La réussite de notre voyage chez Marc Veyrat à Annecy (bulletin 158) tenait pour beaucoup au pilotage d’un de ses amis. Comme après de belles batailles, on veut se retrouver pour continuer de les évoquer. Rendez-vous est pris chez notre guide. On nous avait dit qu’il aimait cuisiner. Nous fûmes éblouis. Ce n’est pas un chef du dimanche, malgré sa profession médicale prenante, c’est un vrai, un grand. Influencé de façon certaine par Marc Veyrat, il explore des voies passionnantes et réalise des synthèses que je trouve parfois chez les plus grands des chefs, quand, comme par la grâce d’Albrecht Dürer, la simplicité du trait donne au plat et au vin une élégance quasi irréelle.
Nous commençons par un velouté paysan et radis noir, arômes de truffe blanche sur le Champagne Bollinger Grande Année 1996. Ce champagne au nez métallique à l’ouverture a une sacrée rudesse. C’est viril ! Il y a du citron vert dans ce goût, et le radis noir l’aiguise. On l’essaie aussi sur un magique foie gras de canard poêlé, lamelles de céleri rave, dont un velouté de fanes de céleri excite l’acidité. Magnifique expérience d’une subtilité rare.
Les noix de St Jacques, soupçons de vanille, salade de roquette accueillent un Hautes Côtes de Nuit Blanc « Clos St Philibert » Domaine Méo-Camuzet 2002. J’avais peur de la roquette, mais elle sut se tenir. La Saint-Jacques tirée à quatre épingles avait pour mission de rassurer et guider ce blanc. Elle le fit. Un blanc d’apparence simple, solide, peu disert, mais qui épouse ce caillou ligneux blanc avec une précision visible.
Le filet de biche, royale de foie gras à la mûre, coulis acide de betterave rouge et balsamique, mousseline de châtaigne est une création que beaucoup de chefs aimeraient adopter. Réussir que la mûre imprègne le foie gras sans l’effacer, c’est rare. La chair opportunément goûteuse fond dans la bouche.
Aimé Guibert fidèle lecteur de ce bulletin, avec qui j’échange des lettres succulentes, va sans doute apprécier ce passage. Le Mas de Daumas Gassac Rouge Vin de Pays de l’Hérault 2000, associé à ce plat aux saveurs confondantes de précision est devenu tout simplement sublime. Je jouissais de ce moment où le vin et le plat se multiplient. Chaque composante du plat ajoute un étage à une construction inimaginable de plaisir. Le vin de l’Héraut a trouvé sa fusée Ariane dans le plat. Il est beau, simple, sûr de lui, simplifié comme une calligraphie. Nous étions heureux.
Un reblochon, une tomme des Bauges, un roquefort plutôt décevant accompagnaient un vin que j’avais apporté, un Bergerac, Delpérier Frères, vers 1930. Quand il s’agit de mes vins, je suis plus critique. Malgré des évocations intéressantes, je n’ai pas aimé ce vin à cause d’un final déplaisant comme un petit gravillon qui s’obstine à squatter ma chaussure de marche.
La tarte « poire et pamplemousse » était un évident hommage au Château Lafaurie-Peyraguey 1983 dont on reconnaissait le château, mais plutôt plus léger que ce qu’on attendrait. On était tellement bien que j’ai accepté de tourber ma bouche sur un Poit Dhubh, Single Malt, 21 ans d’âge.
Je ne connais aucun cuisinier amateur qui atteigne des perfections culinaires comme celles-là.
Dîner de wine-dinners au restaurant Apicius vendredi, 18 novembre 2005
Dîner de wine-dinners du 18 novembre 2005 au restaurant Apicius
Bulletin 160
Les vins de la collection wine-dinners
Chablis Grand Cru Blanchots Domaine Vocoret 1996
Maury Mas Amiel 1974
Riesling Cuvée Frédéric Emile, Vendanges Tardives, Trimbach 1990
Château Mouton Rothschild 1962
Château Paveil de Luze Haut Médoc 1937
La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1957
Château Chalon Jean Bourdy 1947
Château d’Yquem 1984
Madère vieux, mis en bouteille en 1893
Le menu composé par Jean Pierre Vigato
Cuillers « dégustation »
Foie gras de canard poêlé au chocolat noir et poudre d’orange
Homard cuit-cru à la citronnelle
Petit pâté chaud d’oiseaux….
