Un article des Echos samedi, 25 février 2006

Jean-Francis Pécresse, journaliste aux Echos, a fait un compte-rendu de la séance de l’académie des vins anciens dans les Echos du 24 février. Il n’a pas aimé tous les vins anciens présentés et il le dit. Il a adoré le Suduiraut 1945. C’est déjà une bonne nouvelle. Ce journaliste a un palais fort aiguisé et je l’aime beaucoup, intelligent, au sens critique joliment développé. Beau coup de pouce pour l’académie.

Voici le texte :

Comme d’autres ont la passion des vieilles pierres, eux vénèrent les vieux verres. Les vieux verres verts en particulier, qui habillent en général les rouges, et aussi des blancs, contenants transparents du poids des ans. Autour de leur doyen François Audouze, mal nommé car premier du genre, ils sont quelques dizaines, peut-être quelques centaines, amateurs professionnels ou débutants, à partager ensemble un penchant pour ces bouteilles qui ont de la bouteille. Ces vins hors d’âge, si vieux qu’eux-mêmes parfois ne portent plus le souvenir de leur année de naissance, si vénérables que, bien souvent, l’on n’ose plus les toucher, préférant les laisser s’éteindre en silence dans leur cercueil de verre, persuadés à tort qu’ils n’ont plus rien à dire.

 

Retraité de l’acier reconverti dans l’exploitation de filon vinicole, Audouze, lui, croit dur comme fer qu’un vin ne meurt jamais. Voici quelques années que, de bouche à oreille et de mail en mail, il tisse habilement de fil blanc sa toile de « gérontoenophiles ». La goutte de vin vieux fait tache d’huile. Non content de réunir, chaque semaine, ses disciples par tablées de douze – sans un traître convive de plus – autour de dîners aussi inestimables qu’inabordables, le chef des apôtres des vins décatis a créé son église. Ou plutôt son école, une académie des vins anciens dont les séances, tenues dans quelque palace parisien, s’achèvent de manière moins académique qu’elles n’ont débuté. Au moins ne s’ennuie-t-on pas sous cette coupole itinérante, où les immortels sont des bouteilles en habit vert belles comme des rêves de pierre. N’en déplaise à Audouze, qui se fait une religion de les ressusciter tous, nombre de vieux flacons ouverts ce soir d’intronisation ne versaient plus que des larmes de peine : un champagne Moët de 1950, un Domaine de Chevalier (pessac-léognan) de 1924, un Cos d’Estournel (saint-estèphe) de 1973… Mais bien d’autres valaient une grand’messe : deux bordeaux de 1955, année méconnue, un mission haut-brion (pessac-léognan) et un latour (pauillac). Et, comme en apothéose, ce suduiraut 1945, sauternes à la mine resplendissante, d’un brun ambré profond, au débit fluide, avec un gras prodigieux pour un sexagénaire et des parfums d’une étonnante fraîcheur, finement caramélisés, sans trace d’oxydation.

 

Seul les grands sauternes peut-être sont capables de sauter aussi hardiment les générations, de vieillir sans prendre une ride. Si, tributaires du temps qu’il fait, ils se jouent du temps qui passe. Juste revanche pour ces vins qui voient moins souvent qu’à leur tour passer les bons millésimes, réalité que l’on a pu oublier ces dernières années avec, de 1995 à 2005, une lignée sans pareille dans l’histoire de sauternes et barsac. Premier de cette « décennie enchantée », le 1995 de suduiraut marche sur les traces de son ancêtre, avec une vinosité puissante, un rôti superbe qui laissent présager d’une belle évolution, sans dessèchement, de ses arômes de mandarine confite. Un immortel en devenir.

 

JEAN-FRANCIS PÉCRESSE

 

L’Union des Grands Crus de Bordeaux présente ses 2003 vendredi, 24 février 2006

Le président de l’automobile club de France déclare ouvert le dîner annuel de l’Union des Grands Crus. Il rappelle que Noé fut le premier à faire rougir l’alcootest, et avec un langage fleuri, il nous compte l’histoire de la vigne. Quand au bout de cinq minutes on en est encore à Horus et Osiris, on se dit que la soirée sera longue, mais son discours fait pschent, ce qui est assez abracadabrantesque, et c’est au tour du président de l’Union des Grands Crus de s’exprimer.

