103ème dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent jeudi, 4 septembre 2008

Le 103ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Bipin Desai, un amateur américain qui organise des dégustations thématiques d’anthologie m’avait demandé de prévoir un dîner au début du mois de septembre, en insistant sur les bourgognes. Mes dîners ne sont habituellement  pas dédiés à une seule région, mais l’exercice me tentait.

Mehdi, nouveau sommelier qui a exercé ses talents dans de nombreuses maisons a bien préparé les vins, redressés la veille en cave, pour que je puisse les ouvrir dès 17 heures dans les meilleures conditions. Pour une fois, j’ai pris des notes sur cette étape importante de l’ouverture des vins. Le Pommard Jérôme Buffon négociant 1959 a un bouchon qui se brise en mille morceaux. L’odeur est prometteuse. Le bouchon du Vosne-Romanée Mugneret-Gibourg 1972  est noir sur le dessus, comme s’il avait été calciné. Il sort entier. Le parfum du vin est délicieusement bourguignon. On sent qu’il a besoin d’air pour s’épanouir.

Le Corton Bouchard Père & Fils 1966 a un bouchon dont la partie supérieure, sous la capsule est aussi blanche que celle du 1972 était noire. Le bouchon très sain, de belle texture vient en entier. La capsule du Vosne-Romanée Lausson 1947 représente une couronne impériale d’un rouge groseille. Une épaisse couche noire colle en haut du bouchon. Il est imbibé comme celui du 1966. Le beau bouchon se casse en deux mais sort entier. L’odeur est animale et de vieux grenier. La bouteille ancienne est soufflée et le col est désaxé.

Le Chambertin (mis en bouteille en 1906) de producteur inconnu 1904 a la même capsule que le 1947, avec la couronne impériale d’un rouge vif. Je n’avais pas remarqué cette similitude en choisissant les vins. Le bouchon a légèrement remonté dans le goulot, sec au dessus et noir graisseux sur le corps. L’odeur est celle d’un porto léger, un peu torréfie. Reviendra-t-il à la vie ? Nous le saurons dans quelques heures.

Sur la capsule du Volnay Coron Père & Fils 1928 je peux lire : Menetèze Brières Vins. Ceci ne m’évoque rien alors que Coron m’a donné de multiples occasions de goûter des vins remarquables. La bouteille est d’une lourdeur extrême, le verre est très épais, surtout au niveau du goulot qui laisse peu de place à un bouchon minuscule. Le bouchon est noir, légèrement baissé dans le goulot. Il y a une légère impression de vinaigre qui ne masque pas un velouté qui promet. Le verre de la bouteille de Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1973 est vert, comme c’était le cas en période de guerre où le plomb manquait. Je retrouve comme chaque fois une poussière noire au dessus du bouchon qui sent la terre de la cave du domaine de la Romanée Conti. Le bouchon de grande qualité vient entièrement, sans brisure. Le nez est très prometteur.

Le dessus du bouchon du Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915  est impeccable, à peine marqué par le temps. Le bouchon sort entier malgré de fines brisures. Le parfum du vin est aussi superbe que d’habitude. La capsule du Château Filhot 1928 est presque une œuvre d’art et séduirait un numismate. Le haut du bouchon non encore ouvert sent le fuit confit. Le bouchon se brise en cinq ou six morceaux qui viennent tous ensemble grâce à la mèche que j’utilise, qui les récupère du fait de mon geste. Le nez du vin évoque l’orange. Cette opération d’ouverture n’a montré aucun vin en situation dangereuse sauf peut-être le 1904, sans que je sois vraiment craintif.

Les convives arrivent dans la merveilleuse salle lambrissée que je considère comme l’une des plus belles de tous les restaurants parisiens. Notre assemblée de dix comprend Bipin Desai, ce physicien américain dont j’ai raconté quelques fabuleuses dégustations, un couple dont le mari est américain et la femme française, un couple de japonais vivant en France, des amis habitués de ces dîners. Il y a trois novices auxquels je donne les consignes d’usage.

Voici le menu créé par Alain Solivérès : Tarte fine aux cèpes, noix fraîches et copeaux de jambon / Bar de ligne aux girolles / Noix de ris de veau meunière, amandes fraîches et sucrine / Canard Colvert aux figues de Solliès / Vacherin glacé à l’ananas / Mignardises. Il comporte relativement peu de plats pour le nombre élevé de vins, ce qui oblige de prévoir trois vins pour chacun des deux plats principaux.

Le Champagne Pol Roger Brut 1990 en magnum est un très bon champagne classique que nous commençons à boire debout avec des gougères, puis à table. Les cèpes adoucissent le vin. Ce champagne lisible, d’expression très claire est agréable.

Le Pommard Jérôme Buffon négociant 1959 est doux, particulièrement féminin. Il est un peu court en bouche au début, mais on sent une montée en puissance progressive qui le rend de plus en plus chaleureux. Le Vosne-Romanée Mugneret-Gibourg 1972  est résolument bourguignon, viril, interlope. C’est le loulou de banlieue dont l’expression est une de celles de la Bourgogne que je préfère. Bipin Desai est impressionné et dit que c’est certainement l’un des plus grands 1972 qu’il ait jamais bus. L’astringence de ce vin, très provocante, rend ce vin adorable. Les deux vins accompagnent divinement bien un bar légèrement trop cuit pour moi, et confirment, s’il en était besoin, la pertinence des rouges sur les poissons.

Alors que le 1972 dominait le débat, la remontée et le développement du 1959 pendant que le 1972 s’ascétise font que le 1959 gagne alors que j’aurais parié sur le 1972 en début de plat.

Les trois vins qui suivent accompagnent le ris de veau. Le Corton Bouchard Père & Fils 1966 est très pur. C’est un vin ciselé. Le Vosne-Romanée Lausson négociant 1947, est, selon mon carnet de notes  « fantastique, fabuleux ». Il est viril, râpeux, très bourguignon comme l’autre Vosne-Romanée et son final est glorieux. Je suis servi en premier du Chambertin (mis en bouteille en 1906) producteur inconnu 1904 et la première approche me paraît dangereuse, car il y a des notes animales. J’en préviens mes convives et l’on m’adresse de vifs reproches, car la suite de la bouteille, plus brune, se développe nettement. Et c’est vrai que le 1904 revit, mais il est objectivement fatigué. Un petit navet avec le 1947 crée un fol accord. La sauce lourde et délicieuse du plat donne un mariage grandiose avec le 1904. C’est une fusion spectaculaire.

