des Krug magistraux chez Marc Veyrat samedi, 14 octobre 2006

Le but de notre voyage commencé il y a deux jours, c’est le déjeuner chez Marc Veyrat à Veyrier du Lac. Notre groupe de douze ne comporte que des aficionados. Embrassades, joie de se revoir. L’absence de Samuel, le sommelier guide de nos précédentes aventures est mal vécue, mais Jérôme va s’acquitter de sa tâche fort élégamment. J’apprends que le Krug 1973 est bouchonné. Le remplacement par un beau champagne sera fait.

Nous nous installons sous la haute bienveillance d’Hervé, l’homme qui est l’âme du lieu à côté du maître. Marc Veyrat vient nous saluer. On sent la souffrance, sous un masque de bonne humeur, d’un homme handicapé par son vilain accident de ski. La table se constitue d’abord en terrasse, par une journée ensoleillée qui donne au lac, aux herbiers, à la belle montagne une vraie joie de vivre. L’entrée sur une palette de peintre donne des saveurs charmantes, dont ce carpaccio étonnant et se ponctue – après le Krug – sur le soda Veyrat, classique boisson d’introduction à de féériques agapes. Le champagne Krug 1988 en magnum me parait trop jeune, trop vert, trop coincé. J’entends autour de moi des louanges qui me paraissent excessives. Peu importe. A table, c’est sur un yaourt de foie gras, escalope de foie, mikado de myrrhe odorante que l’on commence à aborder le champagne. Il reste pour moi toujours coincé et la preuve de ce que j’avance sera donnée une heure plus tard. Libéré, aéré, ce champagne dira tout ce qu’il a en lui. Il lui fallait prendre de l’air pour réciter son texte. L’œuf au plat virtuel, cumin des bois d’ici, lait de coco est un plat nouveau, dont nous explorons une version inédite. Le plat n’a pas l’assise des recettes mille fois interprétées. Je suis sous le charme, car cette créativité spontanée,  qui se cherche et essaie ses dosages, c’est comme une épreuve d’artiste, parfois plus émouvante qu’un tableau définitif. Je suis très sensible à sa recherche.

L’habitude aidant, on comprend de mieux en mieux l’art de Marc Veyrat. Comme tout grand créateur, il est unique. Je vois en lui du Léonard de Vinci, tant certaines voies explorées sont en avance sur son temps. Bien sûr, comme pour un grand vin, chacun y voit ce que sa culture et son histoire lui permettent de déchiffrer. Jean Philippe, l’ami qui nous cornaque, y voit certainement beaucoup plus de choses que moi. Mais je me sens assez proche de ce que chaque plat évoque. Il y a les rêves de l’enfant, le respect de la terre et des herbes que l’on a cueillies quand le père apprenait les saveurs que la terre nous donne. Il y a du rebelle dans certaines sauces, avec des cris lancés dans l’espace qui attendent un écho, retour de compréhension. Il y a la souffrance du moment. Mais il y a aussi le profond respect des produits comme le montrera tout à l’heure l’exécution magistrale de l’omble chevalier. Alors, en mangeant, on a Marc Veyrat sur un divan, exposant sa volonté de faire comprendre tout ce qu’il ressent, qui transcende largement le cercle parfois brisé de l’assiette posée devant chaque convive. Et l’on comprend mieux que sur les dix dîners organisés par Jean-Philippe en cet univers, il y en a eu trois avec le champagne Krug. Car quel autre vin aurait la faculté de s’adapter aussi complètement à ce monde créatif infini ? Je n’en vois pas. Chacun des Krug a servi la cuisine, a su montrer sa personnalité, a su rebondir sur un goût sur une invite lancée à nos papilles.

Le  Krug grande cuvée en magnum apporte une démonstration supplémentaire, si elle était nécessaire, de la timidité du 1988. Car on a ici la vraie définition du Krug. Relativement récent, ce champagne gagnerait des galons avec des années de plus. Mais il est là, serein, joyeux, prêt à combattre avec beaucoup de saveurs aventureuses comme celles de ce merveilleux univers culinaire. La flûte inversée, pois cassés tièdes, mélisse, citronnelle, humus, c’est tout l’univers d’enfance du savoyard. Le ravioli velouté, carottes, céleri, concombre, gelée de pommes, c’est toute sa dextérité créatrice.