Râble de lièvre à la broche et compote, « comme à la Royale »
Vieux Comté et pommes de terre aux noix
Pommes en feuille à feuille, miel de cassonade à l’orange
Mignardises
dîner de wine-dinners au restaurant Apicius 60ème vendredi, 18 novembre 2005
Le 60ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Apicius, rue d’Artois. Cet écrin est magique. Le jardin d’une fin d’automne s’est décoré de vases colorés qui forment un orgue champêtre, les amaryllis ajoutent des couleurs à la Gauguin quand la décoration moderne et raffinée se déguste comme un vin de soleil.
J’inaugure à l’occasion de ce dîner trois éléments nouveaux ou presque. Le dîner est un vendredi, alors que le jeudi était quasi statutaire, il se tient dans un salon privé très agréable, et nous ne sommes que huit, pour être à l’aise dans ce petit salon. Ayant prévu des vins pour dix et ayant décidé d’offrir un petit cadeau aux convives, je change quelques vins. L’ouverture se fait avec Hervé, grand sommelier dont l’importance de la crinière s’accroît avec la notoriété du lieu. Nous échangerons beaucoup, ce que j’adore. Un journaliste américain qui travaille pour une chaîne de télévision newyorkaise vient assister à la cérémonie d’ouverture. Je lui fais sentir les bouchons et les vins, et ma confiance dans le retour à la vie de certains vins l’étonne profondément. Il écrit beaucoup sur le vin, a une belle culture de nos vignobles puisqu’il vit en France, mais je le fais entrer dans un monde particulier. J’ai quelques interrogations sur des odeurs incertaines. Nous verrons. Je m’occupe de régler les températures des stockages d’ici le dîner.
Jean-Pierre Vigato ne sera pas là ce soir, ce qui arrive peu pour mes dîners, mais toutes les instructions ont été données. Et cette cuisine sereine, précise, bourgeoise, a de nouveau frappé très fort. Voici le menu : Cuillers « dégustation » / Foie gras de canard poêlé au chocolat noir et poudre d’orange / Homard cuit-cru à la citronnelle / Petit pâté chaud d’oiseaux…. / Râble de lièvre à la broche et compote, « comme à la Royale » / Vieux Comté et pommes de terre aux noix / Pommes en feuille à feuille, miel de cassonade à l’orange / Mignardises.
Le Chablis Grand Cru Blanchots Domaine Vocoret 1996 est rassurant comme pas deux. Précis, il s’accorde au délicieux petit boudin et aux escargots en cuiller.
Le Maury Mas Amiel 1974 m’avait fait peur à cette place du repas, car son nez lourd me laissait imaginer une forte trace qui influencerait le reste du repas. Ouvert près de quatre heures avant, le vin qui enivrait de son impérieuse émanation fut d’une délicatesse exemplaire sur le foie gras au magistral chocolat. Il fallait un chocolat bien sec, cacaoteux, et ce Maury distingué, presque sec dans son expression, pour atteindre un de ces accords chantants qui m’enthousiasment. La trace d’orange est une signature qui embellit le tout.
Le Riesling Cuvée Frédéric Emile, Vendanges Tardives, Trimbach 1990 est d’une définition précise, d’un contenu documenté éblouissant. On n’est pas dans le registre des vins anciens mais dans celui des vins épanouis et expressifs. Le homard est peut-être timide pour ce vin épanoui, un peu entravé par la citronnelle.
Sur le pâté de grive, si simple mais si complexe en même temps, talent du chef, le Château Mouton Rothschild 1962 dont le nez était dans le brouillard à l’ouverture se livre, se construit, et l’on reconnait un Mouton discret, mais typé, d’une distinction remarquable. Mais le Château Paveil de Luze Haut Médoc 1937 est bien trop brillant. Bouteille ancienne au bouchon d’origine et au niveau base de goulot, donc parfait, ce vin d’une couleur très jeune, qui avait exhalé dès l’ouverture une santé insolente, ravit l’âme par sa structure élégante, sa densité veloutée qui prend dans le gibier de quoi se conforter. Un vin de grand plaisir.
Et puis, voilà qu’arrive le gredin de banlieue, pas un contemporain mais un surineur des contes d’Eugène Sue, un Jules Berry du film « Le Jour se lève », j’ai nommé : La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1957. La chair du râble est émouvante de sensibilité. Et La Tâche, au nez amer de vin râpeux, puis décochant en bouche un dépaysement absolu, est tentant comme la beauté du Diable. Quand on accepte le coté dérangeant de ce vin, on est conquis, et toute la table le fut. Quel contraste entre le coté rassurant du 1937 conservé comme un jeune homme et le coté canaille de ce La Tâche dont l’équilibre de l’agressivité et du charme est saisissant.