Quand le canard est servi, le Volnay Coron Père & Fils 1928 semble fait pour lui. Il est rond, chaleureux, séduisant, plein comme un 1928. Le contraste est énorme avec la Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1973 qui est d’une subtilité exceptionnelle. Bipin Desai est admiratif de la faculté d’expression de ce vin d’une année faible. Ma voisine me demande si notre enthousiasme pour ce vin n’est pas dû à la connaissance de son nom. Je lui explique que la connaissance du nom nous rend attentifs, mais que la subtilité que nous lisons est bien réelle. Le Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915  est d’une solidité à toute épreuve. C’est un vin hors du temps, parfait, d’une sécurité absolue. La subtilité de la Romanée Conti sous son grand équilibre est un grand plaisir. Il nous confirme la capacité de ce vin légendaire à tirer le meilleur parti d’un millésime en demi-teinte.

Je redoutais l’accord du dessert avec le Filhot, mais c’est le Champagne Mumm Cordon Vert ½ sec vers 1950 qui va réussir un mariage unique. Ce champagne, qui n’a plus de champagne que le nom a un goût d’une sensualité exacerbée. C’est chaleureux, doux comme un oreiller parfumé, plaisant comme un bonbon. L’étonnement est extrême de voir ce vin capable d’autant de séduction.

Le Château Filhot 1928 va se déguster sur des mignardises adaptées à sa structure. Le vin d’un bel or d’un ambre léger évoque plus l’orange que le pamplemousse au nez comme en bouche. Un peu sec, il est d’une grande séduction, avec un final rare. J’adore ces vins qui me satisfont particulièrement.

Le vote est certainement le plus surprenant de tous les dîners. Nous sommes neuf à voter car l’épouse japonaise ne boit pas. Les vins qui ont été élus premiers sont le Chambertin 1904 avec 5 voix, et ceux avec une voix sont le Vosne-Romanée 1947, la Romanée Conti 1973, le Nuits Cailles 1915 et le Filhot 1928. Huit vins sur onze ont eu des votes ce qui est une belle variété. Le vote de Bipin Desai est : 1 – Romanée Conti 1973 car il a été impressionné par sa prestation, 2 – Nuits Cailles 1915, 3 – Pommard 1959 et 4 – Vosne-Romanée 1972.

Le vote du consensus serait : 1 – Chambertin 1904, 2 – Nuits Cailles 1915, 3 - Romanée Conti 1973, 4 – Filhot 1928 et le Mumm vers 1950 serait le 5ème.

Mon vote est : 1 - Filhot 1928, 2 – Nuits Cailles 1915, 3 - Romanée Conti 1973, 4 – Mumm Cordon Vert vers 1950.  

Ce qui est surprenant, c’est que Bipin et moi, qui sommes plus que d’autres habitués aux vins anciens, avons remarqué que le 1904 est le vin qui s’écartait le plus de la prestation qu’il aurait pu offrir. Alors, pourquoi ce vin se détache-t-il autant dans les votes avec cinq votes de premier ? On ne peut exclure que beaucoup de convives aient été impressionné par les 104 ans d’âge de ce vin. C’est à rapprocher de la remarque qui m’avait été faite de l’influence de l’étiquette sur l’intérêt que l’on porte à un vin. Dans ce cas, ce n’est pas l’étiquette, puisque le producteur est inconnu, mais l’âge qui a fait aimer ce vin, du moins je le suppose. Ce qui compte au final, c’est que le plaisir soit là, qu’il corresponde ou non à une vérité intrinsèque qui n’existe sans doute pas.

Dans cette merveilleuse salle, le service fut parfait, conforme à la réputation du lieu. Mehdi a bien assuré le service des vins, Jean-Claude a supervisé le service des plats avec talent. Alain Solivérès a fait une cuisine qui correspond exactement à l’esprit de ces dîners : les plats sont cohérents, les saveurs sont lisibles, adaptées aux vins. On aurait pu sans doute ajouter un plat, mais cet essai fut intéressant.

Ce soir, huit bourgognes de 1973, 1972, 1966, 1959, 1947, 1928, 1915, 1904 nous ont permis de faire un voyage passionnant dans l’histoire du vin de Bourgogne. Les deux plus vieux sont le premier et le deuxième du vote général. Le vin de Bourgogne vieillit bien. C’est agréable de le constater au cours d’un repas amical et enjoué à l’une des plus belles tables françaises.

Dîner du 4 septembre 2008 – photos des vins jeudi, 4 septembre 2008

Si nous ne sommes que 8 convives, les vins précédés d'une "*" ne seront pas servis.

Magnum de Champagne Pol Roger Brut 1990

Champagne Mumm Cordon Vert ½ sec vers 1950 (ou avant)

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Pommard Jérôme Buffon négociant 1959

Vosne-Romanée Mugneret-Gibourg propriétaires 1972

Le Corton Bouchard Père & Fils 1966

Vosne-Romanée Lausson négociant 1947

Chambertin (mis en bouteille en 1906) producteur inconnu 1904

Volnay Coron Père & Fils 1928

Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915

Romanée Conti, Domaine de la Romanée Conti 1973

Château Filhot 1928

 

Dîner du 4 septembre 2008 – les photos jeudi, 4 septembre 2008

L'escalier qui mène au premier étage du restaurant Taillevent

La belle table dressée pour nous dans la salle lambrissée

Les vins alignés dans l'ordre de service

Vue partielles des vins

La capsule du Vosne Romanée 1947

La capsule du 1904 identique à celle du 1947, et le 1904 capsule enlevée

La capsule et le haut de bouteille du Volnay 1928

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La capsule du Nuits Cailles 1915

La capsule du Filhot 1928 est une oeuvre d'art

Les vins débouchés et quelques bouchons

Les plats du repas

j'ai oublié de photographer le bar

le merveilleux dessert

la table en fin de repas, avec la bouteille de Romanée Conti 1973 au verre vert

Des amis avaient encore la force de conclure cette nuit avec un cognac !!!

champagne Krug 1982 samedi, 19 juillet 2008

Le barbecue qui crépite  cuit des dorades royales marinées de grand matin. Des chipolatas viennent s’intercaler sur une grille. J’ouvre champagne Krug 1982.