Krug Collection 1981 en magnum est éblouissant de rondeur, d’accomplissement, et dépasse de très loin tout ce qu’on pourrait imaginer de cette année. Mais on est avec Krug ! Dans un repas comme celui-ci la description pure du champagne est impossible. C’est la souplesse d’échine qu’il faut signaler, car le champagne a fait bonne figure pendant toutes les combinaisons qu’il a suscitées. Et ça ne manquait pas : œufs de caille au caramel clair, polypode, cornet d’oxalis. Puis hostie virtuelle du 21ème siècle, jus de cannette, sorbet safrané. Ce qui est éblouissant, c’est qu’une branche de pin a été fortement imprégnée de la fumée d’un feu de cheminée. Et l’on remue le jus avec cette branche, qui donne un parfum inoubliable au plat.

une brochette de magnums particulièrement rare

Le

Le Krug Clos du Mesnil en magnum 1988 est évidemment une première, car le Clos du Mesnil est déjà rare. Mais en magnum, il l’est infiniment plus. Ce champagne est l’enfant chéri de la victoire, le vin béni des dieux. L’omble chevalier des lacs alpins, filandre de citronnelle, épicéa est un grand classique de Marc Veyrat, avec une cuisson immortelle. Avec ce Clos du Mesnil, ce ne sont que des saveurs d’une pureté cristalline qui s’offrent à nos papilles. Une darne de homard breton, vin jaune, bonbon d’herbe de maggy (acha) est une forme aboutie du goût du homard.

Le Krug Clos du Mesnil 1982 est magistral. Avec la crème brûlée à la reine des prés et la confiture d’écrevisses nous comprenons deux choses : que Krug s’adapte à toutes ces difficultés gustatives et que nous n’avons aucune lassitude. Un champagne de ce niveau, sur une cuisine de ce niveau, c’est un plaisir rare. Le ris de veau poêlé, beignet de pommes génépi, démontre si c’était nécessaire, que Marc Veyrat est aussi à l’aise sur une cuisine plus classique où la chair principale est mise en valeur dans son orthodoxie.

Le Krug collection 1964 en magnum nous fait entrer dans un univers d’exception. Ce champagne dépasse tous les autres. Je suis évidemment plus sensible que d’autres à l’apport de l’âge au goût de ce champagne. Mais il n’est nul besoin d’entasser les expériences pour saisir la perfection de ce champagne sensuel, accompli, totalement arrondi, expressif, vivant. L’ercheu des fromages de nos talentueux paysans (ce n’est pas moi qui parle) rencontrait nos appétits encore présents. « L’avalanche de délicatesse de ma fille Carine » rencontra une demi-bouteille de château d’Yquem 1989 que j’avais apportée pour l’anniversaire d’une des convives. Cet Yquem est d’une perfection exemplaire, d’une profondeur inégalable qui surclasse nettement le 1976 de la veille.

Un reste de faim fut comblé le soir par un spaghetti virtuel plaisant, par un pigeon traité de façon classique avec talent et par un « macaron raté » dont j’adore le clin d’œil.

Quand on est plongé comme ici dans l’univers créatif d’un homme de ce talent, on est embarqué dans une aventure où tous les goûts se justifient. On découvre, on retrouve, on comprend. Parfois c’est un peu plus dur, tant le chef a une imagination qui nous dépasse. C’est magique. On est comme Alice au-delà du miroir. Et l’on est heureux. Le champagne Krug, dans des expressions très différentes, a montré son adaptabilité et sa classe. Nous sommes prêts à remettre le couvert.

L’auberge les Morainières à Jongieux avec des vins de rêve vendredi, 13 octobre 2006

Le lendemain, huit personnes se retrouvent à l’auberge les Morainières à Jongieux. La route qui fait se rejoindre le lac d’Annecy et le lac du Bourget traverse de magnifiques contrées. L’auberge est plantée sur une pente raide où les vignes ont les couleurs les plus belles : du vert encore, beaucoup de jaune, un peu de rouge, voire du rouge sang. La vue est magnifique, le Rhône louvoie paresseusement, attendant en aval de grossir son débit. Les convives partagent tous d’écrire sur un même forum sur le vin. Une solidarité est née entre eux lorsqu’une méchante cabale a agité le site. Ils sont heureux de faire connaissance, car peu d’entre eux se sont déjà vus. Cette connivence va se transformer en amitié. Chacun a été généreux, la palme revenant au régional de l’étape, qui nous a régalés de vins de gros calibres.

