûts purs, et cette étincelle de génie que seuls les chefs les plus étoilés possèdent. Je ne soupçonnais pas qu’un repas dédié au vin puisse montrer tant de talent. Tout fut beau, juste, délicat, sans le moindre faux pas. De la gastronomie éternelle qui ressuscite les recettes des plus grands maîtres de l’orthodoxie culinaire, car tout fut prodigieusement précis.

J’ouvre à 17h les bouteilles avec Patrick Tamisier cet enjoué et farceur sommelier qui sait en toutes circonstances adopter l’attitude que commande son riche savoir. J’ai de grandes frayeurs. Le Chablis est quasiment mort, le Nuits 1949 chancelle et le Beaune est au SAMU. Le Tuileries, comme je l’avais annoncé auparavant aux convives, souffrait. A coté d’eux le Château Chalon affichait une insolente perfection et le Suduiraut était papal. Patrick vibrait au témoignage d’ouverture de ces reliques, frappé par le fait que chacun des vins, même fatigué, délivrait l’exacte définition de son terroir avec une authenticité étonnante.

Voici le petit bijou, menu de Guy Martin : Sardines farcies au fromage de brebis et graines de céleri, câpres non pareilles, Foie gras de canard et foies blonds de volaille de Bresse, truffes et artichauts, Rissoles, truffes et feuille d’or, Homard rôti et morilles au vin jaune, Dos de cabillaud poêlé aux épices, jeunes légumes au bouillon, aïoli et courgettes, Pigeon Prince Rainier III, Bleu des Pyrénées de Macaille, Pêche blanche dans une fine gelée à l’hibiscus, crème glacée à l’huile d’Argan. Ce fut assez époustouflant.

Le Krug 1988 a la présence rassurante du champagne parfait. Orthodoxe au moment où nous trinquions en un toast de bienvenue, il rajeunit de dix ans avec des sardines marquantes.

Le Château des Tuileries 1941, un « Graves supérieures » est un blessé. J’avais ajouté cette bouteille basse qui méritait d’être bue car la couleur me plaisait. Le nez est amer, l’ouverture agace mais la longueur est là : le vin finit en beauté. Sur le délicieux et fondant foie gras dont l’artichaut plaisait au Graves, un mariage exact.

Le Chablis Réserve de la Reine Pédauque 1934 est beau. Le blessé de 17h a guéri. Il est opulent, rond, onctueux sur la truffe. Et l’on est bien, rassurés qu’un Chablis manifestement hors limites puisse réveiller de telles saveurs.

Le Château Chalon Richerateaux 1949 est impérial de pure perfection. Je pense qu’il y a quatre catégories de personnes sur terre. Celles qui ignorent les vins du Jura. Celles qui ne supportent pas les vins du Jura. Celles qui ont goûté du Château Chalon et ce goût de noix verte amère. Et enfin ceux qui ont bu ce Château Chalon 1949 où l’amertume est absente, et dont la richesse s’étale de façon insolente. Ils forment un contingent infime. Il faut impérativement grossir le nombre d’amoureux de ces très grands et énigmatiques trésors. La morille excite logiquement le vin, mais c’est la chair du homard qui s’inscrit comme son exact partenaire.

Avec le cabillaud, on entre dans une forme de gastronomie que j’aime. La chair flatte le Mouton-Rothschild 1987 assez austère et sec qui va se transformer complètement au fil du plat. Le désert aride va se transformer en jardin luxuriant. Le moine cloîtré va devenir crooner. Et c’est la sauce qui catapulte le Mouton au firmament. Le Clos Fourtet 1938, reconditionné au château en 2001 est brillant. Rond, chaleureux, charmant et velouté il a tout d’un vin éternel, largement au dessus de ce qu’on pourrait attendre de son année dont les vestiges sont rares. Ce vin brille sur la chair du cabillaud et sur la petite crème d’ail.