Le discours d’un chef d’entreprise donne assez exactement l’indication sur le taux de profit. Si le chef d’entreprise dit qu’il faut donner un nouvel élan à une participation des salariés à la bonne marche de l’entreprise, on se dit que celle-ci fait des pertes. Si le patron passe un temps infini à remercier ses collaborateurs, sans qui rien n’eût été possible, on sait que le niveau de profit est quasi indécent. A chaque situation son discours convenu. Là, quand l’Union des grands crus de Bordeaux présente ses 2003 superbes au moment où l’on s’attend à des prix ahurissants pour les primeurs 2005, à des niveaux jamais atteints, il est urgent de ne rien dire. Jamais discours ne fut plus vide, et cela en dit long. Les grands vins français vont devenir intouchables. Amateurs de vins tremblez. Ce vide discursif (présenté par un président fort efficace et courtois) annonce des prix redoutables.

Avant le dîner, je butine de stand en stand mais il est très dur de juger les 2003. Ceux que j’aime sont évidemment aimés : La Conseillante, Haut-Bailly, Phelan Ségur, Malartic-Lagravière, sont conformes à ce que j’en attends. Une belle surprise vient de Petit Village que je trouve très bon, de La Lagune et de Lagrange. Pichon Comtesse est fidèle à lui-même.

Quand la pièce et les vins se réchauffent, le jugement se perd. On a quand même un joli Coutet, un Fargues serein et un très beau Sigalas-Rabaud qui concluent cette dégustation debout.

A table, c’est un florilège. Clos Fourtet 1990 en dit moins que ce que j’espérais, Fourcas-Hosteins 1995 est bien joli, Maucaillou 1996 est timide, Batailley 1998 est indéniablement plaisant. Les papilles sont assez chamboulées, mais c’est à Fargues qu’ira mon amour avec ce Fargues 1990 de réelle maturité qui rappelle à s’y méprendre un bel Yquem. J’ai eu la joie de rencontrer des vignerons amis et d’être à la table d’Alexandre de Lur Saluces. Le baromètre de l’Union des Grands Crus est au beau fixe. Attendons-nous à des prix sévères.

un joli Figeac 1988 mardi, 21 février 2006

Dans le Sud, face à la mer, nous jouons aux cartes avec des amis. Quand le contrat est gagné, c’est l’équivalent d’une médaille olympique. Si le tandem dont je suis perd, c’est comme si la misère du monde s’abattait sur mes épaules. Il faut étancher ces émotions par un champagne Salon 1988 qui est absolument impressionnant. Ce champagne a tout pour lui. Dense, long, fruité, confituré, il laisse une trace de pur plaisir. A dîner, Château Figeac 1988 donne une impression nettement supérieure à ce que j’attendais. Il a une structure qui rappelle les plus grands vins. S’épanouissant avec bonheur dans le verre, il a constitué une très heureuse surprise. C’est son élégance sereine qui marque.

J’attendais à l’inverse beaucoup plus de la Côte Rôtie cuvée prestige Léonce Amouroux 1989. Ce vin titre 12,5° ce qui est plutôt léger aujourd’hui, et l’on retrouve avec plaisir les expressions rurales et authentiques du terroir rhodanien. Mais le souvenir du Figeac empêche que l’on s’extasie. Beau vin simple et naturel, desservi par le casting dont j’assume l’erreur. La partie reprend avec intensité après la tarte Tatin. Il eût fallu la Marseillaise pour ponctuer le génie absolu de la belote de notre équipe. Puisque, comme on l’aura compris, j’étais dans l’équipe qui gagne.

Le lendemain, la revanche s’impose. Huîtres et champagne Laurent Perrier Cuvée Grand Siècle forment un mariage princier. Le caviar Sévruga se dévore au-delà de la satiété avec le champagne Salon 1995 qui lui va bien, car le sel du caviar supporte mieux un Salon jeune. Un château Mouton-Rothschild 1988 n’était pas franchement nécessaire, mais il était ouvert. C’est un Mouton relativement simplifié mais généreux en bouche et bien rassurant. La parfaite égalité des scores imposera une belle lorsque je reviendrai. Qu’il est dur d’être dans le Sud !

galerie 1912 lundi, 20 février 2006

Cette bouteille est un mystère, car cette Yquem 1912 est mise en bouteille au château, commercialisée par de Luze, mais ce qui est étonnant, c’est que la capsule porte une inscription gravée sur la partie circulaire de la surépaisseur du verre qui est : "Graves Royal Sec".

