Un ami amateur de Vega Sicilia Unico que je voyais du temps des Casual Friday me dit qu’il aimerait que nous déjeunions ensemble, car il a un Haut-Brion 1943 qu’il aimerait partager avec moi. Peu de temps après un ami me propose de déjeuner ensemble, pour comparer deux Léoville Poyferré séparés de cinquante ans. Puis quelque temps plus tard un autre ami aimerait déjeuner avec moi accompagné d’un autre ami. Je propose de fusionner ces désirs et j’appelle un autre ami qui viendra avec un autre ami.
Une date est choisie et nous serons sept à déjeuner au restaurant Pages. J’ai demandé que les vins soient livrés la veille chez Pages pour que je puisse ouvrir les vins vers 10 heures et deux amis proposent gentiment d’aider aux ouvertures.
J’avais annoncé un Krug Private Cuvée, un chablis Grand Cru, un Château Chalon et un Rivesaltes ouvert il y a peu de temps pour mes enfants dont il restait les trois quarts. Et ce matin, je vois dans ma cave une bouteille de sauternes dont la couleur m’attire. Il n’y a aucune indication, le niveau est bas mais ce vin me tente. Sa couleur m’évoque les années 20
L’ouverture avec deux amis se passe normalement. Une surépaisseur dans le goulot du sauternes fait que des morceaux se déchirent, ce qui empêche de voir sur le bouchon de quel sauternes il s’agit. Le Chambolle-Musigny 1947 a une vilaine odeur, presque chimique qui me laisse à penser qu’elle ne disparaîtra pas. C’est la seule odeur désagréable.
Comme les vins peuvent être des mystères, ce sera ce vin qui gagnera dans les votes en fin de repas. Boire des vins anciens offre souvent des surprises.
Le menu construit avec le chef Ken est : carpaccio de barbue / carpaccio de daurade / carpaccio de wagyu / poisson maigre sauce vin rouge / canard de Challans sauce vin rouge, champignons / deux versions du wagyu / comté / financier.
Nous commençons par le Champagne Krug Clos du Mesnil 2009 qui vient juste d’être mis sur le marché. Je suis ébloui par sa finesse, sa subtilité et son charme équilibré. C’est un champagne brillant dès à présent et qui sera probablement emblématique. Je suis absolument conquis. Les poissons crus sont idéaux pour mettre en valeur les champagnes.
Le Champagne Krug Private Cuvée années 50-60 a offert un pschitt à l’ouverture, discret mais présent. Sa couleur fraîche est d’une rare beauté. Le champagne est d’un accomplissement convainquant. On voit que par rapport au 2009 il est plus large, complexe et épanoui. C’est un pur plaisir, c’est le sommet de la hiérarchie du champagne. Logiquement, j’aurais dû voter pour ce champagne devant le Clos du Mesnil, mais j’ai été tellement séduit par ce jeune Krug que je j’ai classé devant son ancien.
Sur le carpaccio de wagyu nous avons deux vins blancs. Le Chablis Grand Cru Les Clos Laroche 1988 fait un peu timide alors que le Meursault 1er cru les Charmes Comtes Lafon 1999 est beaucoup plus joyeux, généreux et opulent. Mais il va se passer quelque chose d’étonnant, c’est qu’au bout de plusieurs minutes le chablis s’élargit, s’étoffe et justifie son statut de Grand Cru. Je l’adore car il est vivant, charmant et complexe. Je pense que le wagyu cru que nous avons eu aurait mieux été mis en valeur par des vins rouges.
L’accord du Château Léoville Poyferré 1953 et du Château Léoville Poyferré 2003 avec le poisson sauce vin rouge est le plus brillant de ce repas, même si nous avons eu par la suite des wagyus de haute qualité. Alors que je suis un amoureux des vins anciens, c’est le 2003 qui m’a le plus touché par la richesse de son goût conquérant, large et dynamique.
C’est probablement à cause de la présence du Château Haut-Brion 1943 que le Léoville Poyferré 1953 m’a moins enthousiasmé. Le Haut-Brion 1943 que l’ami qui l’a apporté avait acheté en pensant à le partager avec moi est l’archétype du grand Haut-Brion. Quand Haut-Brion est grand, il est grand. Il a de l’aisance, du calme et une justesse de ton qui m’émeut. Sa longueur est quasi infinie.