Un jeune couple tient cette auberge éloignée de tout. Il faut vite qu’ils obtiennent une étoile – nous écrirons tous au guide qui fait référence – pour couronner un talent et un courage remarquables. Chacun venant avec plus de vins que nous ne pourrons boire, nous sélectionnons ce qui sera bu et avec Jean-Philippe, le cornac de Veyrier du Lac, je décide de l’ordre d’entrée en scène.

La Roussette Marestel Dupasquier 1995 est le vin local, puisque ses vignes nous enserrent presque. Aussi aura-t-il l’honneur d’ouvrir les festivités. On sent les grains surmaturés. Il y a une très belle profondeur, un léger fumé. Quand il s’épanouit dans le verre, on a même des fruits confits.

Le champagne Dom Pérignon 1992 accompagne une délicieuse crème aux champignons et brioche de girolles. Le champagne attaque la bouche sobrement, avec la noblesse de Dom Pérignon. Puis, installé en bouche, il souffre d’un évident manque de coffre. La crème beurrée l’anime, mais cette année de Dom Pérignon est essoufflée.

Sur un foie gras très pur présenté sur une ardoise avec un persil plat caramélisé, le Grain Doux de Marie-Thérèse Chappaz, vin du Valais 2005 plait beaucoup à mes convives. Ils en font de beaux compliments. Je leur confesse que ce type de goûts est hors de portée pour moi. J’ai un blocage mental pour ces vins doux. En revanche, je n’arrête pas de glousser, je m’agite sur mon siège, tant le champagne « Substance » de Jacques Selosse, vin de mélange de plusieurs millésimes, composé ici en 2003 et qui titre 12,5° convient à mon palais. Il ne se décrit pas, il est éblouissant de profondeur, de race, de personnalité, d’expressivité. Je suis absolument sous son charme. C’est un immense champagne.

La langoustine juste saisie est d’une grande délicatesse. Le Montrachet Domaine Ramonet 1985 est impérial. Son nez me suffirait tant le parfum est captivant, dense, sensuel. En bouche, la longueur est infinie, la concentration pèse lourd sur la langue. Ce vin intense, imposant est une leçon de chose. Il y a du citron vert, puis, quand le vin s’épanouit, de la réglisse. Ce vin de grande concentration appartient à la perfection bourguignonne.

L’omble chevalier est goûteux et cuit audacieusement, ce qui lui convient. Trois vins très différents vont être bus ensemble. Le Chinon Varennes du Grand Clos, Charles Joquet 1990 provient de vignes pré phylloxériques.  Il a une belle attaque, expressive comme jamais on ne l’attendrait d’un Chinon. On est stupéfait devant cette précision et cette profondeur. Hélas, le final ne suit pas le rythme. Il délivre une vilaine trace animale qui gâche un peu le plaisir. Cela ne diminue pas la valeur absolue de ce grand vin. Le Cos d’Estournel 1986 a déjà vingt ans. Mais sa couleur est celle d’un enfant de cinq ans. Et en bouche, comment est-ce possible qu’il ait tant de jeunesse ? On se dit qu’il eût été opportun de le garder encore dix ans de plus. On sent quand même comme il sera grand. Je regarde les têtes lorsque l’on goûte le Château La Gaffelière-Naudes 1953. Ce vin est venu en voiture de Paris. Il a louvoyé sur les routes sinueuses de Savoie et n’a pas eu toute sa dose d’oxygène. Aussi le premier contact est rude. Fort heureusement il s’ébroue vite, et délivre enfin ce message de joie, de plénitude, de rondeur que je lui connais. Il est absolument magnifique et j’ai eu la joie que toute la table le comprît.

La chair du cerf est, une fois de plus, délicatement révélée, montrant la sensibilité romantique de ce jeune chef. La Mondeuse Arbin de Charles Trosset 1990 est un vin qui m’épate, car je n’attendrais jamais ce niveau. Je le trouve extrêmement floral, aux épices astucieusement dosées. La Côte Rôtie La Mouline Guigal 1989 est un monument. Je vois notre généreux ami qui s’agite sur son siège. Il rêvait d’ouvrir une Turque. Je l’y encourage. Aussi, une Côte Rôtie La Turque Guigal 1990 vint s’ajouter à ce festin. La première attaque de la Turque, c’est la brutalité. La Turque fonce, quand la Mouline affiche une fraîcheur fabuleuse. Avec un peu de temps, puisque la Turque est juste ouverte, le 1990 s’épanouit. Il étale son boisé, quand le 1989 est rond, fruité et beau. Nous avions eu La Landonne hier soir, voici la Mouline et La Turque ce midi (si l’on peut dire midi, car le lever de table se fit à l’heure où les bêtes rentrent à l’étable), quel florilège des plus beaux vins de cette région du Rhône ! Celui qui coule en bas sait-il qu’il va lécher bientôt des terres qui produisent parmi les plus grands vins du monde ?