Est-ce un ancêtre de "Y" ? Ce serait passionnant de le découvrir.

This bottle is a mystery. This Yquem 1912 was bottled by the Chateau and commercialised by de Luze. What is amazing is that on the capsule, engraved on the circle where the glass is thicker, is written : "Graves Royal Sec".

Is this bottle an ancestor of "Y" ? It will be passionating to check it.

festival omnivore lundi, 20 février 2006

On me transmet cette information : Festival Omnivore. Je la transmets telle quelle en pensant que ce festival risque de ressembler à la FIAC, où, pour se dire moderne, l’art a besoin de provoquer. A chacun de juger ce que suggère ce texte :

Pour réussir, l’innovation culinaire suppose que le consommateur y soit réceptif. Cela s’impose par exemple lorsqu’on sert, parmi quelques autres aliments improbables, des lamelles de lombric au piment et au beurre d’ail, selon une recette du biologiste Michel Durivault. Après la stupeur, vient une sorte de soulagement, lorsque, une fois la première bouchée avalée, on apprend qu’il s’agit non de ver de terre, mais d’une variété de cactus !

Omnivore Food Festival
Sur les docks Océane. Quai de la Réunion, rue Marceau 76600 Le Havre.
Inscriptions : www.omnivore.fr

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Autre surprise : l’oeuf de caille au plat, dont le blanc est teinté artificiellement en bleu vif et qui rappelle les spaghettis au bleu de méthylène des banquets futuristes des années 1930. Encore plus insolite, le homard séché réduit en poudre, placé dans une gélule rose vif et entouré d’algues en paillettes, qui n’enthousiasme guère les gourmands classiques, tandis que la morue aux fraises avec mayonnaise chantilly aux câpres, le tout flambé au pastis, provoque une belle polémique.

Tentées récemment à Tours (Indre-et-Loire), ces expériences seront peut-être au rendez-vous du premier festival de la jeune cuisine. Prévu les 20 et 21 février au Havre (Seine-Maritime), Omnivore Food Festival sera consacré à la cuisine créative et « aux cuisines en général, dès l’instant où elles ont envie d’avancer », précisent les organisateurs, Luc Dubanchet et Laurent Séminel, fondateurs du journal Omnivore. Le Havre se met à l’heure de la modernité en cuisine, avec la présence de Génération. C (lire Génération point C), association nouvelle de jeunes cuisiniers présidée par Gilles Choukroun, chef du restaurant parisien Angl’Opéra et inventeur d’une cuisine « conceptuelle et ludique ».

Après les rencontres de Saint-Sébastien, de Madrid et d’Oxford (Le Monde du 30 avril 2004), l’ambition des organisateurs d’Omnivore Food Festival est de doter la France d’une manifestation où une trentaine de démonstrations culinaires, des ateliers, des débats, des rencontres permettront de mettre en commun savoirs, pratiques, techniques, idées et concepts, dans le seul but d’enrichir le patrimoine culinaire.

« RASSEMBLER »
Cet ambitieux projet suscite autant d’enthousiasme parmi la centaine d’adhérents de Génération. C que de prudence chez les anciens. Paul Bocuse, 80 ans, qui fêtait en juin 2005 ses « quarante ans sous trois étoiles » confie avec humour : « La retraite ? J’y songe d’ici une vingtaine d’années, car il faut laisser la place aux jeunes. » Lionel Lévy, le jeune chef d’Une table au sud, sur le Vieux-Port à Marseille, espère que ce festival, « huit ans après celui des Espagnols, permettra d’arrêter de se dire qu’on est dépassés ».

Impulsion nouvelle à la cuisine, partage de vision et de techniques : cette manifestation, selon le chef marseillais, doit être capable de « rassembler toutes les générations ». Pour cela, sont attendus au Havre quelques invités qui ont fait leurs preuves, comme Ferran Adria (chef du El Bulli, en Catalogne), Alain Ducasse, Michel Bras, Andoni Luis Aduriz (du Mugaritz, en Espagne), Thierry Marx (Château Cordeillan Bages, à Pauillac), ou encore Pierre Hermé.