Le Beaune Calvet 1955 m’avait fait peur à l’ouverture. Mais dès la première goutte versée en verre, on sent qu’il est réveillé et le pigeon vole avec lui. Ce pigeon d’une grande subtilité, plus viande que gibier, a trouvé un frère avec le beaune. Curieusement, le Nuits, Vin Fin de la Côte de Nuits Champy 1949 qui m’avait presque plu à l’ouverture a attrapé un goût de bouchon désagréable, à peine perceptible en bouche, mais qui agace. Puis tout disparaît. Et le jus de cuisson d’un œuf d’accompagnement, brutalement viandeux, remet en selle ce 1949 qui se met à parader follement, dopé comme un cycliste.

Le Rieussec 1965 ouvert au dernier moment est trop simple quand il se présente maintenant. C’est de l’alcool, avec seulement du fruit. Et il se transforme à vue d’œil sur un bleu un peu trop fort à mon goût pour devenir un compagnon attachant.

Les alcyons peuvent sécher leurs larmes, car voici Suduiraut 1948 qui vaut à lui seul tous les plaisirs du monde. C’en est presque trop de pure perfection. Oubliant le poète pour le sabir actuel, je dirais qu’il est « grave trop ». Sur le lait de coco, association diabolique, c’est Aïda. Sur la pèche totalement adaptée, c’est la troisième Symphonie. J’avais comparé plus tôt le Clos Fourtet au peintre Corneille et le Mouton à Ingres. Là, c’est la musique que suggère ce Suduiraut, petit miracle, soleil radieux sans le moindre défaut. C’est la 3ème, l’Héroïque.

Lorsqu’il s’est agi de voter, tous les vins ont eu droit au moins une fois à un vote, même les blessés dont le nombre, je dois le dire, fut un  peu inhabituel. Les vins se sont ressaisis sur la cuisine, mais certains souffraient encore. Ce fut donc un bien si au moins un vote les a encouragés, la cuisine faisant le reste.

Mon vote fut en un le Suduiraut 1948, en deux le Château Chalon 1949, en trois le Clos Fourtet 1938 et en quatre le Beaune 1955. Ce sont d’ailleurs ces quatre vins qui furent les plus cités, et pour une fois, ce qui est extrêmement rare, l’un des convives, qui avait déjà participé à l’un des dîners, a donné strictement le même vote que moi.

Un jeune couple de canadiens avait une érudition et un charme qui ont conquis l’ensemble de la table. Un couple d’entrepreneurs passionnants qui plus est vignerons et des habitués compétents, tous ont formé une table joyeuse, profitant d’un moment unique de gastronomie. La pèche qui accompagnait le Suduiraut était invraisemblablement exacte. Mon cœur a succombé à la sauce du cabillaud sur le Mouton 1987, vin qui n’était pas le plus émouvant mais qui a vibré de façon étonnante sur cette composante du plat. Le Clos Fourtet a paradé sur les épices du poisson. Le Château Chalon a montré une solidité gustative rare sur le homard.

Guy Martin a atteint ce soir une des formes les plus subtilement discrètes et accomplies de la vraie gastronomie.

Déjeuner au restaurant Taillevent mercredi, 23 juin 2004

Déjeuner au restaurant Taillevent avec l’un des palais les plus exceptionnels de la planète, un américain d’origine indienne, sans doute le second plus grand dégustateur au monde derrière Michael Broadbent. Le champagne rosé Taillevent est un peu trop sucré à mon goût. J’avais récemment goûté un rosé 1988 Taillevent que j’avais trouvé d’une classe immense. Apparemment l’âge est nécessaire à ce champagne. Le Corton Charlemagne Coche-Dury 1994 a un nez unique que mon ami trouve botrytisé, réflexion que j’entendrai quelques jours plus tard d’Aubert de Villaine sur le confidentiel Bâtard du domaine de la Romanée Conti. Pour moi le Coche Dury se caractérise plus par cette odeur de pétrole, de pierre mouillée par un torrent. En bouche il gratifie d’un goût de beurre, d’un gras, d’une onctuosité remarquables. Je lui trouve une belle harmonie sur une longueur un peu faible pour ce poids lourd. J’ai nettement préféré le 1999 bu il y a moins d’une semaine au Tan-Dinh même si tout expert trouverait le 1999 non encore formé. Le plat de langoustines aux asperges est assez attendu, alors que le risotto aux girolles est un monument d’exactitude. C’est aussi raffiné qu’une montre tourbillon.