L’ouverture est d’un pschitt poli, la couleur est d’un ambre au raffinement irréel. Ce champagne est d’une complexité inégalable. Le nez annonce un floral romantique et en bouche au contraire c’est un vineux profond qui nous fait voyager dans toutes les saveurs les plus complexes, l’oriental primant. Les petites saucisses épicées amusent le Krug qui, comme Rafael Nadal sur un court de tennis, ne cédera pas un pouce de terrain. Sur la chair exquise de la dorade, le Krug va se faire enveloppant, charmeur, pour délivrer des notes d’une délicatesse infinie. Le Krug pianote alors comme Franz Liszt. 1982 est une année qui est en ce moment au paroxysme du bonheur. Car les champagnes de 1982 n’ont pas franchi la ligne qui caractérise les champagnes à maturité. Il y a tant de signes de jeunesse que l’on est à un optimum. Avec Salon 1982, Krug 1982, Krug Clos du Mesnil 1982, on tient sans doute ce qui se fait de mieux dans le champagne toujours jeune. Amour et Krug 1982, c’est un hymne à la vie.

magnifique repas de vins rares chez un ami amateur éclairé samedi, 28 juin 2008

En banlieue ouest, dans une commune où les immeubles poussent aussi drus que les épis de blé dans des champs survitaminés, un groupe de petits pavillons forme un village rebelle qui ressemble à celui d’Astérix. L’un des plus fidèles de mes dîners, compagnon de mille folies, reçoit des amis avec son épouse. Nous dînons dans un minuscule jardinet coincé entre deux ou trois maisons et notre assemblée joyeuse est cosmopolite. Grèce et Italie, Inde, Amérique du Nord et du Sud et Allemagne ont croisé les arbres généalogiques de quelques uns des douze convives. L’amour du vin  est un dénominateur commun, car Lionel a choisi de nous faire goûter des vins rares au-delà de toute mesure.

Le champagne Extra brut Jacques Selosse, dégorgé en novembre 2005, plante le décor. Ce champagne d’une rare précision nous enchante par son intelligence et son confort : on est bien avec ce champagne. 

Le Champagne Jacquesson & Fils, Perfection 1966 est absolument spectaculaire. C’est un bouquet d’une richesse inatteignable par aucun champagne récent. La bulle discrète montre son nez, le parfum délicat est subtilement séduisant, et le goût est d’une complexité sans limite. Nous sommes tous sous le charme de ce bouquet de fleurs et de fruits.

Nous passons à table et le Bâtard-Montrachet 1937 domaine ou négoce à Pommard de nom inconnu a une couleur joliment ambrée. Il y a un peu de fatigue dans ce vin, mais le message est joli. Je suis beaucoup plus critique envers le Corton blanc P.A. André, négociant au Château de Corton-André à Aloxe-Corton 1949 présenté dans une bouteille bordelaise absolument irréelle. La couleur du vin est d’un gris sale, et je jette le contenu de mon verre un peu trop vite, car d’autres convives, puis moi qui me suis resservi, constateront que le vin revient à la vie, sans toutefois faire oublier ses fatigues lourdes.

Lionel, qui a peur que nous manquions, ouvre un Corton Charlemagne L. Chapuit 1983 au nez expressif et joyeux, d’une grande année, qui réjouit nos palais après l’épisode nécrophage précédent. Il chante en bouche sans complexe, iodlant des citronnées rafraîchissantes.

Le Château Lagrange 1944 est un plaisir pour les collectionneurs que nous sommes. Car cette petite année est oubliée de tous les écrits actuels, mais le vin se montre sous son meilleur jour, avec une belle couleur bien vive et un fruit qui a à peine pâli. Un beau vin de plaisir.

Le Château Rauzan-Segla 1928 est plus à la peine et nous serons divisés en deux camps. Il y a ceux qui, comme une amie professionnelle du vin et moi, sont capables de passer au-delà de l’acidité de façade pour comprendre la force du message de ce vin dense à forte trame, et ceux qui, à l’instar d’un ami expert en vins, qui m’a étonné en butant sur ce vin, sont arrêtés par l’acidité envahissante du vin. En ce qui me concerne, j’ai aimé ce 1928 dont la richesse de structure se lit au travers du voile de l’acidité.

Le Château Margaux 1916 (présumé ou 1914) est un vrai grand et bon vin. Lionel pensait 1910 en le goûtant alors qu’il m’évoque 1914. Toujours est-il qu’il est vivant, bien vivant, et se boit avec un grand plaisir.

Le Chateauneuf-du-Pape Les Cansonniers Domaine L.F. de Vallouit 1957 est un vin dont j’ai gardé peu de souvenirs, car la soirée avance et la charge alcoolique fatigue nos corps et nos esprits. Mais aussi parce que les vins qui arrivent captent l’attention.

Le Vosne Romanée Les Suchots Caves Nicolas 1966 est solide et serein. De fidèles lecteurs de mes bulletins siégeant à la table, ils sont intéressés de constater et vérifier qu’une fois de plus le bouchon d’un vin du domaine de la Romanée Conti sent intensément la terre des caves. La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1957 est un vin qui charme par cette touche bourguignonne extrême qui n’appartient qu’au domaine de la Romanée Conti. Tout le monde est ravi de ce grand vin où l’énigme est joliment posée.

La magnifique surprise vient du Corton Clos du Roi Domaine A. de Tavernost 1923 qui sera pour moi le vin de la soirée. Ce vin est grand, généreux, riche, équilibré, solide, sensuel, goûtu, de grande mâche. Un vin de plaisir.

Là encore, la peur de manquer, mais aussi l’envie de faire plaisir à ceux qui prennent du fromage, poussent Lionel à ouvrir un Meursault J. F. Coche-Dury 2003 qui nous plonge avec bonheur dans le monde des vins jeunes vinifiés par l’un des plus grands vignerons de vins blancs. Il est goûteux et franc.

Le Château d’Yquem 1966 a une magnifique couleur de mangue ou d’abricot doré. Un ami considère que c’est le plus grand 1966 qu’il ait jamais bu. J’ai un faible pour cette année qui vit dans l’ombre de 1967. Ce sauternes est grand, de grand plaisir. Il est plus mangue qu’agrumes.

On pourrait penser qu’un Sainte-Croix-du-Mont arrivant après Yquem aura une tâche difficile. Eh bien, le Château Loubens 1943 trouve sa place avec naturel et ne souffre d’aucun complexe. Il est bon, avec sa personnalité très franche, plus discrète que l’Yquem mais extrêmement plaisante. Un petit côté fumé, thé, est très agréable.

Nous votons tous sans qu’une récapitulation ne soit faite. Il y a des convergences mais aussi des préférences. J’ai mis en premier le Corton Clos du Roi Domaine A. de Tavernost 1923 car il est spectaculairement bon, puis le Champagne Jacquesson & Fils, Perfection 1966 car il est d’une richesse gustative infinie. Le Château Margaux 1916 vient ensuite pour sa fraîcheur intacte et le Château d’Yquem 1966, parce que c’est Yquem.

La cuisine de Valérie est toujours aussi précise et parfaite. Les amuse-bouches consistaient en boudin frais, sucette de feuilles de brick au fromage de chèvre et épices, brochettes de chorizo, tomates confites et melon,  brochettes de fromage de chèvre, jambon cru et nectarines et les magnifiques sablés maison au parmesan.

A table, trio de soupes froides : velouté de petit pois et gambas ; gazpacho et son gressin au jambon de parme ; velouté de carotte / tartare d’Empereur et mangue à l’huile de vanille / filet de bar de ligne citronné au pesto / filet mignon de veau en croute de cèpes – galettes de pomme de terre / fromages de chez Aléosse : Stilton ;  chèvre ; Saint Nectaire ; Cîteaux ; brebis corse / tarte Tatin de mangue.