Lionel Lévy veut éviter de tomber dans le cliché du « service en tee-shirt dans une ambiance hip-hop ». Son souci, avait-il prévenu en invitant la presse lors d’une rencontre le 28 novembre 2005 à Marseille, est de ne pas laisser le mouvement être récupéré. Pour l’heure, il prépare en tandem avec Frédéric Coursol (chef du Radio, à Chamalières) un menu terre et mer, pour lequel il médite un tartare d’anchois aux lentilles.

Le festival du Havre aura lieu deux mois après le Forum organisé à Tours par l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IHCA), avec le parrainage du Monde, les 2 et 3 décembre 2005. Des historiens, des géographes, des cuisiniers, des sociologues y avaient débattu des nouvelles tendances culinaires devant 200 professeurs des écoles hôtelières. Gilles Choukroun et Luc Dubanchet avaient eu l’occasion de faire partager leur conviction que la tradition rejoint l’innovation lorsque cette dernière n’est pas seulement nostalgie.

La cuisine est créative et développe sa propre identité lorsqu’il y a conjonction de l’intelligence, d’une histoire qui se raconte, des produits et des techniques. Le chef de Génération. C justifiait alors son propos en donnant la recette d’une crème brûlée appliquée au foie gras, assaisonné à la cacahuète – à dire vrai, assez peu convaincante. Mais c’est à Michel Bras et à Olivier Roellinger qu’il revint de faire rêver l’auditoire en exprimant avec onirisme et intensité leur rapport intime au paysage, un thème introduit par le professeur de géographie Jean-Robert Pitte.

La jeune cuisine saura-t-elle imposer ses vues à ceux pour qui la cuisine ne doit pas céder au métissage ni s’enrichir des différences entre les cultures ? Le nouvel épisode de la querelle des anciens et des modernes qui s’annonce au Havre ne peut être qu’enrichissant.

 

dîner de wine-dinners chez Patrick Pignol – le menu jeudi, 16 février 2006

les deux champagnes et le Chevalier Montrachet ne sont pas sur la photo
Dîner du 16 février 2006 au restaurant de Patrick Pignol /
Bulletin 172
Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Ayala Brut ancien vers 1980
Champagne Salon « S » 1983
Corton Charlemagne Eugène Ellia 1993
Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1993 
Vouvray le Haut Lieu Demi Sec Huet 1971
Château Coustolle Côtes de Canon-Fronsac 1966
Château Margaux en magnum 1970
« SEG » F. Sénéclauze (13°)  Saint Eugène (Oran) récolte 1952
vin très ancien de la cave de M. Bichot père, probable avant 1920 (voire avant 1900)
Arbois Jaune Louis Carlier 1949
Château d’Yquem 1959
Le menu composé par Patrick Pignol
Damier de Saint-Jacques et truffes noires
Langoustines croustillantes infusées au citron et parfum de marjolaine
Oursins en coque, mousseline de persil tubéreux
Animelles dorées au beurre de cardamome
Cochon de lait en cocotte, légèrement pimenté au gingembre
Salsifis lardés
Mimolette « vieille » dans sa simplicité
Clémentines caramélisées et petites madeleines au miel de bruyère

dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 16 février 2006

Le 66ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant de Patrick Pignol. J’étais allé dîner quelques jours auparavant après le spectacle de Laurent Gerra pour évoquer diverses hypothèses d’accords. Le chef est à Rungis avant l’aurore et fait son menu en fonction des produits qu’il trouve, mais bien sûr avec quelques idées en tête que mes vins lui suggèrent. C’est cela que j’étais venu scruter, car Patrick aime créer des recettes nouvelles avec des clins d’œil joyeux.

vin de Bichot de plus de cent ans. Mystère ! Pour lui donner un nom, j’ai supposé : Beaune Bichot 1899 (lire le compte-rendu ci-joint)

J’arrive pour l’ouverture des bouteilles. Deux journalistes et un photographe vont assister à cette cérémonie devenue un rite. Comme je réponds à des questions tout en ouvrant, je suis peut-être moins attentif à certains détails, et la statistique quasi irréelle de bonne tenue de mes bouteilles va se faire plomber ce soir. Le vin qui m’inquiète, c’est l’Arbois. Il a un nez plat de vin fatigué. Je suis prêt à le déclarer mort, car il me chiffonne trop. Je vais lui laisser une chance, mais il est exclu qu’il accompagne les oursins. On va donc lui substituer le Vouvray au nez rassurant, en demandant au chef de faire ressortir le coté sucré des oursins. Le message lui parvient.