Les desserts seront désassortis, soit aux pommes, soit au chocolat. Vous avez dit chocolat ? C’est un appel à l’un de mes vins de réserve. Il va venir. Nous avons en face de nous trois vins : un Ruster Rültander Ausbruch autrichien 1991 qui titre 12°, un « a » ambre, Christophe Abbet, vin du Valais 1997 et Château d’Yquem 1976. L’Ausbruch a une acidité spectaculaire. Il est séduisant au possible. Une fois de plus, j’ai du mal avec le vin du Valais et je ne m’y attarde pas. Ce n’est pas le vin qui est déficient, c’est mon palais qui n’est pas accueillant. Aussi je me concentre pour essayer de comprendre cet Ausbruch diablement tentateur. Mais quand quelqu’un dit qu’il surpasse Yquem, je réagis. Car Yquem, c’est Yquem, et nous verrons bien quand les verres auront donné de la respiration à chacun des deux vins que la concentration d’Yquem et sa structure sont conformes à sa légende. L’année 1976 est belle pour Yquem.

Le Maury La Coume du Roy de Madame de Volontat 1932 est l’ami du chocolat. Ce vin délicieusement arrondi a une trace pérenne en bouche. Il conclut ce repas comme un précieux bonbon.

Quel serait mon classement ? Montrachet 1985 très en avance, suivi par le champagne de Jacques Selosse. Je mettrais la Mouline 1989 puis La Gaffelières 1953. Des amis suggèrent d’inverser l’ordre du troisième et du quatrième. Peu importe. Il y avait tant de grands vins.

L’atmosphère du repas fut magique. Une communion d’idées, d’attitudes nous a tous marqués. Point besoin de juger, d’analyser les vins, de montrer sa science. La volonté de tous était de communier. Noël Dupasquier et le maire de Jongieux nous ont rejoints en fin de repas. Nous sommes allés chez Noël Dupasquier faire le plein de nos coffres avec quelques uns de ses vins. L’un des convives étant de Roanne, le petit groupe devrait se retrouver bientôt autour d’une table de cette cité où l’on compte des étoilés, et promesse fut faite de se retrouver aussi à Paris pour un repas de vins anciens. Nous avions tous le sourire aux lèvres et l’esprit chargé de souvenirs tant le partage généreux entre amateurs forge les amitiés.

Une bien jolie Landonne sur le lac d’Annecy jeudi, 12 octobre 2006

L’ami qui nous a fait découvrir le monde créatif de Marc Veyrat, véritable cornac de nos découvertes et émerveillements organise un déjeuner au restaurant d’Annecy dont le thème sera les champagnes Krug. Ce sera l’occasion d’aller rencontrer la veille des partenaires inconnus, dialoguistes virtuels d’un écheveau de partages d’expériences sur un forum sur le vin. Nous arrivons sur les rives du lac d’Annecy en un lieu qui pousse au romantisme et à la poésie. Une petite commune s’est installée sur une boucle du lac. Une congrégation religieuse s’y était abritée il y a quelques siècles. Nous y dormirons, face à ce bras du lac surplombé d’une dentelle de roches qu’un soleil presque couchant à notre arrivée teinte d’un rose hollywoodien.