Les accords du carpaccio d’empereur avec le Corton Charlemagne 1983, le bar délicieusement cuit avec le Margaux 1916, et le veau sur le Corton 1923, furent exacts et fort gourmands.

Aucun d’entre nous regardant sa montre n’aurait imaginé qu’il soit si tard ou si tôt dans le matin. Lionel est généreux  et Valérie grande cuisinière. Ils nous ont éblouis.

dîner chez un ami fou de vin – les photos samedi, 28 juin 2008

Les photos ont été prises dans une pénombre certaine. Grâce aux techniques de correction (sommaires), j'ai pu corriger certaines photos sombres, mais pas toutes.

Champagne Extra brut Jacques Selosse, dégorgé en novembre 2005

Champagne Jacquesson & Fils, Perfection 1966

Bâtard-Montrachet 1937 domaine ou négoce à Pommard de nom inconnu (quand on collectionne, il faut parfois croire les mentions manuscrites, et on fait bien !)

Corton blanc P.A. André, négociant au Château de Corton-André à Aloxe-Corton 1949 (la bouteille est de forme bordelaise, et la petite étiquette a une devise charmante)

Corton Charlemagne L. Chapuis 1983

Château Lagrange 1944 (pas de photo)

Château Rauzan-Segla 1928 (pas de photo)

Château Margaux 1916 (présumé ou 1914)

Chateauneuf-du-Pape Les Cansonniers Domaine L.F. de Vallouit 1957

Vosne Romanée Les Suchots Caves Nicolas 1966

La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1957 (pas de photo)

Corton Clos du Roi Domaine A. de Tavernost 1923

Meursault J. F. Coche-Dury 2003

Château d’Yquem 1966

Château Loubens 1943

 

visite à Krug et déjeuner aux Crayères jeudi, 5 juin 2008

Lorsqu’à Vinexpo en juin 2007, dans un splendide hall musée, l’aristocratie du vin de France avait attiré ceux qui achètent ou jugent le vin, j’avais rencontré Olivier Krug à la table où le Gotha du champagne exposait ses plus beaux joyaux. Promesse de se revoir, mais, mais, dans ces grands groupes, les impératifs commerciaux déterminent les emplois du temps. Un jour de juin, près d’un an après, la fenêtre de tir entrouvre ses volets et je me présente au siège de Krug. Un jeune ambassadeur anglais me fait patienter et Olivier rejoint la salle de réunion. Il parle du vin qui porte son nom avec un enthousiasme communicatif. Tout ce qui fait l’exception de Krug m’est exposé avec passion. Nous visitons la salle de fûts dont l’âge de certains dépasse quarante ans, puis la cave imposante où dorment des trésors, et nous remontons dans une petite pièce qui évoque ce que pourrait être un petit musée de la tonnellerie. Il y a chez Krug un minimalisme qui ressemble à celui de la Romanée Conti.

Alors qu’à Dom Pérignon on m’avait entraîné vers les 1973 ou les 1959, ce sont des fioles de 2007 qui vont être dégustées. J’ai pris des notes qui ne sont que des flashs éphémères, car ces vins vont évoluer à chaque mois de leur vie. Ce qui compte surtout, c’est le chemin qui conduit à l’assemblage du champagne Grande Cuvée. Voici ce que j’ai écrit sur ces vins clairs :

Mesnil 2007 : nez de miel et de caramel, belle acidité. Très buvable, agréable, citron vert.

Villers-Marmery 2007 : nez qui est plus pâte de fruits, un peu perlant, évoque les fleurs blanches et les groseilles blanches. Très belle acidité un peu mentholée. Acidité de cassis.

Ay  2007 : nez floral élégant et raffiné, mais plus simple en bouche. Il est fruité, de fruits roses, très goulu, aux accents de pêches, très goûteux et sexy, bonbon acidulé.

Ambonnay 2007 : nez discret, floral, subtil et racé. La puissance en bouche est spectaculaire. C’est fabuleux. L’équilibre est énorme. Il y a des fruits, des fleurs, des fruits confits et même des légumes verts. J’aime ce vin d’une grande fraîcheur.

Sainte-Gemme 2007 : nez très fin, subtil, presque indéfinissable. L’équilibre en bouche est joli. Il y a des fruits doux, jaunes et encore du bonbon acidulé. J’aime la fraîcheur de ce vin plus classique.

L’Ay 2004 a un nez nettement minéral par opposition à tous les 2007. L’attaque est merveilleuse. C’est doux comme de la soie et minéral come de l’ardoise. Puis apparaissent les fruits, les pêches et un soupçon de beurre et de toasté. Il est très joli, épicé, et j’aime sa fraîcheur.

L’Oger 2001 a un nez très rond, ensoleillé de fruits rouges et une trace de beurre. En bouche il y a des fleurs et des fruits classiques. Il joue un peu en dedans, d’une personnalité moins marquée, un peu conventionnelle, et je me demande si ce n’est pas moi qui sature à ce stade. Le citron vert et la groseille à maquereau lui donnent une fraîcheur remarquable.

Le Verzenay 1996 a un nez très pur, de cassis. Le vin a un bel équilibre, accompli, fait de fraîcheur et d’acidité jolie. Il y a des agrumes et des zestes, mais c’est la fraîcheur qui est confondante.

Nous arrivons enfin au Krug Grande Cuvée assemblage de ce qui précède, mais pas uniquement. Il y a en effet 118 vins différents dans l’assemblage, de sept millésimes remontant jusqu’en 1995. Le nez est plus vineux avec des légumes verts. Il est subtil. L’attaque est très belle, ronde, et plus joyeuse que chacun. Le milieu de bouche est structuré, plus feutré, mais va s’ouvrir. La fraîcheur est là, de fruits rouges et d’agrumes. Le final est long et complexe. Bien sûr, il faut que le vin se forme, car son bal des débutants, c’est dans six ans au moins. Sa rondeur joyeuse et sa fraîcheur de fleurs blanches sont déjà prometteurs.

Nous goûtons par contraste le Krug Grande Cuvée mis en bouteille tout récemment, qui a donc à peu près six ans de plus. Le premier changement, c’est la bulle, qui était en filigrane jusque là. Le nez est très Krug, le goût est très Krug, pur, typé, élégant et subtil en bouche. Il a un goût de revenez-y qui ne trompe pas. J’ai senti des notes fumées proches de l’infusion.

Si la soif de Krug est intarissable, les propos enflammés d’Olivier le sont aussi. En souriant il me dit : « si je parle trop, tirez sur la prise ». Je n’en aurai pas besoin, car tout ce qu’il dit parle de passion.