Le Corton Renardes Michel Gaunoux 1972 est un fantastique bourgogne. Voilà un vin que Robert Parker refuserait de noter. Brutal, agressif, déstructuré, il a tout pour rebuter le palais rapide et inattentif. Ce qui n’est pas le cas du célèbre critique œnologique, mais il ne prendrait pas le temps d’essayer « d’entrer » dans la logique du message. Sous ses abords dérangeants, ce vin a une fantastique expression bourguignonne faite d’animalité, de stress, de viol des papilles. Et quand ce vin déroutant s’oppose à l’un des plus magistraux lapins que j’aie mangé, on se situe à un niveau extrême de gastronomie. Ce lapin est un monument, car toutes les saveurs explorées trouvent une place exacte. Que de fois, même dans les maisons les plus talentueuses, on trouve une saveur qui entraîne la question : « pourquoi ? ». Là, toute piste explorée a sa signification. C’est le lapin sublime. Un morceau d’anthologie. Alors, quand en face de lui c’est un Corton déstructuré qui joue dans l’énigme, on côtoie l’excitation gastronomique nirvanesque. Tout dérange et en même temps tout s’encastre. C’est la plus pure interpellation gustative qui soit. Et je suis assez content que ce soit Taillevent qui s’aventure sur ces pistes là.

Le lendemain se tenait un dîner de wine-dinners au Grand Véfour où Guy Martin a délivré une cuisine de ce niveau. J’en raconterai l’histoire dans le prochain bulletin, car cette histoire mérite des développements.

visite aux caves de Tain l’Hermitage vendredi, 18 juin 2004

Visite aux caves de Tain l’Hermitage. De la salle de dégustation on a une vue impressionnante sur la quasi totalité des terres où mûrissent les Hermitage. Ces pentes escarpées sont de toute beauté, surmontées de cette petite chapelle qui a dû voir l’éclosion du Chapelle 1961 de Jaboulet, gloire justifiée de cette attachante appellation. Tous les vins dégustés sont de la cave de Tain l’Hermitage qui joue le rôle de coopérative pour certains vins et vinifie ses propres domaines pour d’autres.

·Roman"">  Crozes Hermitage Nobles Rives 2003, avec 100% de marsanne est un blanc fort, alcoolique, fumé au goût de pierre.

·Roman"">  Saint Péray 2001 avec 30% de roussanne et 70% de marsanne a un goût de bois américain. Un peu de perlant, plus léger, minéral, agréable. Un léger goût de bonbon acidulé

·Roman"">  Crozes Hermitage rouge 2001 est difficile à juger. Trop neutre et assez limité

·Roman"">  Saint Joseph Esprit de Granit 2001 est une sélection parcellaire de la même veine

·Roman"">  Le Cornas Nobles Rives 2000 (Nobles Rives veut dire vin d’assemblage) est plus fruité, plus séducteur

·Roman"">  L’Hermitage Nobles Rives 2000 est très beau, fruité, riche et puissant

·Roman"">  L’Hermitage Gambert de Loche 2000 est un vin de propriété de la cave de Tain. Il titre 13°5. Il est racé, bon, fruité mais avec élégance. Le boisé est superbe. Astringence, mais c’est un Hermitage.

·Roman"">  On revient aux blancs avec l’Hermitage blanc 2000. Goût de miel, de caramel. Il est beau. Pas autant que le 1995 que l’on a bu en dîner, mais c’est très joli.