Tout en répondant aux questions des deux journalistes, je fais mon inspection des odeurs, et voilà que le Corton-Charlemagne est bouchonné. A peine perceptible en bouche, mais le nez rebute trop. Je décide de prendre sur la carte de Patrick Pignol un Chevalier-Montrachet. Pas question de décevoir mes hôtes malgré un volume de vins très nettement supérieur à la moyenne habituelle pour les neuf que nous serons. Le bouchon du Bichot confirme qu’il a plus de cent ans. Cette bouteille sans étiquette fait du vin une énigme. Son odeur est redoutablement belle.

Mes hôtes arrivent avec une ponctualité remarquable et nous faisons un tour de table pour nous présenter sur un Champagne Ayala Brut ancien vers 1980. En fait, en  bouche, je dirais volontiers 1975. Les participants comprennent dès ce premier vin que nous entrons dans le monde des vins anciens. Belle rondeur en bouche et trace longue, équilibre chaleureux. C’est une belle mise en bouche.

Voici le menu composé par Patrick Pignol, menu de retour de marché : Damier de Saint-Jacques et truffes noires / Langoustines croustillantes infusées au citron et parfum de marjolaine / Oursins en coque, mousseline de persil tubéreux / Animelles dorées au beurre de cardamome / Cochon de lait en cocotte, légèrement pimenté au gingembre, salsifis lardés / Mimolette «vieille » dans sa simplicité / Clémentines caramélisées et petites madeleines au miel de bruyère. Il y aura dans ce voyage gastronomique de belles émotions. Et les clins d’œil subliminaux ne manqueront pas.

Nous avons autour de la table deux couples qui sont venus à la suite de l’interview de France Info de l’année dernière, qui a manifestement été entendue en Suisse et dans le limousin, les deux journalistes, une amie d’enfance qui, au lieu d’avoir le pieux recueillement que suggèrent mes doctes propos, ne cessait de me plaisanter comme quand nous avions vingt ans, et l’ami cuisinier de génie à ses heures que je voulais remercier de ses prouesses racontées dans de précédents bulletins. Pour la première fois depuis bien longtemps c’était un dépucelage pour tous les convives. Il y a d’habitude toujours un « ancien » qui joue les vétérans. Là, point. Le dîner commence.

Le Champagne Salon « S » 1983 aura du mal à exprimer son nez car nous sommes sous un nuage de parfum de truffe. Le plat est éblouissant et le Salon affiche des personnalités différentes que révèlent le sucré de la coquille ou l’insistance de la truffe. Ce champagne a la couleur d’une pêche déjà rosie, une belle bulle active et une profondeur en bouche qui est rare. Et l’accord met nos sens en éveil tant il faut être attentif pour déceler tout ce qui se passe dans notre palais. Nos papilles sont heureuses.

Devant la profusion des vins, je n’ai même pas cherché à savoir si le Corton Charlemagne Eugène Ellia 1993 revenait à la vie. On ne le saura jamais. Le Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1993 est tellement éblouissant que la question n’a plus d’intérêt. C’est un vin jeune puissant, chaleureux, qui joue sur du velours avec une langoustine goûteuse à souhait. Ici, on ne se pose aucune question car tout est naturel et parfait.

Cela n’allait pas être le cas avec l’oursin et le Vouvray le Haut Lieu Demi Sec Huet 1971. Je dis un peu trop vite que je trouve la mousseline trop salée. Le chef informé vient rectifier notre appréhension sur le plat. Et effectivement mon impression change après deux ou trois cuillérées. L’oursin a des accents de châtaignes, avec cette légère douceur qui convient au Vouvray. Notre table se divise en deux camps, ceux qui pensent que l’oursin rétrécit le vin, qui s’épanouit dès que le plat est fini, et ceux qui comme moi pensent que l’accord est d’un immense intérêt. On pourrait sans doute rapprocher les points de vue en admettant que le plat n’élargit pas le vin mais que l’accord est judicieux. Malgré les remarques de quelques convives, je pense que cet essai se devait d’être tenté, parce qu’il sollicite les papilles comme en un manège, où l’on est pris dans un tourbillon de saveurs variées. Ce Vouvray est éblouissant de charme et de sérénité.