Nous allons déjeuner au restaurant les Crayères ou Didier Elena et Philippe Jamesse, chef sommelier, voulaient infléchir le jugement que j’avais eu lors du séjour qui suivait le centième dîner. Le jeune sommelier qui nous accueille nous emmène en cuisine saluer le chef, prêt pour un nouveau challenge.

La salle à manger est de toute beauté, et les tons de gris ocre sont apaisants. Je n’ai pas le temps de m’asseoir qu’une charmante femme vient m’embrasser. Elle déjeune avec son mari. C'est la responsable d’un des vignobles d’Ile de France, le vin de Villiers-sur-Marne, dont je suis membre de la confrérie. Olivier suggère que nous goûtions le Krug rosé. Il a une phrase admirable lorsque je dis que je ne suis normalement pas fanatique de champagnes rosés : « c’est justement pour cela que nous avons fait Krug rosé ». J’adore. Olivier propose que nous goûtions le Krug Grande Cuvée. Je suggère que nous abordions aussi un millésimé. Olivier pense au 1995. Philippe demande dans quel ordre déguster. J’imagine que nous boirons les trois ensemble. Le décor est planté. Le maître d’hôtel demande ce que nous souhaiterions déjeuner. Nous nous en remettons à Didier Elena. Le bateau est lancé.

Il n’est pas tellement question de juger chaque vin, car chaque saveur va le faire varier, mais plutôt d’analyser les comportements. Sur un petit biscuit au chaource, le Krug rosé réagit comme le public quand un crooner esquisse les trois premières notes d’un standard. Sa couleur de rose saumonée appelle des saveurs de même couleur. Le cromesquis au champagne  vibre bien sur le Krug Grande Cuvée. Seul l’amuse bouche qui comporte un granité alcoolisé impose de boire de l’eau.

Dès que l’on présente devant mes yeux les langoustines, je sais que l’on a changé de monde. Nous sommes dans « ma » gastronomie. Le « ma » ne veut pas dire que j’en serais propriétaire mais plutôt qu’elle est celle que j’appelle de mes vœux. La chair de la langoustine est divine. Elle fait vibrer le Krug 1995 d’une impériale sérénité. Ce champagne est assis sur son trône, écoute ses sujets, et leur annonce que son règne ne se compte ni en septennats ni en quinquennats mais en siècles. Champagne taillé pour l’éternité il affirme son emprise sur nos sens. D’autres langoustines dans une pâte croustillante se trempent dans une rouille qui est un appel au Krug rosé. Ce plat aux cuissons exactes, à la lisibilité totale, nous fait entrer dans un monde qui est celui du vrai Elena.

Alors que Philippe m’avait dit que le pigeon que j’espérais pour le Krug rosé n’était pas présent à l’appel, voilà que l’on nous sert un pigeon sur un canapé flanqué d’un foie gras à peine poêlé. La chair du pigeon seule, sans sauce est un hymne à l’amour avec le Krug rosé qui gagne en noblesse. Le raffinement est total. Le foie gras quant à lui, d’une tendreté exemplaire, cohabite aussi bien avec le millésimé 1995 qu’avec la Grande Cuvée. Cette cuisine bourgeoise est un appel au bonheur.

J’essaie trois fromages différents pour chacun des Krug et le choix fait à l’œil se trouve justifié au palais. L’essai d’un roquefort au miel est plus ludique que gastronomique. Une tarte à la fraise des bois vient clore l’expérience dans un politiquement correct assumé.

Que dire des champagnes ? Le rosé a sa vie propre, capable de soutenir de nombreux plats, à condition que l’on reste dans un certain code de saveurs, car sa flexibilité est plus étroite que celle des blancs. Le Grande Cuvée est un champagne assuré, solide, à l’aise, mais il a quand même un peu souffert de la présence du 1995. Car ce champagne, c’est Stonehenge, c’est les pyramides d’Egypte, d’une solidité qui ne supporte aucune contradiction, taillé pour l’histoire, inébranlable ce qui n’est pas antinomique d’une capacité à créer l’émotion. Car ce champagne imperturbable sait se marier au foie gras, à la langoustine, et à une myriade de goûts.

Didier Elena est venu à notre table et je lui ai dit à quel point j’étais heureux que cette expérience corrige mon impression récente. Partager une journée avec Olivier Krug est un privilège auquel je suis infiniment sensible. Y ajouter l’expérience d’une cuisine qui tutoie les sommets, c’est  un couronnement à Reims.

déjeuner et dîner au restaurant Laurent – onze heures à table !!! vendredi, 30 mai 2008

De temps à autre, avec deux des plus fidèles de mes dîners, présents au centième, ce qui signifie beaucoup, et avec deux membres de l’académie des vins anciens, nous nous retrouvons pour un « casual Friday lunch », afin de partager des bouteilles apportées par certains d’entre nous. L’un des académiciens ayant cinq vins espagnols qu’il veut ouvrir, un des fidèles apportant un champagne et l’autre se chargeant des liquoreux, je trouve opportun de ne rien apporter, une fois n’est pas coutume, afin que le déjeuner ne finisse pas dans la débauche.

Nous nous retrouvons au restaurant Laurent qui, pour les fauves que nous sommes, est notre point d’eau favori. Le champagne apporté par l’un des amis est un champagne Crémant brut blanc de blancs Abel Lepitre 1979. C’est une curiosité, car la dénomination de « Crémant » a été abandonnée par la Champagne au profit d’autres régions mousseuses en 1974. Le vin a perdu toute sa bulle mais pétille en bouche, et plus d’un amateur dirait qu’il est madérisé. Lorsque l’on a accepté une certaine amertume, on voit apparaître des fruits bruns comme des prunes, et, avec un peu d’imagination, on trouverait un cousinage avec un sauternes qui aurait mangé son sucre. Le champagne un peu rebutant au début se domestique sur les petits amuse-bouche délicats.

Nous commençons la série espagnole par un Rioja Marqués de Riscal 1959 qui est un peu fatigué au premier abord mais va ordonner progressivement ses composantes. Il sert de faire-valoir à un Rioja Vina Real Reserva Especial des caves viticoles du nord de l’Espagne 1952 absolument charmant. Ce qui fascine, c’est l’équilibre qu’il a atteint. Sa plénitude est convaincante, et avec un peu d’imagination encore, on trouverait quelques accents de chambertin, mais un cran en dessous.

Sur ces vins nous goûtons une nouveauté, un thon fumé associé à du foie gras, d’un « graphisme » plutôt inhabituel pour Alain Pégouret. Le manque de délié gustatif me laisse un peu au bord de cette expérience.