·Roman"">  Le vin de paille d’Hermitage 1996 en 100% marsanne surmaturée est très fumé, avec des évocations de vanille, de réglisse, de bonbon. Il est très sec pour un vin doux, ce qui le rend plus captivant.

Belle dégustation d’une cave sympathique qui fait ici ou là des vins qui pourront mériter l’attention avec quelques années de plus et en situation de repas.

Dégustation des vins de Henriot au George V mercredi, 5 mai 2004

Ceci fait contraste avec la distinction, l’élégance raffinée qui présidaient à la dégustation qui eut lieu au Four Seasons (j’ai du mal à ne pas dire George V) des vins du groupe Henriot. Dans des salons très cossus, une visite, voyage dégustation remarquablement ordonnancé : il fallait suivre l’ordre des vins car cela avait un sens. On explorait les Chablis William Fèvre justement honorés, les rouges Bouchard Père & Fils avec ces Pommard, ces Corton et autres Nuits Saint Georges, les blancs de divers statuts dont un Corton Charlemagne à se pâmer et l’on finissait par les champagnes Henriot dont une cuvée spéciale absolument époustouflante. Avec l’éventail de ces vins, on peut imaginer des milliers de compositions de repas qui seront toutes différentes, tant la gamme de ce groupe est vaste et talentueuse. En ce qui me concerne, je partirais volontiers sur une île déserte avec une cuvée des Enchanteleurs Henriot, avec un Chablis Grand Cru de William Fèvre, avec un Corton Charlemagne et une bouteille de La Romanée de Bouchard, avec le sentiment je peux attendre sereinement, sans angoisse le sauvetage improbable de ce qu’on appelle la civilisation.

Déjeuner au restaurant Apicius mercredi, 7 avril 2004

Je dois déjeuner sur un sujet de travail avec des gens que je ne connais pas. Il est hautement probable qu’il s’agit de grands connaisseurs. Une table au restaurant Apicius est réservée car j’aime assez volontiers y prélever quelques belles bouteilles. J’invite et j’ai envie que l’on passe plus de temps à parler qu’à choisir les vins. Je choisis donc les vins avant que mes convives n’arrivent.

Comme on est en pleine saison des asperges, je choisis un Riesling Fronholz Ostertag 2000 qui ira avec toute entrée mais aussi avec les asperges,Roman"> au cas où ils les choisiraient. Nous profitons de trois déclinaisons sur le thème de l'asperge. Une entrée fraîche, petite soupe en gelée avec des têtes d'asperges vertes. A l'oeil, le vert acidulé de la gelée présentée dans une coupe à sorbet paraît assez éloignée du vin. En fait pas du tout. La fraîcheur printanière excite bien ce beau Riesling bien gras, aux saveurs fumées, compotées tirant sur le fruit confit. Avec de grosses asperges vertes baignées d'un lourd jus de viande, l'accord est parfait. L'Ostertag s'installe dans une expression généreuse et épanouie. Le vin est opulent, installé, fort. Les asperges blanches à la sauce hollandaise font fuir le vin. L'accord n'est plus possible même si les asperges sont délicieuses. Jean-Pierre Vigato nous glisse entre deux plats une gigantesque morille et Hervé la marie avec un Côtes du Jura blanc Foret 1994. Que j'aime respirer ce nez d'Arbois ! Le vin est tout en puissance alcoolique. Bien sûr l'accord avec la morille se fait très bien, car il y a du sous-bois dans ce vin agréablement amer. Mais je préfère les dernières gouttes du Riesling dont le raffinement racé se montre encore plus sur la faussement frêle morille. L'affirmation surpuissante du vin du Jura, au contraire, écrase la morille. Ce n'est pas ce vin là qu'il fallait pour cette exécution distinguée de la perle noire des forêts. Le veau simplement cuit sur un direct jus de viande est l'exacte saveur pour faire apparaître la beauté de l'Echézeaux Henri Jayer 1992. Le ris de veau entier et la purée supportent bien la viande, mais c'est la viande seule qui produit un accord sensuel avec le vin. Rond, enjoué, gracieux, il ne fait pourtant aucun effort pour être reconnu. Contrairement au Vosne Romanée Cros Parentoux d'Henri Jayer de la même année, qui a la puissance affirmée d’une institution, on a un vin beaucoup plus romantique, gracieux, qui cherche moins à marquer l’histoire mais déroule un charme redoutable. Une bouteille de grand plaisir.