Les animelles devraient sans doute s’appeler animâles, car il s’agit des parties sexuelles mâles qui généralement vont par deux. Faisons le calcul. Nous sommes neuf, et nous avons chacun dans notre assiette trois moitiés de testicules de veau. Où est le chaînon manquant ? Est-ce la masse manquante de l’univers ? Plat délicieux qui a montré que je ne devrai plus essayer le Château Coustolle Côtes de Canon-Fronsac 1966, car cette bouteille bouchonnée (je ne l’avais pas remarqué à l’ouverture) fait suite à un autre malheureux essai. Heureusement, il suffisait d’avoir le Château Margaux en magnum 1970, qui après avoir installé un suspense sur la première gorgée non encore ouverte, fit montre de l’éclat rayonnant d’un beau bordeaux chaleureux. Ce n’est pas le meilleur Margaux qui soit, mais quand il a trouvé son épanouissement, il communique un plaisir sans mélange.

Je tenais absolument à voir en situation de repas ce « SEG » F. Sénéclauze (13°)  Saint Eugène (Oran) récolte 1952. Il n’a pas manqué son rendez-vous. Epanoui, chaud en bouche, au message simple mais convaincant, j’ai adoré, alors qu’un bourguignon présent à table allait évidemment lui préférer le vin très ancien de la cave de M. Bichot père, probable avant 1920 (voire avant 1900). Ce vin m’avait été offert dans la cave de M. Bichot, vin sans étiquette, sans dénomination, que l’on aurait pu identifier en se référant aux numéros des cases. Mais cela a-t-il de l’importance ? La couleur évoque un Beaune, et le goût aussi. Le bouchon m’avait indiqué la fin du 19ème siècle. Le goût me suggère 1899 car j’en ai le souvenir. Je ne garantis évidemment pas cela, mais comme il n’est plus possible de vérifier, disons : Beaune Bichot 1899. Ce vin est splendide. Il sera définitivement sacré dans les votes. Sa jeunesse étonne, et la plénitude de l’assemblage de toutes ses composantes. Magnifique sur le cochon de lait, il ne doit pas faire oublier le vin d’Oran que j’ai beaucoup apprécié, dans des atmosphères de Rhône.

La mimolette à pleine maturité allait accompagner un revenant, l’Arbois Jaune Louis Carlier 1949. C’est vraiment un ressuscité car le vin que j’aurais volontiers déclaré mort tenait son rôle à ce stade du repas. Légèrement fatigué, sans doute, mais redevenu de sa région.

Le Château d’Yquem 1959 a une couleur qui ferait pâlir d’envie les publicitaires qui veulent vanter une crème solaire. Ce vin a la couleur des délicieuses gelées de coing dont ma femme règle l’alchimie. Le nez est exact. C’est l’Yquem dans sa plénitude totale. La longueur est infinie, et bien malin qui pourrait trouver le moindre défaut à ce sauternes idéal. Plus beau, plus chaleureux que le 1937 de l’académie. Là-dessus, la clémentine caramélisée a capté avec une précision absolue l’organigramme de cet Yquem. Et l’accord est impressionnant. On est en présence d’une perfection culinaire totale. Inutile de dire que la joie est à son comble.

Nous ne serons que huit à voter car une jolie chypriote férue d’art s’en sent bien incapable. Le Beaune de Bichot rafle quatre places de premier et trois places de second. Le vin d’Yquem reçoit trois votes de premier et le Salon un vote de premier. Le palmarès résultant de tous les votes serait : Beaune Bichot vers 1899, Château d’Yquem 1959, Château Margaux 1970, Vouvray le Haut Lieu Huet 1971 et champagne Salon 1983. Mon vote : Château d’Yquem 1959, Beaune Bichot vers 1899, Vouvray Huet 1971, champagne Salon 1983.