Cher lecteur, habitué de mes absences d’objectivité, pardonnez-moi un instant. Quand je goûte un Château Chalon Jean Bourdy 1947, je ne peux pas dire que je suis le même. Je touche à des saveurs qui me liquéfient de bonheur. Il y avait pour ce vin des Comtés de plusieurs âges de 2003 et 2004. Comme souvent, c’est le plus jeune qui me plait, car il ne faut pas lutter avec le charme de noix fraîche du vin jaune. Les petites variations associant la pomme de terre ou le reblochon n’apportent rien.
Le dessert à la pomme, impressionnante construction pyramidale qui a cuit pendant dix heures, est absolument délicieux. Bien sûr, il va donner au Château d’Yquem 1984 une saveur qui en tiendra compte. Cet accord n’est pas neutre. Il n’élargit pas le vin doré et discret d’Yquem, mais il lui donne une personnalité particulière. Plusieurs convives fêtaient leurs premier Yquem. Ils furent comblés par ce 1984 qui fut grand. Ce n’est pas le plus flamboyant, mais il est solide.
J’avais pris en cave le cadeau du 60ème dîner, mais je m’aperçus en l’ouvrant qu’il était fortement dépigmenté. Le Madère vieux, mis en bouteille en 1893 date peut-être de 1870. Nous avons cherché des lueurs de vie dans ce vin. Mais ce n’était qu’un liquide vieux, sans vie, sans âme, sans passion.
La table était composée de gens qui ne se connaissaient pas. Une académicienne de l’académie des vins anciens participait à son premier dîner. Un seul convive avait l’expérience d’un dîner, celui de l’Oustau de Baumanière. De divers horizons, de diverses expériences, certains furent interviewés par une journaliste spécialiste de gastronomie qui avait participé à ce dîner. Je sus que dès le lendemain, très tôt, on entendit leurs commentaires. Par malheur je ne suis jamais tombé au bon moment sur France Info pour entendre ce qu’ils ont dit. J’ai su ensuite que ce fut délicat et bien exprimé.
Nous avons procédé aux votes, selon la tradition. Tous les vins sauf le madère eurent au moins un vote, ce qui me plait toujours. Les plus votés furent La Tâche avec quatre votes de premier, le Château Chalon avec quatre votes de premier, sur huit, et sans le mien ! Et Yquem qui eut cinq votes de second.
Mon classement fut : La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1957, Paveil de Luze 1937, Château Chalon 1947 et Riesling Cuvée Frédéric Emile Trimbach 1990.
La cuisine positivement bourgeoise et diablement précise de Jean Pierre Vigato convient bien aux vins anciens. Le râble est exceptionnel de tendreté. Le joli salon rend plus difficile qu’une salle de restaurant le premier contact entre les convives qui se présentent entre eux, car une salle met plus facilement à l’aise qu’un salon. Le Paveil de Luze, couronné d’un vote de premier montra à quel point un vin bien conservé peut être d’une jeunesse émouvante.
DES VINS DU LANGUEDOC CHEZ UN CAVISTE jeudi, 17 novembre 2005
Un ami m’ayant attiré sur ses terres dans le 14ème arrondissement, me suggère d’aller visiter un caviste qui présenterait de l’intérêt. C’est le jour du Beaujolais nouveau, je me dis : pourquoi pas ? J’arrive dans une belle petite boutique, mais là, pas de beaujolais, on est dans les terres du Languedoc. Des tables de ferme accueillantes, un vin ouvert, un pâté qu’on fait ouvrir, et le courant se met à passer. Le Clos Sorian, Coteaux du Languedoc 2003 d’Alain Martin a un parfum délicieux. Des arômes de poivre, de coulis de fruits rouges. En bouche, ça jute gentiment. On est bien. La bouteille fait marée basse à une rapidité folle. Il faut vite ouvrir un nouveau pâté pour accueillir « les calcinaires » vin de pays des côtes catalanes du Domaine Gauby blanc 2004. Le vin est assez élégant mais l’image qui me vient immédiatement, c’est que le vin a appuyé sur les freins. On sent qu’il fait tout pour ne pas se livrer.