Avec ses séculaires embarras, Paris n’est pas vivable. Mais Paris sait vivre.

Repas à domicile lundi, 29 mars 2004

Le Krug Grande Cuvée qui m’avait tant émerveillé, dont l’émotion est racontée dans le dernier bulletin, avait encore des bulles le lendemain. Un peu moins vivaces, mais le charme du champagne agissait toujours. Sur un mignon de porc à la crème et aux morilles fraîches, j’avais choisi Mouton Rothschild 1990. Ouvert quelques heures avant et décanté pour être goûté à l’aveugle dans des verres Riedel, il offre un nez qui situe tout de suite le niveau : on sait qu’on se trouve dans l’excellence la plus pure. Une intensité invraisemblable, l’annonce d’une densité unique. Et en bouche, c’est le bonheur parfait de plénitude solidement ancrée. Il y a le fruit, il y a les tannins justement dosés qui font saliver de bonheur. Et là, on se demande : à quoi cela sert-il de consacrer son temps à expliquer les trésors cachés de vins ancestraux quand on a la possibilité de trouver des plaisirs immenses avec des vins jeunes aussi généreux ? Allais-je abandonner cette démarche de mise en valeur des rescapés de l’histoire. Mon ange gardien avait dû le sentir quand j’ai fureté en cave car il m’a dicté d’ouvrir une demie bouteille à laquelle je tiens, « Le Corton » Bouchard Père & Fils 1964. Ouvert en même temps que le Mouton et décanté comme lui pour cacher tout indice, j’hésitais à le servir. On pouvait craindre un des ces KO expéditifs dont Mike Tyson gratifiait ses adversaires et qui fascinaient les admirateurs dont j’étais, au temps où il promettait de devenir une des plus grandes légendes du noble art. Comme dans un roman policier je maintiens le suspense, mais, habile lecteur, vous connaissez déjà la suite. La couleur trahissait un âge plus avancé que le Mouton, le nez avait cette étrangeté bourguignonne, ce charme redoutable de Rita Hayworth dans Salomé, et en bouche une cascade de plaisirs suggérés comme le dos cambré de l’odalisque au bain turc d’Ingres. C’est l’alcool qui apparaît en premier, puis des variations d’amertumes et de douceurs comme des moiteurs tropicales. Ce vin dérange mais ce vin séduit.Et ce qui est particulièrement rassurant, c’est qu’on n’a pas besoin de préférer l’un ou l’autre des deux vins. Nous avons pu sur un même plat passer du goût du Mouton, tout dans le fruit et la plénitude de son jeune âge au goût du Corton où l’alcool parle plus fort. Et les deux vins très différents se concevaient aussi bien. Fort curieusement, plus le temps passait, plus le goût du Mouton se rapprochait du goût du Corton, comme par fascination, le Mouton allant vers le Corton et pas l’inverse. Sur des gâteaux secs le Bourgogne continuait de briller quand le Mouton n’était plus à l’aise. Ainsi, sur la perfection du Mouton 1990 l’espace d’un instant j’eus l’envie de me consacrer aux seuls vins jeunes. Le Corton me rappela à l’ordre de la plus belle façon. On aura compris que je n’avais pas vraiment l’intention de changer de cap et la complémentarité de ces vins que tout oppose m’a confirmé tout l’intérêt de cette recherche sur l’ensemble de la gamme des vins et des années.