En mars 2025, j’avais proposé une énigme sur Instagram. Je l’appelle Enigma. Les réponses furent nombreuses et quinze jours plus tard, j’ai pu désigner les cinq gagnants que j’inviterais à déjeuner pour célébrer leur victoire. Parmi les vainqueurs, il y a deux canadiens de deux régions différentes, un anglais et deux français de régions différentes. L’ajustement des agendas n’a pas été chose facile mais nous nous sommes mis d’accord.
Le repas sera un déjeuner au restaurant Pages. Les convives ne savent pas quel sera le programme des vins. Il faut donc qu’ils aient confiance en moi pour venir de si loin. Comme j’ai prévu ce repas selon les règles de mes dîners, il sera nommé 303ème déjeuner de wine-dinners.
Avant 10 heures je me présente au restaurant Pages pour ouvrir mes vins. Le chef Teshi, créateur du restaurant, est présent. Cela fait près de trois ans que je ne l’avais pas vu ici. Il prépare des plats mais ne restera pas très longtemps.
Je commence les ouvertures par le vin le plus ancien, le Château Léoville Las Cases 1929 au beau niveau, dont le bouchon viendra entier. Son parfum est parfait ce qui me fait un grand plaisir. Le Vega-Sicilia Unico Ribera del Duero 1972 a un niveau exceptionnel. Son parfum est aussi parfait.
Le haut de la capsule du Champagne Bollinger 1959 est très sale et je passe beaucoup de temps à nettoyer le haut du goulot. Le col du goulot a une boursouflure mais le bouchon vient entier. Sa forme qui a épousé la forme du goulot est très pincée. L’odeur du champagne est affreusement déplaisante. Le futur de ce champagne est incertain. Lorsque j’aurai fini l’ouverture de tous les vins, j’ai pris un éventail pour aérer le Bollinger. Le chef Ken a fait une vidéo pour immortaliser cette façon originale d’aérer les vins.
Curieusement, le bouchon du Champagne Billecart Salmon Cuvée Nicolas François Billecart 1971 viendra en deux morceaux alors que le goulot est beaucoup plus régulier. Le parfum est engageant.
Les autres vins sont ouverts sans histoire et le Champagne Comtes de Champagne Taittinger rosé 1995 a un pschitt tonitruant de jeunesse alors qu’il a trente ans.
Le convive anglais a pris un train dont l’arrivée était trop proche du repas aussi, du fait d’un retard, nous allons l’attendre plus d’une heure et quart. Par chance, un des convives vivant en Champagne a apporté un champagne de 2005 qui nous accompagnera pendant l’attente.
Le menu mis au point par le chef Ken et le directeur Pierre-Alexandre est : amuse-bouches / carpaccio de daurade royale / cabillaud sauce vin rouge / wagyu de Gunma maturé six semaines / lièvre à la royale / financier.
Le repas commence. J’avais prévenu que le sort du Champagne Bollinger 1959 était incertain. De fait le nez est devenu beaucoup plus acceptable et en bouche le champagne est très attachant. On sent qu’il n’est pas parfait, mais son côté énigmatique est très plaisant. Ce qui rend le champagne intéressant c’est son incroyable longueur, en contraste total avec le champagne 2005 et sa complexité.
Le carpaccio de daurade royale a été servi avec le Bollinger au lieu d’être associé aux deux vins qui suivent, aussi se présente maintenant le cabillaud. On a raté une marche du programme, mais il faut revenir au programme. Je demande donc qu’on ne boive pas le Champagne Billecart Salmon Cuvée Nicolas François Billecart 1971 et le Bâtard-Montrachet Henri Moroni 1992 pour que le cabillaud soit associé au 1929. Les deux vins décalés seront associés plus tard à un Comté.