interview sur France Info jeudi, 10 novembre 2005
Je suis interviewé à France Info au sujet de mes dîners entre les motions du parti socialiste et les drames qui émaillent l’actualité des banlieues. Je passe après un Arnaud Montebourg qui piaffe comme un pur sang. L’information est par nature fast food. Elle est dévorante. Impression étrange en quittant les lieux : j’ai délivré mon message, donc je n’existe plus. Car la seule info qui a de l’intérêt, c’est la suivante. Fort heureusement, une avalanche de visites sur le site wine-dinners et des messages nombreux m’ont montré l’efficacité de ce média.
je retrouve David Van Laer, ancien chef du Maxence jeudi, 10 novembre 2005
David van Laer, chef qui a atteint une étoile au Maxence est un ami avec lequel j’ai organisé les premiers dîners de wine-dinners. Ils étaient deux au tout début, Maxence et le restaurant Laurent. Le Maxence a disparu, David a trouvé de nouvelles activités, et nous nous sommes revus pour étudier comment faire un jour un de mes dîners avec lui aux fourneaux. On bavarde, on bavarde, il est temps de dîner. Il me suggère un restaurant près de l’Opéra. Quelle idée lui a pris ? Le nom du lieu est résolument branché, comme les nouveaux noms de ces grandes entreprises françaises dont on ne sait plus si elles vendent de l’eau, des canons, des avions ou du téléphone, tant ils sont éloignés de l’objet social de l’entreprise qu’ils sont sensés désigner. Le lieu a la décoration qui cible le cadre de 35 ans qui lit encore Libération. Et le chef a mis dans un chapeau toutes les saveurs qui sont à la mode, a mélangé le tout et a extrait une poignée de saveurs pour chacun des plats de hasard qui nous sont proposés. La belle pièce de bœuf est parfumée de lambeaux de sardines. J’ai supporté, car il n’est pas interdit de s’encanailler. Mais des ajoutes d’épices inutiles et qui ne se parlent pas, c’est plus dur.
C’est une jolie et souriante serveuse qui vient expliquer ce qu’il y a dans l’assiette en montrant du doigt les composantes du plat, et en récitant son texte. Comme son joli nombril doré (mode oblige) est à hauteur de nos yeux, on aimerait que le chef ait encore multiplié les épices, juste pour le plaisir de la récitation. Un verre de Roussette de Dupasquier, la même que celle bue chez Marc Veyrat, mais ici de 2001 est vraiment très agréable, même sortie de sa région. Voilà des vins expressifs qu’il faudrait plus souvent explorer. Le Morgon 2002 Cuvée Corcelette de Jean Foillard est franchement agréable. Ce qui est amusant, c’est que les premières gorgées transportent d’aise. On est heureux de se promener en Beaujolais. Evidemment, après deux verres, on voit les limites de ce vin, et nous avons abandonné la moitié de la bouteille en espérant que finie en coulisse, elle ne vienne pas détruire l’harmonie de ce joli petit nombril délicat.
Le nom du restaurant ? Inutile de citer un nom. La moitié des tables vides, c’est une punition suffisante.
j’ai obtenu un prix décerné par l’académie amorim mercredi, 9 novembre 2005
Dans les locaux solennels du Sénat, l’Académie Amorim remet ses prix annuels qui encouragent des études sur le vin. Amorim est un producteur portugais de bouchons. Le grand prix échoit à un universitaire qui a étudié les causes de l’apparition d’odeurs terreuses dans le vin. Un prix coup de cœur est décerné à une jeune et jolie chercheuse qui a analysé l’image du vin pour la génération des 20 à 25 ans. Mon étude sur les messages et enseignements des bouchons des vins anciens est couronnée d’un prix « chêne liège ». L’Académie m’a demandé de faire, lors de la cérémonie de remise des prix, un exposé sur les vins anciens devant un parterre de scientifiques et de personnes éminentes du monde du vin. Je retrouve avec plaisir Jacques Puisais, cet esthète qui a écrit des pages essentielles et poétiques sur le goût. Nous nous sommes promis de renouveler des expériences comme celle avec Alain Senderens où j’avais apporté un Barsac 1929 et un Langoiran 1949 (bulletin 47). Le professeur Denis Dubourdieu nous offre à goûter et commente Doisy Daëne 2002 et 1990. On mesure ainsi, même sur deux vins très jeunes, l’influence du temps, ce qui était l’objet de l’expérience. J’ai trouvé le 2002 fort expressif et particulièrement agréable car son sucre mesuré le rend frais, rafraîchissant et presque léger. Le 1990 s’assied déjà dans une position sénatoriale. Il entre dans son trajet historique. Les discussions passionnantes fusent avec des chercheurs, universitaires et officiels du vin.