Notre ami nous rejoint en ce lieu pour dîner. En l’attendant, je contemple avec effroi la liste des vins dont on nous dit (c’est écrit) que c’est une cave exceptionnelle. Il n’y a pas de quoi faire une telle déclaration. Mais c’est surtout l’extrême incohérence des prix qui me chagrine. Pourquoi Palmer 1966 serait il plus de quatre fois plus cher que Palmer 1990 ? Pourquoi Mouton 1954 serait-il plus cher que Mouton 1955 ? Et pourquoi les prix seraient-ils dix fois plus chers que ce que j’ai payé lorsque j’ai acquis ces mêmes bouteilles ? J’ai choisi les vins de ce soir surtout en fonction des prix, même si j’aime évidemment les vins que nous allons boire, en exploitant soit de bons achats, soit des erreurs de calcul. Le menu est bien écrit et laisserait penser que l’on dînerait bien. Hélas, il y a loin d’une description alléchante à une cuisine bien faite. Il eût fallu du talent. Ce soir, il était tombé dans le lac. Les coquilles Saint-Jacques avaient des saveurs de cantine (j’exagère bien sûr), le râble devait provenir d’un lièvre qui avait échappé à toutes les battues depuis au moins un siècle. Rajoutons à cela un service balbutiant comme celui du premier mois d’une école hôtelière. On comprend pourquoi je ne cite pas le nom de cette belle demeure aux chambres magnifiques, issues du goût que l’on avait au 17ème siècle, où les espaces étaient intelligents. Il y a la volonté de bien faire dans cette prestigieuse étape. Il faudrait simplement que cette abbaye se souvienne que le repas n’est plus, comme au temps des moines, un sujet de pénitence.

Et le vin ? Le Château Grillet, Neyret Gachet 1997 est conforme à ce que j’en attends. Il a le fumé classique de ce viognier dont l’année tempère l’ardeur, ce que j’adore. Loin de la puissance des Roussane et autres Hermitage, il est subtil, construit, mesuré, équilibré. Intense mais bien poli, il accompagnerait beaucoup de beaux plats de son ananas confit, de son vineux beurré, de son exotisme raffiné. Ce vin ne cherche pas les complications, et je trouve que son expression de 1997 me convient bien. La Côte Rôtie La Landonne Guigal 2000 est sans doute un vin qui pourrait encore attendre en cave avant d’être abordée. Mais c’était la seule année de la carte des vins. Ce vin ravit l’âme. Tout ici est calibré, mesuré, travaillé avec la plus extrême des intelligences. C’est juteux, c’est fruité, c’est terriblement simple d’apparence mais profond dans l’âme. Si l’expression : « le bon vin réjouit le cœur de l’homme » devait s’appliquer à un vin, c’est à celui-ci. Car tout en lui est naturellement joyeux.

Rien que pour ces deux vins je vais réviser à la hausse mon jugement sur le restaurant. Ils ont essayé de bien faire. Souhaitons-leur de savoir progresser. Ils l’ont d’ailleurs fait le lendemain car leur grenadin de veau avait belle allure ainsi que la joue de bœuf servie à mon épouse. Un jugement sur un restaurant ne peut pas être définitif après un seul essai.

un Bonnes Mares Louis Latour 1937 exceptionnel mercredi, 11 octobre 2006

Lorsque je suis allé en Californie pour rencontrer des amoureux du vin d’un forum, c’est une charmante Christine qui avait organisé la dégustation de 68 vins anciens de Californie. Tout le monde était venu en se disant que ce serait bien si la moitié des vins n’étaient pas morts. Aucun ne le fut. J’ai déjeuné avec Christine et un autre contributeur du même forum chez Patrick Pignol.

Nous avons commencé par un Stony Hill Chardonnay Napa Valley 1984 qui sur le premier goût m’évoquait du jus de pomme (chardonnay évolué), mais qui s’est animé sur des cèpes merveilleux pour prendre une belle patine. J’ai fait remarquer à mes convives que ce vin avec les cèpes prenait facilement 4 points Parker !

L’autre ami américain avait apporté un Corton Louis Petitjean propriétaire 1967 qui faisait un peu aigrelet au premier contact. Mais le Corton sur un Saint-Pierre, c’est un accord parfait. Car avec la chair délicieusement cuite (une cuisson d’une dextérité absolue), la légère acidité s’estompe.

Sur un miraculeux pigeon dont la sauce aigrelette avait un léger sucré, le Bonnes Mares Louis Latour 1937 a été spectaculaire. Ouvert à 10 h du matin, bu à 14 h, sa bouteille soufflée à la main impressionne, d’autant que l’étiquette est d’une rare beauté. Niveau très satisfaisant (pas plus de 5 cm sous le bouchon), odeur très agréable (le sommelier Nicolas m’a dit que l’odeur était splendide à l’ouverture, or je n’aime généralement pas trop quand c’est trop bon dès l’ouverture). En bouche, une rondeur, une plénitude fabuleuse. Le fait de prendre en bouche la sauce du pigeon, puis le vin faisait qu’on ne savait plus qui était qui de la sauce ou du vin. Un vin objectivement exceptionnel.