Le pigeon est fort goûteux sur un  Rioja Reserva Especial Martinez Lacuesta 1964 à la personnalité plus virile que celle du 1952, mais avec moins de charme et de complexité. Sur les feuilles de branches de fenouil qui accompagnent le pigeon, l’accord est vibrant car le vin s’excite. J’aime un peu moins l’accompagnement à base de maïs qui représente un vagabondage gustatif quand on aimerait rester sur la tendreté de la chair du pigeon.

C’est maintenant qu’arrivent les deux vedettes espagnoles de ce déjeuner. Le Vega Sicilia Unico 1965 est spectaculairement bon, car il a l’équilibre et la sérénité du 1952, mais sur une structure beaucoup plus noble. C’est un vin riche, joyeux, facile à vivre, sans complication inutile mais une belle palette aromatique. Il est tellement rassurant ! Le Vega Sicilia Unico 1968 est complètement différent. Il a plus de fruit, plus de jeunesse, et sans doute plus de potentiel à terme. Il est un peu plus complexe, mais c’est quand même le 1965 qui gagne, du fait de sa sérénité assumée. Sur le pied de porc, traditionnel succès de la maison, les papilles et les vins se régalent.

Un classement provisoire de ces cinq espagnols serait : 1965, 1968, 1952, 1964 et 1959. Les deux Vega se finissent sur des fromages improvisés.

Lorsqu’on nous sert à l’aveugle les liquoreux, sans boire une goutte, juste au nez, je trouve le vin et l’année. C’est suffisamment rare pour que je m’en vante. Il s’agit d’un Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 1981. Il faut dire que je connais ce vin par cœur, ce qui a été compris par mes amis comme un jeu de mots. Mais si l’on comptait le nombre de vins que je connais par cœur et que je ne retrouve pas, ni au nez ni en bouche, on comprendra mon plaisir, auquel s’ajoute le plaisir d’un vin divinement accompli. Tout le monde se moque de mes gloussements de bonheur qu’ils attribuent à mon amitié avec le truculent Jean Hugel, l’un de piliers de l’académie des vins anciens. Mais force est de reconnaître que ce vin a un équilibre, une justesse de ton, une séduction délicate à la Fragonard qui en font un très grand vin.

Le Château Sigalas Rabaud 1967 est résolument opposé. C’est une explosion de fruits tendant vers la mangue teintée de thé. La force est du côté du sauternes alors que la finesse est alsacienne. Ce qui est assez intéressant – et je l’ai pressenti – c’est que le stilton que l’on proposait sur le Sigalas Rabaud, fait un rejet de ce fromage, alors que le Hugel l’épouse. Cette différence de comportement des deux vins est intéressante à constater. Sur un soufflé à la fleur d’oranger les deux liquoreux sont à l’aise.

Mon quarté de ce déjeuner serait : 1 - Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 1981, 2 - Vega Sicilia Unico 1965, 3 - Vega Sicilia Unico 1968, 4 - Rioja Vina Real Reserva Especial des caves viticoles du nord de l’Espagne 1952.

Les discussions étant animés, riantes, avec humour, et le jardin du restaurant Laurent nous poussant au farniente, il fut facilement six heures de l’après-midi quand nous levâmes le siège. Chacun des présents, actif le reste de la semaine, a eu sa dose d’appels urgents, mais nous avons profité d’un bel après-midi. Traversant le couloir, nous croisons Philippe Bourguignon qui, perfide, nous lance : « il ne vous reste plus qu’à dîner de soir ». Nous nous regardons, nous sourions avec la folie des écoles buissonnières et nous lançons : « chiche ». Il ne reste plus à cette heure que les fidèles des dîners, les centièmes rugissants. Appels aux épouses, aux baby-sitters, tout s’organise. Je rentre chez moi changer de chemise, et nous revoilà pour dîner. Nous sommes à la même table et une autre à côté accueille quatre enfants des deux couples qui m’ont rejoint. J’ai eu le temps de commander les rouges en attendant les deux familles.

Philippe Bourguignon nous offre un champagne Charles Heidsieck blanc des millénaires brut 1995 qui est fort agréable dans sa simplicité. J’adore les amuse-bouche. L’un des amis a apporté Château Laville Haut-Brion 1951 à la couleur fort ambrée, dont les premières gorgées sont fatiguées. Mon ami sourit et me dit : « si c’était ton vin, tu dirais qu’il est merveilleux, alors qu’ici, tu le trouves fatigué ». Le vin se marie avec bonheur aux morilles et surtout au cappuccino de morilles qui les accompagne. Car ce goût très pur et doucereux ravive et rajeunit le vin. Notre maître d’hôtel, par un zèle assassin m’apporte une deuxième entrée car j’avais hésité avec le foie gras poêlé. Ces deux entrées sont merveilleuses et sont la représentation de tout ce que j’aime dans ce restaurant, fait de goûts purs, de pleine maturité.

Le premier rouge est un Clos de la Roche Cuvée Vieilles Vignes Domaine Ponsot 1983. Je n’ai quasiment jamais bu des vins du domaine Ponsot. Ce qui m’a poussé à le choisir, c’est qu’il existe en ce moment un gros scandale qui agite le monde des vins rares, car monsieur Ponsot a fait retirer d’une vente aux enchères renommée plus de cent bouteilles de son domaine en déclarant que les millésimes mis en vente n’ont jamais existé. Comme le 1983 existe, c’est l’occasion d’essayer. Le nez est spectaculaire. Il est terriblement bourguignon, et avec l’un des amis, nous ferons la constatation d’une similitude assez frappante avec les vins du domaine de la Romanée Conti, par la salinité et l’exacerbation du caractère bourguignon. En bouche, c’est un festival de complexité. La personnalité est sauvage. C’est un cheval fougueux, indomptable. Et l’on se rend compte à quel point un tel vin transcende les espagnols que pourtant j’adore. Il y a une sensibilité, une émotion dans ce Clos de la Roche que seule la belle Bourgogne est capable de susciter. Sur la chair puissante du turbot, le vin réagit avec finesse.

J’avais aussi fait préparer une Côte Rôtie La Turque Guigal 1999. Ce vin est insolent. Il agace tellement tout en lui est facile. C’est Alain Delon quand il avait vingt ans ou George Clooney quand il ne prend pas de café. Le vin a un nez pur, puissant, que confirme la bouche. Il est jeune, pétulant, dans le fruit, au boisé très maîtrisé. Ce qui est insolent, c’est cette fraîcheur incroyable qui le rend désirable comme une boisson désaltérante, et c’est la facilité de lecture qui le montre presque simple alors que le travail est immense. Tel qu’il est, dans sa folle jeunesse, ce vin est parfait. Les fromages ne sont pas vraiment ses amis, mais cela n’a aucune importance. 

Mon quarté de la journée serait celui-ci : 1 - Côte Rôtie La Turque Guigal 1999, 2 - Clos de la Roche Cuvée Vieilles Vignes Domaine Ponsot 1983, 3 - Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Hugel 1981, 4 - Vega Sicilia Unico 1965.