un dîner de la confrérie du lièvre à la royale mardi, 8 novembre 2005
Un académicien (de l’Académie des Vins Anciens) m’envoie un mail à réponse immédiate : « demain réunion de la Confrérie du lièvre à la Royale. Veux-tu en être ? ». J’en fus. Chez Michel, rue de Belzunce, cela se passe en sous-sol dans une cave voûtée qui est synonyme, lorsqu’on mange avec appétit, d’une élévation substantielle de la température ambiante. La confrérie est nombreuse, sympathique, cercle d’amis d’âges qui dépassent souvent celui de la ménagère convoitée des télés, et dont le tour de taille est une carte de visite vivante des objectifs de la confrérie. Nous étions serrés comme des sardines et la voracité allait bon train.
Le Cerdon rosé, pétillant naturel de Bugey a peu de points communs avec un vin. On pense à un Kir pétillant à la framboise, mais quand on le goûte associé à une diabolique tourte de canard servie à l’apéritif, on voit que l’accord fonctionne. Titrant 7,5°, cette originalité a de l’allure. La tourte annonce la couleur : il s’agira ce soir de casse-croûtes de sumotori.
Arrive un Jurançon sec « cuvée Marie » Charles Hours 2002 qui est diablement intéressant. Les notes citronnées chantent. Et le tartare de Saint-Jacques de la baie de Morlaix, huître de Prat ar Coum, caviar de hareng forme avec lui une délicieuse combinaison. L’acidulé et l’acide se marient à ravir. L’huître est goûteuse comme pas deux.
L’objet de la réunion couvre une assiette abondante, accompagnée d’une cassolette de Parmentier d’épaule au céleri. Le lièvre à la royale de Thierry Breton est excellent. Goûteux, dosé comme il convient, sans aucune lourdeur. Et la purée de céleri adoucit merveilleusement la construction d’ensemble. On lui a associé un Château la Galiane, Margaux annoncé de 2000 mais qui est en fait de 1999. Ce vin n’a rien pour lui. Pas d’intérêt. Ne sachant qui je rencontrerais et quelle ambiance je trouverais, j’avais pris dans ma musette un Ermitage de Consolation Hors d’Age, Banyuls de peut-être 50 ans, pour le cas où… Mon coin de table consulté dit oui. Je l’ouvre. Il est bouchonné. Fort heureusement la bouche est à peine affectée et l’oxygène fait le reste. Le dernier quart de la bouteille n’a plus de souffrance. L’accord se fait très bien, si l’on prend soin de ne pas laisser l’alcool dominer. C’est comme les fromages persillés avec les sauternes, il ne faut pas que l’alcool prenne le dessus.
J’eus la chance que le dessert soit idéal pour le Banyuls, un petit pot de chicorée, couverture tiède de chocolat et langues de chat. Mariage idéal, et c’est bien que le dessert qui suit le lièvre soit presque aussi pondéreux que lui. Le Kouign Amann comme au pays servi tiède appellerait un vieil alcool.
Belle expérience d’un lièvre à la royale convaincant. Mes amis d’un soir l’ont classé assez haut dans l’échelle de leurs expériences passées, significativement nombreuses.