Nous avons fini sur un champagne de Sousa blanc de blancs 1996 que j’adore. Un champagne d’une jeunesse insolente et d’une exactitude de ton absolue.

Je ne sais pas si mes amis américains se sont rendu compte de la réelle perfection du Bonnes-Mares. Je dois dire que ce vin, d’un aspect remarquable, m’a complètement époustouflé.

vin d’une splendeur unique

dégustation de vins de Trimbach lundi, 9 octobre 2006

La Maison Trimbach présente ses vins à la Maison de l’Alsace sur les Champs Elysées. Occasion de goûter les excellents fromages de Bernard Antony.

Le Riesling Cuvée Frédéric Emile 2001 est une belle entrée en matière des vins du Domaine. Le Riesling Clos Sainte Hune 2001 annonce une future grande complexité, mais il faudra savoir attendre, car c’est encore trop tôt pour le boire, impression qui sera confirmée par le Clos Sainte Hune 1983 qui me replonge dans l’univers magique de ce grand vin, vedette d’une verticale à Los Angeles.

Le Pinot Gris Hommage à Jeanne 2000 est d’une rare subtilité. La grand-mère, née en 1900 aura peut-être eu le temps de boire ce vin fait en hommage à ses cent ans, puisqu’elle s’est éteinte en 2003.

Le Gewurztraminer sélection de grains nobles 2000 est d’un travail étonnant et promet beaucoup. Mais il est encore en évolution. Alors que le Gewurztraminer sélection de grains nobles 1989 est éblouissant de sérénité et me rappelle à juste titre qu’il faut vouer à l’Alsace une adoration sans borne : ces vins sont d’une séduction subtile à nulle autre pareille.

Avec Jean Trimbach, nous nous remémorons nos aventures californiennes et cette « sushi party » où j’avais ouvert un vin des Canaries de 1828. Cette piqûre de rappel aux grands vins d’Alsace était indispensable.

un bel italien avec des amis samedi, 7 octobre 2006

L’ami qui avait accosté devant ma maison du Sud en catamaran, vient dîner chez moi à Paris avec d’autres amis. J’ouvre un champagne Moët & Chandon Brut Impérial sans année vers 1990. Je suis impressionné par lé douceur et l’équilibre que ce champagne a pris avec l’âge. Voici un champagne qu’il faudrait oublier quinze ans en cave pour le boire au sommet de son art. C’est doux, délicat, rassurant, avec une petite pointe de fruit confit. Ayant anticipé l’ordre des champagnes, je deviens inquiet pour le second, tant ce Moët est charmeur. Mais le champagne Charles Heidsieck, mis en cave en 1996 va faire bonne figure. Plus jeune d’aspect, plus sec, à la bulle puissante, il expose une autre version tout aussi sympathique du champagne. Plus austère, plus scolaire mais agréable sur les deux foies gras, l’un nature et l’autre en terrine sous une croûte de pain d’épices, avec une gelée de fleur d’hibiscus.

Nous essayons sur ce même plat un Sauvignon blanc Württemberg Schnaitmann 2004 qui titre 13° dont je n’ai absolument aucune idée de l’origine. Comment était-il en cave ? Le vin est assurément très jeune, jeune puceau imberbe. Un goût de citron, de pomme, de litchi, et une naïveté qui n’est pas déplaisante. C’est assez anecdotique.

Sur une joue de bœuf aux carottes qui me remet en mémoire l’excellente joue que réalisait Benoît Groult à Amphiclès il y a bien longtemps, trois vins vont être bus à l’aveugle, avec une imagination de découvertes qui nous fait voyager dans beaucoup de régions fort étrangères pour ces vins. Le Château Lafite-Rothschild 1965 a très étonnamment une couleur trouble. Le nez est expressif. On sent la trame très dense d’un grand vin, mais, avouons-le, c’est un « Shadow Cabinet ». Ce n’est pas le Lafite tel qu’il pourrait l’être.

Le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1956 m’avait – une fois encore – montré un bouchon noir et gras. Mais les odeurs promettaient de belles choses. Sa couleur est claire, d’un rouge grenat. En bouche, j’ai rarement bu un vin avec autant de fruits rouges. Ce sont des groseilles, des prunes qui envahissent la bouche. Le résultat est assez probant, même si on ne peut ignorer une fatigue de l’âge.