Dans le jardin toujours aussi agréable de nuit même si les femmes sont obligées de se lover sous des châles, les discussions nous entraînent jusqu’à une heure du matin, tandis que les enfants, accrochés à leurs consoles de jeu, rient de bon cœur. En quittant ce lieu, un rapide calcul m’apprend que je viens d’y passer onze heures dans la même journée. Le Guinness Book of Records n’est pas loin. Ce qui prouve qu’avec de bons amis et des grands vins, le temps suspend son vol.

101ème dîner de wine-dinners au restautant Laurent jeudi, 15 mai 2008

Le cent-unième dîner de wine-dinners, se tient au restaurant Laurent, car l’un des convives en avait exprimé le souhait. Il ne me déplait pas que le premier dîner d’un nouveau centenaire se tienne en cet endroit. Philippe Bourguignon n’est pas là, mais tout a été mis au point avec lui. Patrick Lair et Daniel m’apportent les bouteilles pour la photo de groupe lorsque j’arrive à 17 heures pour cette cérémonie indispensable : l’ouverture des vins. Le nombre de bouchons qui se brisent en mille morceaux est particulièrement élevé. Les combats sont rudes, surtout pour le 1933. Tous les bouchons sont d’origine sauf celui de l’Yquem 1961, pourtant l’un des plus jeunes vins. La seule odeur qui m’inquiète est celle du Gruaud-Larose 1928. Malgré un niveau que j’avais annoncé très bas, le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 a une odeur très prometteuse.

J’ai le temps de faire quelques courses, je m’habille de frais et j’attends les convives à une table dressée pour moi dans le précieux écrin que forme le jardin de ce restaurant où les fleurs de marronniers pointent vers le ciel leurs cônes blancs de pétales tachés de rouge sang. Daniel me voyant à l’eau minérale pense sans doute que le roi est nu et ajoute sur la table une coupe de Champagne Pommery Cuvée Louise 1998. C’est du champagne, mais vraiment trop strict. C’est le bon élève, mais qui ne m’apporte pas d’émotion. Michel, le barman fidèle avec lequel j’aime échanger des impressions me trouve bien sévère, mais la suite va confirmer ma rapide analyse.

En profitant de ce bon champagne sous les frondaisons, je reçois le traditionnel SMS du plus fidèle parmi les fidèles qui m’annonce qu’il sera en retard. La seule femme de notre dîner illumine notre groupe de sa beauté, volant la vedette à ce soir printanier et primesautier. Le Champagne Charles Heidsieck Réserve Privée mis en cave en 1990 qui sert d’apéritif est absolument délicieux et tout en lui est émotion. Parmi les nombreuses évocations tendres, c’est le miel qui me marque le plus. La bouteille était dans une jolie boîte en bois individuelle, et quelqu’un avait marqué au crayon « vendange 1989 ». Je ne me souviens plus très bien de la méthode de datation de la mise en cave, mais il serait étonnant qu’il s’agisse de vins de 1989. Ce champagne, sur des rôties au thon fumé est un avant-propos guilleret de notre dîner.

Autour de la table, mon fidèle ami avocat, un autre habitué des dîners depuis le tout début, chef d’entreprise dans les services informatiques venu avec l’un de ses collaborateurs et l’un de ses clients de la grande distribution, un ami comédien passionné de vin, un caviste chinois qui est intéressé par l’extension de mes dîners vers d’autres horizons olympiques, une productrice d’émission de télévision et un très grand vigneron bourguignon ami forment un ensemble particulièrement varié qui va s’entendre, rire et s’émerveiller.

Le menu créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret est joliment composé : Filet de maquereau cuit au vin blanc et aux aromates, nage citronnée et mousseline moutardée / Filet épais de gros turbot façon meunière, aspics de fèves et morilles / Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, premières girolles / Ris de veau rissolé au sautoir, primeurs en aigre doux / Pigeon rôti à la broche, dariole de maïs relevée par un salmis et des haricots noirs / Fourme / Mille-feuille garni d’une mousseline aux agrumes et caramel au beurre salé / Café, mignardises et chocolats.

D’emblée, le Champagne Besserat de Bellefon réserve 1966 plante le décor : il n’a pas d’âge. D’une couleur ayant viré légèrement vers l’ambre rosé, d’un nez expressif, ce champagne semble en contrat avec ces marques de cosmétiques qui montrent des actrices dont les visages ne prennent pas une ride pendant la durée de leur contrat. Bien sûr, la bulle n’est plus aussi active mais le pétillant est intact. Et la largeur de la palette aromatique est infinie. Nous nous amusons à des travaux pratiques sur les accords mets et vins, car un joli damier qui accompagne le maquereau vibre étonnamment bien avec le champagne, suivi de la chair du maquereau, qui éveille en lui de belles vibrations citronnées alors que les akras un peu plus secs font barrage à ce breuvage. Pour beaucoup de convives qui ne s’étaient pas encore aventurés dans le monde des champagnes évolués, il s’git d’une grande surprise.

Mon voisin de table a passé sa jeunesse en Alsace, aussi pour lui, le Tokay d’Alsace Hugel 1958 fait partie, sur le papier, des vins qui ont dépassé leur date de péremption. Quelle n’est pas sa surprise devant ce vin qui fête, à deux jours près, le cinquantenaire de la cinquième république ! Il a besoin de prendre ses aises dans le verre, et dès qu’il est épanoui, il montre à la fois une jeunesse fringante et une complexité qui ne limite pas son charme. Je reconnais avec beaucoup de plaisir la signature Hugelienne de vins puissants, épanouis et convaincants. Ce marquage de famille est pour moi d’un grand confort. A côté de lui, le Corton Charlemagne Rapet Père & Fils 1961 développe des charmes différents, et l’on peut passer de l’un à l’autre vin sans qu’aucun ne se sente gêné. On est assez loin des Corton-Charlemagne d’aujourd’hui, mais il est possible de reconnaître son appellation comme le signalent l’ami avocat et le vigneron. Il manque un peu de corps en milieu de bouche, qu’il compense par sa diversité de discours. Les morilles excitent savamment les deux vins par leur mâche charnelle et la sauce du turbot met en valeur de Corton-Charlemagne en l’étirant encore. Paradoxalement, c’est le délicieux turbot qui fait un peu l’amant discret, car il n’excite réellement aucun des deux vins, se contentant de nous ravir de sa chair succulente.

A ce stade, nous avons bu deux champagnes et deux blancs dont aucun n’a montré de réel signe d’âge. Pour 20, 42, 50 et 47 ans, c’est assez spectaculaire. La série qui se présente maintenant va nous faire entrer dans le travail du temps.