Une expérience gastronomique extrême chez Marc Veyrat samedi, 29 octobre 2005
L’histoire commence il y a quelques semaines. Le Figaro avait fort aimablement annoncé la séance de l’Académie des Vins Anciens et avait donné mon numéro de téléphone portable. Un des lecteurs de cette brève envisage de venir à l’académie avec une bouteille intéressante. Nous bavardons. Il me dit tout à coup : « j’organise une dégustation de vins d’Alsace chez Marc Veyrat ». Je ne demande aucune explication, je m’inscris avec mon épouse. Nous arrivons à Annecy à l’auberge de Marc Veyrat. L’accueil est souriant, confiant. C’est agréable d’être reçus comme des amis. Le temps est beau, incroyablement chaud pour une fin d’octobre, et en prenant le thé devant le lac, le soleil nous cuit comme au plus fort de l’été. Le cake est fondant et le thé expressif. C’est une combinaison ravissante. La décoration de la vaste chambre, réminiscence sans doute de la jeunesse du maître des lieux quand il apprenait la nature et ses saveurs est assez dépaysante. Il y a un léger goût d’un peu trop. Le plafond forme un dais en herbier mafflu. C’est original. Je demande si le port de la cravate est nécessaire et l’on me répond qu’il faut être à l’aise pour bien manger. J’ai compris en cours de route pourquoi. On mange certains plats avec les doigts, et les présentations sont telles que le risque du teinturier est permanent. Ma cravate du premier soir est une miraculée. Elle n’apparut pas le lendemain, sauf pour saluer les inconnus nouveaux amis avec qui j’allais partager une fantastique émotion. Je suis particulièrement content de ne pas être chargé d’un guide, d’un jugement sur un restaurant ou sur un chef, car si j’étais resté un seul soir, j’aurais commis un énorme contresens. Rebuté par la présentation d’un plat, j’ai boudé mon plaisir, alors que le lendemain, cornaqué par l’ami de Marc Veyrat, et aidé par son groupe d’amateurs qui savent déchiffrer chaque composante des plats de ce génie ébouriffant, j’ai vécu une aventure absolument exceptionnelle. Le bilan est tellement positif que cela ne me gêne pas de rapporter mes impressions du premier soir, qui seront infirmées le lendemain. La salle à manger est rustique comme une Stube autrichienne. Décoration définitivement typée de grange, de chalet, de ferme alors qu’on est dans une maison bourgeoise pur jus. Les chaises portent en médaillon les initiales gravées MV comme le joli meuble campagnard de notre chambre et toute la vaisselle rustique. Comme chez Bocuse, c’est un signe. Le menu a été conçu à l’avance, car il ne faut pas de doublons avec le grand repas de demain, marathon prévu pour durer tout l’après-midi. Je consulte la carte des vins fort intelligente mais aux prix surréalistes. Cela me conduit naturellement vers une Roussette Marestel « Altesse » de M. Dupasquier de 1988 car je sens qu’il faut boire un vin de la région. Arrive la mise en bouche en trois parties. On commence par un émerveillement. Une petite poudre se suce comme ces poudres de mon enfance, et une soupe que l’on ajoute donne des saveurs, des parfums merveilleux. C’est une tasse de semoule de lichen. On se dit que ça démarre sur les chapeaux (excusez l’allusion facile) de roue. Car ces saveurs là sont diaboliques. Le « Soda Vera » est drôle. C’est amusant, joli comme un cœur, mais ce breuvage crée une rupture. Une vraiment délicieuse pizza toute en finesse me pousse à demander d’essayer dès maintenant la Roussette. Quel beau vin ! Je ne suis pas expert en vins de Savoie, mais ce vin bien rond, bien plein, très salin en fin de bouche et très pâturage, raifort en milieu de bouche est diablement intéressant. Il va tenir avec tous les plats du dîner, ce qui est une vraie prouesse. Pendant qu’autour de nous se déroule le cérémonial du grand menu, arrive le premier plat. Imaginez trois traverses de chaises, carrées. Elles sont posées comme en un jeu de mikado, et dans des trous, de la salade abondamment baignée dans un vinaigre lourd est plantée, formant une forêt. A coté, parquées dans une pâtisserie, des queues d’écrevisses frottées d’un coulis de bleu de Termignon en cornet attendent ma fourchette. Il faut manger la salade avec les doigts et c’est un exercice impossible. Les salades, délicieuses au demeurant, sont coincées dans leur support. En tirant dessus, on disperse la sauce. On a les doigts qui coulent, le museau barbouillé. J’essaie le plus longtemps possible et je cède, quand ma femme n’essayera même pas. Les écrevisses sont délicieuses, ne réclament pas trop le bleu. Cette difficulté m’a contrarié plus qu’elle