A l’aveugle, c’est de loin le Gattinara Casa vinicola Luigi Nervi & Figlio  Italie 1964 qui est le plus flatteur. Il a un beau rouge bien vivant, un nez franc, et son goût simple, au discours clair est très plaisant. Bien sûr quand les vins s’épanouissent dans le verre, c’est le Grands Echézeaux qui livre la plus belle complexité bourguignonne. Mais ce petit vin italien m’a bien plu, comme à l’ensemble de mes amis. Sur les fromages, c’est le Grands Echézeaux qui vibrait le plus.

Le vrai choc, c’est Château Climens 1966. Car avec les rouges, on a besoin de réfléchir pour trouver ce qui reste de leur race initiale, car ces vins ne sont pas toujours au mieux de leur forme. Alors qu’avec ce Climens, tout est clair comme lorsqu’un professeur de mathématiques donne la clef d’un problème sur lequel on a bataillé. Quel immense plaisir que ce grand Barsac que j’adore ! Sur une délicieuse tarte Tatin, c’est l’accord parfait.

galerie 1845 vendredi, 6 octobre 2006

ce vin est le "chouchou" parmi mes chouchous. Vin de Chypre 1845, il accompagne mes plus grands dîners, car c’est la sensation gustative absolue.

Quelques Chypre 1845 alignés dans la cave.

déjeuner d’amis au restaurant Laurent avec un Haut-Brion blanc 1955 vendredi, 6 octobre 2006

Il n’y a pas de pire traquenard qu’un déjeuner d’amis où chacun doit apporter un vin. Croyez-vous que chacun va se contenter d’apporter une bouteille ? Erreur fatale. Un ami, amateur de vins anciens, converti depuis peu à cette maladie qui s’est propagée très vite sur le spectre de ses envies, invite un expert en vins qui fut mon pourvoyeur et semble devenu le sien, et la directrice d’une école de dégustation de vins. Le lieu choisi est celui de nos folles aventures, le restaurant Laurent. Patrick Lair ayant reçu les bouteilles à l’avance les a ouvertes à 10 heures ce matin ce qui leur a permis de s’épanouir, d’autant que notre charmante convive usant du privilège des jolies femmes sut se faire désirer. Et ce fut justifié, donc pardonné, car elle est fort jolie. Pensant que mon apport serait un peu faible, j’ai dans ma sacoche une demi-bouteille de Corton Grancey Louis Latour 1985. Ouvert au dernier moment, il s’en est très bien sorti. Précis, insistant, de forte trace en bouche, c’est un vin de forte personnalité. Sa longueur est belle et les nouveaux amuse-bouche – Laurent étrenne sa nouvelle carte, saison oblige – chatouille assez bien le vin sans qu’ils se parlent vraiment.

Le champagne Deutz 1983 de notre belle convive est absolument ravissant. Le dosage a pris de la rondeur, le champagne est joyeux. Sa bulle est jeune, comme l’or vert de sa robe. Goûteux, charmant, je l’aime beaucoup. J’ai commandé des cuisses de grenouilles pour mettre en valeur un vin qui impose le respect : Château Haut-Brion blanc 1955. La robe dorée est presque cuivrée, mais il y a une couleur qui n’appartient qu’à ce vin, car le cuivre est frotté de peau de citron. Le nez est intense, et en bouche, c’est une invasion sympathique, car le vin de grande race sait taire une partie de sa complexité. Derrière un voile de légère acidité citronnée, il y a le charme du Graves. La longueur est infinie, la trace en bouche insistante. On a en face de soi un vin de première grandeur qui rappelle l’immense Haut-Brion 1949 que j’avais partagé avec des amis américains, généreux donateurs de cette rareté. Ici le donateur est notre ami, organisateur de la rencontre.