L’ambiance était à la joie, aux rires, aux petites taquineries amusantes, avec un Patrick Pignol souriant et épanoui, sa cuisine au diapason de son humeur, un service attentif. Une soirée qui illuminera le ciel des souvenirs de chacun des participants.

la Saint-Valentin au restaurant Taillevent mercredi, 15 février 2006

C’est le jour de la Saint-Valentin. Je mets une cravate dont le motif est un couple d’oiseaux exotiques qui se bécotent sur une branche. J’aime ces petits symboles qui montrent que l’on n’est pas indifférent à l’instant que l’on vit. Arrivée au restaurant Taillevent avec un accueil chaleureux, souriant, qui fait plaisir. Nous sommes assis côte-à-côte comme en une loge de théâtre. Ce qui nous permettra de voir beaucoup de choses. D’abord la décoration du lieu, rassurante, que l’on aimerait peut-être un peu encanaillée, mais si c’est comme cette sculpture représentant un orifice disgracieux qui nous toise, alors, restons classiques. Une autre constatation est celle du rôle indispensable que joue Jean-Claude Vrinat. Il voit tout, sent tout, corrige tout, et la perfection d’un service attentif est pour beaucoup liée à son intuition.

La cuisine est rassurante, imprégnée de la personnalité du maître des lieux. Je me dis qu’en fait Taillevent ressemble à la Tour d’Argent quand Claude Terrail avait l’âge de Jean-Claude Vrinat. Il y a beaucoup de similitudes. Et au fil des plats si l’on s’interroge sur le fait de dévergonder aussi les recettes, c’est une réaction normale, mais il faut surtout que ce restaurant n’en fasse rien. Il a son style, et ce style est nécessaire dans le panorama gastronomique. Beaucoup de gens auraient rêvé que Christin Scott Thomas se lâche un peu. Il est bien qu’elle n’en ait rien fait, quand Emmanuelle Béart a failli. Là, à côté des chefs qui cuisinent à l’azote liquide et au chalumeau, il faut ce lieu aux plats rassurants, confortable comme un bon fauteuil anglais.

Le menu : royale de foie gras, cappuccino de châtaignes / épeautre du pays de Sault en risotto, cuisses de grenouilles dorées / saint-pierre clouté au basilic, soupe de roche safranée / pigeon farci, roquette et pignons de pin, jus court au banyuls / brie de Meaux affiné aux noix, pomme fruit et céleri / gelée de poire au gingembre / craquant au chocolat et au caramel. C’est délicatement équilibré, la chair du saint-pierre emportant la palme de la création, avec une expressivité rare.

Madame s’impatiente quand je décrypte cette liste impressionnante aux prix devenus insensés. Dans un forum, j’avais signalé que la carte de Taillevent n’était pas prise de la folie actuelle des cartes des vins. Hélas, c’est fait. Marco, sommelier que j’apprécie pour la justesse de ses avis m’a conseillé dans cette carte immense  un Chapelle-Chambertin Domaine Trapet 1997. Je suis cette idée, mais le vin, que je sens bien construit, ce qui justifie qu’on me le suggère, est   trop amer. Je bous sur mon siège, car je ne veux pas le renvoyer, mais manifestement, il ne me plait pas. Il se trouve que lors du premier dîner avec la jeune fille ici présente qui allait partager ma vie, j’avais renvoyé un vin. Elle n’avait pas apprécié, croyant que je voulais l’impressionner par ce vil moyen. Je n’allais pas lui refaire le coup plusieurs décennies après.

N’y tenant plus, j’appelle Marco et je demande un Châteauneuf du Pape Beaucastel 1989. Patatras, la bouteille est bouchonnée et Marco qui a pourtant goûté le vin ne l’a pas perçu. C’est à cause d’un mauvais rhume. Un Beaucastel 1989 de compétition succède au premier, liquide puissant, chaud, velouté, de pur plaisir simple.

Nous étions cernés de quatre tables d’américains à la voix souvent forte. Les couples d’amoureux étaient minoritaires. A une table voisine, je voyais de beaux flacons qui s’asséchaient à rythme soutenu. De loin, je reconnais l’étiquette de Méo-Camuzet. C’est un Nuits-Saint-Georges aux Boudots Méo Camuzet 1988. Vinification d’Henri Jayer, me dit Marco. Par une de ces complicités dont je remercie son auteur, Marco m’en donne un demi-verre. Tout simplement fabuleux. Une complexité, une finesse, une élégance qui tranchent avec la joie de vivre simple du Beaucastel. Les américains se faisant ouvrir un très vieux calvados, un même accident de trajet en fait échouer un verre sur ma table. Un bon calvados soigne de tous les tracas de la vie.

Ce parcours mouvementé avec des vins inattendus dans cette maison classique mais nécessaire a ponctué comme il convenait cette tradition fort agréable de célébrer l’amour.