n’aurait dû. Le plat suivant est d’une immense originalité. Son intitulé : « jaune d’œuf de 9h00 reconstitué, seringue de carvi de Manigod ». Un œuf est là. Un serveur perce le blanc couleur jaune pâle d’une seringue. Le jaune s’échappe et on le rattrape à l’aide d’un biscuit qui rappelle les meringues de notre enfance, en plus sophistiqué tant en saveur qu’en texture. Tout cela est d’une complexité extrême et d’un goût réellement intéressant. Comme on est dans l’exercice de style et de grand style, j’approuve. Un cocktail à base de fruit de la passion, tout fumant d’une réaction chimique créée sur place est une aimable pause extrêmement acide. Il s’appelle aussi « soda vera ». Ne crée-t-il pas de rupture pour les vins ? J’ai constaté que non si l’on sait attendre. Il permet incontestablement de doper l’appétit. Le pigeon est ferme, viril, charnu et fort goûteux. Les saveurs qui l’accompagnent, cette émulsion de cacahuètes, est un petit bonheur. Le vin là-dessus chante généreusement. Les légumes, extrêmement typés de fleurs dures et pénétrantes s’opposent fortement au goût du pigeon. C’est lié à la berce, cette ombellifère à la fleur blanche proche de la reine des près, qui marque les légumes comme d’une écorce de mandarine. Le plateau de fromage est magistral et les conseils de Samuel Ingelaere, très intelligent sommelier, ardent défenseur de la Savoie vineuse, sont d’une exactitude absolue. Le dessert est nettement plus raisonnable. Le service du petit déjeuner confirme l’impression que j’avais eue hier. Cet homme est généreux. En fait il voudrait que tout repas se déroule comme une tablée de copains où les manches sont retroussées et les doigts servent autant que les fourchettes. Et on se lèche les babines. Ce coté nature, qui tranche avec l’image médiatique de l’homme, entraîne forcément la sympathie. Les jus, les confitures, tout ici est un morceau de nature authentique comme le paradis savoyard qui entoure le lieu. Je n’étais pas encore réellement entré dans la logique du chef. Et c’est un de ses amis, grand esthète organisateur du repas à thème de ce samedi, qui va m’emporter dans un tourbillon gustatif que nous comprendrons encore mieux, guidés par lui et ses amis, goûteurs assidus de ses créations. Voici le menu. Amuses bouche : Tartiflette virtuelle en packaging, pommes de terre, reblochon, déstructurée. Tasse de semoule de lichen / Pot de yaourt de foie gras, gelée végétale, myrrhe odorante (plantes sauvages cueillies au-dessus de 1800 mètres) / Nouveaux raviolis de légumes, trois souffles de vinaigrette / Cannellonis farcis virtuels (sans féculents, ni œufs), coulis de poivrons, trait de cèpes / Féra du Lac rôtie sans graisse, tendre benoîte urbaine (arômes de champignons et de clous de girofle) / Bar éclaté, pinceau de chocolat blanc, sirop de citronnelle sans sucre de Madagascar ou d’ailleurs / Morue dessalée dans sa toile de reblochon, polypode commun, caramel acide aux fruits de la passion, citron vert / Homard breton en rondelles grillées, bonbons de verveine sans sucre / Ris de veau au coulis acide, beignets de pommes vertes, chartreuse de chez nous / Truffe entière en croûte, jus de truffe / L’ercheu des fromages de Savoie et particulièrement des Aravis / Forêt noire déstructurée, glace griottines / Pannequets de mangues soufflés, passions, glace de riz éclaté. Il est impossible de décrire tous ces plats, tant on va de merveille en merveille. Certaines prouesses techniques sont quasi irréelles comme ces cannellonis virtuels, la purée de pommes de terre crémeuse à la Robuchon faite sans beurre ( !), le chocolat blanc du bar, etc. Mais je peux désigner sans hésiter la morue comme mon plat de l’année.

La réglisse, le caramel que Marc Veyrat est venu lui-même préparer dans mon assiette et doser sur ma fourchette ont produit une saveur absolument éblouissante, et le vin, comme le skieur qui prend son envol au bout du tremplin, alignant ses gants sur les plis de sa combinaison comme un officier de carrière, fait une continuité invraisemblable de rectitude avec le plat. Un de ces moments d’émotion rares où le vin et le plat se portent. Ce Saint Hune VT 1989 est à se damner. Il faut signaler que Samuel avait étudié ses accords avec une précision extrême. Faire changer une recette à Marc Veyrat tient du défi majeur. Le chef était d’humeur joyeuse et ceci a influencé notre repas et notre enthousiasme de la plus belle des façons. Le choix des vins d’Alsace montre à quel point cette région recèle des trésors du plus haut niveau comme me l’avait déjà montré Jean Hugel. Voyez plutôt : Le Pinot Noir, réserve, Cuve 7, F.E. Trimbach 2003 côtoie un Pinot Noir, Cave Vinicole à Turckheim 1969 manifestement plus tuilé de couleur, aux arômes portant des traces d’âge, mais revigoré par les saveurs provocantes. Deux vins très opposés qui brillaient, tantôt l’un, tantôt l’autre sur les amuse bouche. Le festival des blancs est tel que je serais incapable de lui trouver un défaut. Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, Vendanges Tardives, Théo Faller 1985, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1997, Riesling Grand Cru Schlossberg, Paul Blanck 1981, Riesling Cuvée Frédéric Emile, F.E. Trimbach 1979, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Riesling Clos Sainte Hune, Vendanges Tardives, F.E. Trimbach 1989, Riesling Grand Cru Vorbourg, Clos Saint Landelin, René Muré 1998, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1999, Riesling Clos Sainte Hune, F.E. Trimbach 1981, Tokay Pinot Gris, Cuvée Sainte Catherine, Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim, Sélection de Grains Nobles (SGN), Marcel Deiss 1989. Certains accords sont d’une précision diabolique. Schématiquement ce sont tous les vins qui accompagnent les poissons, celui de la truffe, les accords avec les fromages mais parce qu’ils sont judicieusement choisis. Et, à se damner, la mangue et le Gewurztraminer. Mon voisin de table avait apporté le 1969 et le 1964. L’accord du plat avec son 1964 est si grand qu’il s’est mis à pleurer de cet accord parfait, mais aussi de voir briller « son » vin. Cela le touchait. On est sensible à la performance de son propre vin. L’aventure était si complexe et les vins si parfaits que je n’ai fait aucune description, pris aucune note. De mémoire je ferais ce classement : Riesling Clos Sainte Hune, VT, F.E. Trimbach 1989, Tokay Pinot Gris Cuvée Sainte Catherine Théo Faller 1986, Gewurztraminer Grand cru Altenberg de Bergheim (SGN) Marcel Deiss 1989, Tokay d’Alsace Cave Viticole de Westhalten Soulfgatt 1964, Tokay Pinot Gris Clos des Capucins, VT, Théo Faller 1985. C’est ce choix qui me vient. Les vins étaient tellement bons qu’il n’y a pas de nécessité d’en faire émerger un plutôt qu’un autre. Un ami écrivain du vin à qui j’avais évoqué mon voyage m’avait dit que je ne pouvais pas quitter le lieu sans essayer l’omble chevalier. J’avais réservé une table pour le dîner, même en sachant que nous serions encore à déjeuner à 18h. Je n’eus aucune difficulté à convaincre une majorité de mes amis de m’imiter. La table réservée pour deux devint vite une table pour sept. L’omble chevalier est confit à basse température, au genièvre de Talloires (si cette dame désire taquiner l’hameçon). Ce n’est pas moi qui le dit, mais le menu. Présenté entre deux écorces de pin, ce poisson est absolument divin. Là-dessus, un Crépy de Léon Mercier 1955, vin de la région du lac Léman à base de chasselas, vin de mes goûts, long en bouche a créé un accord lumineux. Ce dîner se justifiait rien que par cela. Mais le chef avait ses caprices. Alors qu’on avait supplié : « un omble et rien d’autre », le repas, commençant par les deux soda vera pour nous mettre en route nous fit apprécier le foie gras servi en yaourt à la myrrhe odorante sur un champagne Larmandier-Bernier, vieilles vignes de Cramant 2000 fort exact et floral puis les boudins de crustacés, langoustines sans féculents, dans une boîte de conserve comme l’aurait aimé mon père, sauge sans vaporisateur, la vraie sauvage … c’est ce que dit le Maître. Un gourmand de la table aurait aimé renouer avec les pannequets de mangues de ce midi (enfin pas tout à fait midi car c’était au dessert) qui avaient diaboliquement flirté avec le Gewurztraminer de Deiss. Mais il y avait un le macaron "raté" aux litchis et à la framboise magique (raté est évidemment dans le titre, pas dans le plat). Il était temps de se quitter, ravis que nous étions d’un grand moment de gastronomie dans une bonne humeur générale, persuadés de nous retrouver pour de nouvelles aventures. Ce chef ne laisse pas indifférent, avec ses excès, ses choix tranchés. Mais il écrit des pages nouvelles de la gastronomie. Il bouscule le gourmet. Et comme il ouvre des horizons nouveaux et novateurs, c’est des deux mains qu’on applaudit à ce qui fut un moment inoubliable où la Savoie et l’Alsace furent unies pour un chef d’œuvre par un chef génial, un sommelier d’une finesse rare, et un groupe d’esthètes raffinés.
galerie 1922 jeudi, 27 octobre 2005

Chateau Haut-Brion 1922 bu en janvier 2006. Etonnant au delà de l’envisageable. Aussi grand que des 26 ou 28.
Romanée Conti DRC 1922