Le Château Margaux, Margaux 1952 a besoin de s’étirer dans le verre, de reprendre ses formes, ce qui me conduit à une réflexion que j’étudierai : malgré une ouverture des vins quatre ou cinq heures à l’avance, il ne serait sans doute pas inutile que le vin soit servi en verres dix minutes avant que nous ne le buvions. Cela complèterait l’éclosion que certains vins nécessitent. Le Margaux est délicieusement Margaux, avec un romantisme qui est attaché indéfectiblement à ce domaine. Après quelques minutes, l’âge ne se sent plus, ce que confirme mon ami vigneron.

Ayant demandé en début de repas que l’on ne condamne pas sans preuve, mes convives ont l’extrême gentillesse de chercher tout ce que le Château Gruaud-Larose 1928 à la couleur tuilée et trouble a de bon. Mais sa cause ne peut être sauvée. Même si l’on sent parfois de belles réminiscences du roi des vins et du vin des rois, il est trop fatigué, après l’odeur vinaigrée que j’avais décelée à l’ouverture, pour qu’un réel plaisir soit au rendez-vous. La partie grasse du carré d’agneau joue l’infirmière éphémère en le titillant un peu. Seul le Margaux reste, ami de la belle chair bien franche et des champignons dorés.  

La série des deux bourgognes va être diamétralement opposée, car aucun signe d’âge n’apparaîtra. Mon ami vigneron est bien curieux de voir ce que peut donner le roturier de 1947. Le Beaune Clos des Mouches Confrérie des chevaliers du Tastevin élévé dans les caves de Joseph Drouhin, tastevinage 1952, millésime 1949, au nom plus long qu’un discours de Malraux, affiche d’emblée qu’il est de 1949 cette splendide année en Bourgogne. Sa sérénité gustative ensoleillée est un rare plaisir.

A ses côtés, le Côtes de Beaune Villages Champy Père et Fils 1947 a une couleur plus jeune encore, plus rouge vif, et sa structure en bouche étonne tout le monde. Il y a du premier cru dans ce vin qui à l’aveugle serait invariablement classé dans une appellation très supérieure. Les deux vins sont complémentaires, très bourguignons tous les deux, et nous remplissent de joie. Le ris de veau est très intelligent pour mettre en valeur les deux vins, surtout le 1949, et les petits légumes excitent le 1947 gentiment.

Au moment où l’on me sert le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933, je sais instantanément que c’est gagné. C’est l’attaque immédiate du vin en bouche qui est d’un plaisir complet. L’image qui me vient à l’esprit, c’est celle de ces concours télévisés où il faut répondre au plus vite. Quand on a la réponse qui s’impose dans l’instant, on affiche un sourire de certitude. C’est cela que me donne ce vin. Il est très Domaine de la Romanée Conti, et malgré son niveau bas, il n’est pas torréfié ou caramélisé, défaut classique des baisses de niveau. Comme il n’est pas parfait, c’est sur sa longueur et son coffre que l’on trouve d’infimes insuffisances. Mais son attaque est si belle, si rassurante, que le plaisir l’emporte. Le pigeon est très bon, peut-être à peine trop cuit et c’est le maïs qui n’est pas un bon compagnon pour le vin.

Le Château d’Yquem 1961 est servi sur une fourme, et malgré une couleur dorée annonciatrice de beaux agrumes, c’est surtout le caramel que récite le vin, que je trouve un peu moins complet, même s’il est diablement fringant, que les précédents 1961 que j’ai bus.

Le Château Roumieu Haut-Barsac 1929 a une étiquette qui indique « réserve du restaurant Larue », ce temple perdu de la grande gastronomie d’il y a un siècle. Et la capsule indiquait la même provenance. Le vin est d’un noir inimaginable et de jeunes convives me demandent de préciser si c’est un vin blanc ! Malgré ce ton foncé, le vin décline un très joli agrume, et c’est le dessert qui l’oriente vers les tons de caramel et de réglisse. Etant sensible à ces lourds parfums je succombe à ce charme qui n’est pas antinomique de la joyeuse exubérance noble de l’Yquem, plus structuré mais plus jeune. Le sorbet et la feuille fine de chocolat dans le dessert n’aiment pas les sauternes.

Chacun complimente les choix des plats et leur exécution. Nous passons maintenant aux votes. Sur les onze vins que nous bûmes à neuf, dix d’entre eux sont entrés dans des votes, le Gruaud-Larose 1928 étant le seul recalé ce qui est logique. Cinq vins ont eu des votes de premier : l’Yquem 1961 deux fois comme le Côtes de Beaune Villages 1947 et comme le Château Margaux 1952. Ceux qui ont eu une fois un vote de premier sont le Beaune Clos des Mouches 1949, le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 et le Château Roumieu 1929.

Le vote de mon ami vigneron est : 1 - Côtes de Beaune Villages Champy Père et Fils 1947, 2 – Château d’Yquem 1961, 3 - Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 et 4 - Tokay d’Alsace Hugel 1958. Si je cite ce vote, c’est pour signaler qu’un vigneron prestigieux vote en premier pour un Côtes de Beaune Villages, ce qui remet quelques idées en perspective.

Le vote du consensus serait : 1 - Château d’Yquem 1961, 2 - Château Margaux 1952, 3 - Côtes de Beaune Villages Champy Père et Fils 1947, 4 - Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933.

Mon vote : 1 - Château Roumieu Haut-Barsac 1929, 2 - Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933, 3 - Tokay d’Alsace Hugel 1958, 4 - Champagne Besserat de Bellefon rosé réserve 1966.

Beaucoup de convives étaient nouveaux. Ce fut pour eux un grand étonnement et une découverte que la vitalité de vins que l’on penserait en fin de vie. L’analyse des accords est un exercice auquel on se livre rarement avec autant de détail. Dans une atmosphère enjouée, rieuse, aux dialogues passionnés, nous avons rendu un vibrant hommage, sur une grande cuisine, à des témoignages étonnants et précieux de l’histoire du vin.

Les vins du 101ème dîner de wine-dinners jeudi, 15 mai 2008

Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1990

(sur la caisse, on lit "vendange 1989" est-ce un 1989 ?)

Champagne Besserat de Bellefon Réserve 1966

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Tokay d’Alsace Hugel 1958

Corton Charlemagne Rapet Père & Fils 1961

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Château Margaux, Margaux 1952

Château Gruaud-Larose 1928

Beaune Clos des Mouches Confrérie des chevaliers du Tastevin élevé dans les caves de Joseph Drouhin, tastevinage 1952, millésime 1949

Côtes de Beaune Villages Champy Père & Fils 1947

Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1933 (niveau bas)

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Château d’Yquem 1961

Château Roumieu Haut-Barsac 1929

 

"réserve Restaurant Larue" imprimé sur l'étiquette est aussi gravé sur la capsule.