C’est dur pour le Pommard « Cuvée Roland » Domaine Thévenin 1943 de passer après son conscrit. Il est plaisant mais l’émotion est limitée. Dans un autre contexte on l’aurait apprécié.
La grande surprise, c’est que le Chambolle Musigny Domaine Cabet Frères 1947 a totalement effacé ses mauvaises odeurs, ce dont je doutais. Il est agréable, de belle intensité. Je l’ai classé quatrième de mon vote alors que l’ensemble de la table l’a mis premier.
L’ami qui a apporté le Vega Sicilia Reserva Especial fait de 1962, 1964 et 1968 est un fan de Vega Sicilia. Je le suis aussi. Ce Vega mis en bouteille en 1979 est grand mais je lui ai trouvé un léger manque de longueur ce qui ne diminue pas le plaisir de le boire. Les deux wagyus que nous avons mangés sont très différents. Le premier n’est pas persillé. La chair est pure, sans graisse. Alors que l’autre regorge de nervures de gras. Comparer les deux est passionnant et les vins lourds s’en régalent. J’ai une préférence malgré tout pour le wagyu traditionnel, car le gras fait décupler le goût des vins.
A mon grand étonnement le Château Chalon Fruitière Viticole de Voiteur 1969 se distingue par sa légèreté fluide et non pas par sa puissance et c’est une prestation originale et agréable.
Le Sauternes inconnu années 20 a une couleur très sombre mais quand on le sert il a des notes d’un or jaune brillant. Le nez est intense. En bouche, on sent un peu de fatigue, mais les financiers lui donnent une belle longueur et une belle énergie. Il fallait laisser sa chance à ce sauternes qui restera inconnu. Par son style je dirais volontiers Lafaurie-Peyraguey.
Le Rivesaltes Gérard Bertrand 1974 m’avait plu il y a quelques jours car je l’avais trouvé beaucoup plus complexe que ce que j’attendais. Il a gardé sa belle présence et les financiers le propulsent dans des plaisirs sucrés.
L’ambiance de notre groupe est particulièrement joyeuse. Il est temps de classer les vins comme lors de mes dîners. Cinq vins ont été classés premiers, ce qui pour une table de sept convives montre une belle diversité. Le Chambolle Musigny Domaine Cabet Frères 1947 et le Château Haut-Brion 1943 ont eu chacun deux votes de premier et ceux qui ont eu un vote de premier sont le Champagne Krug Clos du Mesnil 2009, le Champagne Krug Private Cuvée années 50-60 et le Meursault 1er cru les Charmes Comtes Lafon 1999.
Le classement de l’ensemble de la table est : 1 – Chambolle Musigny Domaine Cabet Frères 1947, 2 – Champagne Krug Private Cuvée années 50-60, 3 – Vega Sicilia Reserva Especial fait de 1962, 1964 et 1968, 4 – Château Haut-Brion 1943, 5 – Champagne Krug Clos du Mesnil 2009, 6 – Meursault 1er cru les Charmes Comtes Lafon 1999.
Mon vote est : 1 – Château Haut-Brion 1943, 2 – Champagne Krug Clos du Mesnil 2009, 3 – Champagne Krug Private Cuvée années 50-60, 4 – Chambolle Musigny Domaine Cabet Frères 1947, 5 – Vega Sicilia Reserva Especial fait de 1962, 1964 et 1968.
Le directeur du restaurant Pages Pierre-Alexandre a accompagné notre repas avec talent. Le Chef Ken a créé des plats d’une pureté idéale avec des cuissons parfaites comme celle du canard et surtout du poisson maigre, le plus brillant des plats. Nous nous sommes quittés joyeux, heureux de ce grand moment d’amitié.
L’un des amis est venu avec une Eau de Vie de Chartreuse de 1932. On ressent beaucoup plus l’aspect eau de vie que l’aspect Chartreuse, mais c’est une plaisir très grand. Que de folies !