Le Château Léoville Las Cases 1929 est totalement sublime. Il est d’une perfection absolue et je pense qu’il fait partie des plus grands bordeaux 1929 rouges que j’aie eu la chance de boire. J’en ai bu 62. L’équilibre, la précision et la générosité de ce vin sont remarquables. Et l’accord avec la sauce du cabillaud est absolument magique. Quel bonheur.
Le Nuits Saint Georges Clos de la Maréchale Faiveley 1978 a un joli parfum et une belle prestance, mais pour le délicieux wagyu, il aurait fallu un vin plus puissant, ce qui n’est pas une critique car la subtilité du vin est réelle.
Le lièvre à la royale est parfait, presque aérien malgré sa puissance. Le Vega-Sicilia Unico Ribera del Duero 1972 est, pour son âge, tout aussi parfait et émouvant que le 1929. Voici deux vins parfaits qui obtiendront des votes de vainqueurs.
Nous reprenons les deux vins qui auraient dû accompagner le carpaccio avec un Comté idéalement maturé. Le Champagne Billecart Salmon Cuvée Nicolas François Billecart 1971 est d’une grande année et d’un équilibre brillant. Il est généreux et très long en bouche. C’est un grand champagne.
Le Bâtard-Montrachet Henri Moroni 1992 est lui aussi d’une grande année pour les blancs, de bel équilibre et fluide en bouche. L’accord avec le comté est idéal.
Le Champagne Comtes de Champagne Taittinger rosé 1995 devait être associé au wagyu, mais j’ai senti que cela ne lui conviendrait pas. Il est servi maintenant et ne va jamais cesser de s’améliorer en bouche, très sensuel et imprégnant. Nous n’en avons pas profité autant qu’il le mérite car c’est un grand rosé.
C’est ce matin que j’avais décidé d’ajouter un alcool pour les financiers. C’est un Marc de rosé du Domaine d’Ott 1929 dont la bouteille avait été ouverte il y a quelques mois, et dont il restait un tiers. Je pense n’avoir jamais goûté un parfum aussi envoûtant. Imaginez une ferme au sol terreux humide sur lequel on marche sur de la paille. L’odeur sauvage est celle-là. Je suis tétanisé par cette odeur que je pourrais sentir pendant des heures. L’alcool ne montre aucun signe de fatigue. Sa couleur rosée est très belle. C’est un alcool fascinant.
Lorsque mes convives en début de repas ont lu le menu, ils ont été très impressionnés par les vins choisis et surtout les années. Ils allaient entrer dans un monde de vins anciens qu’ils n’avaient jamais approché. Leur étonnement en buvant les vins de 1929 et de 1972 fut extrême : comment est-il possible que ces vins soient si grands, si bons et si jeunes ? Je suis heureux qu’ils aient fait ces découvertes.
Nous avons voté. Le Léoville Las Cases 1929 a eu quatre votes de premier, le Vega-Sicilia Unico a eu un vote de premier comme le Marc de rosé du Domaine d’Ott 1929.
Le vote de notre groupe de six est : 1 – Château Léoville Las Cases 1929, 2 – Vega-Sicilia Unico Ribera del Duero 1972, 3 – Champagne Billecart Salmon Cuvée Nicolas François Billecart 1971, 4 – Marc de rosé du Domaine d’Ott 1929, 5 – Bâtard-Montrachet Henri Moroni 1992, 6 – Nuits Saint Georges Clos de la Maréchale Faiveley 1978.
Mon vote est : 1 – Château Léoville Las Cases 1929, 2 – Vega-Sicilia Unico Ribera del Duero 1972, 3 – Champagne Billecart Salmon Cuvée Nicolas François Billecart 1971, 4 – Bâtard-Montrachet Henri Moroni 1992, 5 – Marc de rosé du Domaine d’Ott 1929.
Deux vins rouges sublimes, un alcool à se damner, des accords mets et vins parfaits et bousculant les codes comme un cabillaud avec le Léoville, l’accord le plus fascinant, tout cela a composé un repas du plus grand plaisir possible. Vive Enigma car j’ai ‘fait’ des heureux !