Quand arrive le pied de porc, l’envie prend instantanément à ma voisine, comme à moi, de l’essayer avec le blanc. Et c’est un régal culinaire. Le vin qui est prévu, que j’ai apporté est un Beaune Camille Giroud 1928. L’odeur est belle, mais le vin ne peut cacher une certaine fatigue qui gauchit son message. Plus il s’épanouit dans le verre, plus il s’approche de ce qu’on pourrait trouver,  témoignage serein d’une année de légende. Mais je n’ai pas le temps d’attendre, aussi je commande à Patrick Lair de son fond de cave, un Chambolle-Musigny Les Vins Fins 1947. Ce vin ouvert sur l’instant est diablement excitant. Sa robe est jeune, avec un rubis de belle tenue. L’odeur est franche, et en bouche, c’est toute la Bourgogne que j’aime. Cette Bourgogne qui a les pieds lourds de la boue des allées de vignes, qui tranche un pain à la mie pesante pour siffler bruyamment le jus à peine pressé. Cette Bourgogne paysanne, rustique on la trouve dans ce vin dont l’ingratitude est signe de noblesse. J’ai adoré ce Chambolle-Musigny qui paraissait fort jeune face au Beaune mais ne lui faisait pas d’ombre, car entretemps, le 1928 assemblait les pièces de son puzzle et gagnait en homogénéité. Un fromage de chèvre intelligemment choisi mit en valeur le Chambolle-Musigny, rajeunissant son message, même s’il ne peut cacher qu’il est typiquement de 1947, ce qui lui va bien.

Sur un soufflé fort délicat, c’est au tour du Sauternes générique 1929. Son étiquette est la petite sœur déchirée de la bouteille  qui est en tête du bulletin 126, elle aussi d’un Sauternes générique 1929. Hélas un goût bouchonné, même s’il est fugace va empêcher de l’aimer. J’avais réagi par solidarité pour le 1928 en commandant un 1947. Notre ami qui invite, apporteur aussi du 1929, fit de même et commanda un Sigalas-Rabaud 1967. Là, c’est du sérieux. J’ai fait préparer, en plein après-midi, des assiettes de mangues juste poêlées pour savourer ce sauternes intense, lourd, d’un charme exquis. Qui d’autre que le restaurant Laurent aurait cette souriante réactivité ?

Un ami présent au restaurant à une autre table, curieux sans doute de ce que nous buvions, se fit porter deux verres du Haut-Brion 1955. C’était une bonne pioche, car ce vin a illuminé un beau déjeuner. Le classement serait difficile à faire. Je choisirais ainsi dans l’ordre : Haut-Brion blanc 1955, Deutz 1983, Chambolle-Musigny 1947, Sigalas-Rabaud 1967. Mon ami perfidement taquin disait que je défends surtout les vins que j’apporte. Il n’y en a pas un dans ce quarté, preuve de mon indéfectible objectivité!!!Merci généreux amis.

Angélus 1989 et Cheval Blanc 1990 dans de beaux accords mercredi, 4 octobre 2006

Notre groupe de conscrits se réunit une fois de plus dans un des grands cercles parisiens. Un champagne Mumm 1985 montre à quel point l’âge embellit les champagnes quand ils savent ne pas vieillir. Une bulle active, un parfum de fleurs exotiques, et ce goût rare de liqueur de vieux fruits rouges qui enchante le palais. Nous passons à table, et voyant le menu composé à deux options par plat (c’est ça ou ça), je suggère que l’on prenne le saucisson de Lyon et le mignon de veau. Je ne suis pas celui qui invite, mais comme souvent, on me charge du choix des vins.

Le Château Carbonnieux blanc 2002 forme un couple avec le saucisson de Lyon d’un érotisme qui fait de Pauline Réage la rédactrice d’une histoire d’eau de rose plutôt que d’une histoire d’ô.

Le caractère citronné, les agrumes secs du Carbonnieux jouent avec facilité sur la pistache du saucisson de Lyon qui a la chance d’avoir pour compère une pomme de terre intelligente.

Sur le mignon de veau, la sauce à peine groseillée, dosée d’un sucre délicat, se marie en un accord Lucullien avec le Château Angélus 1989. La légère sucrosité du vin est intégralement répétée par la sauce. C’est une symbiose magique. Le vin est éblouissant de sérénité, épanoui, avec ce côté doucereux que la sauce met en valeur. On reconnait bien sûr le Saint-émilion dont je viens il y a peu de goûter 20 millésimes, mais ici, c’est la force de l’union qui transcende le vin.

Le Château Cheval blanc 1990 est un vin qui impose le respect. Tout en lui appelle le recueillement. Le nez n’est pas imposant mais annonce une structure d’une trame noble. En bouche, ça démarre comme un bobsleigh : les premiers mètres sont tranquilles. Mais quand la vitesse est acquise, accrochez-vous ! Ce qui frappe dans ce vin, c’est une main de fer dans un gant de velours. Ce vin est d’une sérénité inébranlable. On peut dire tout ce qu’on veut, reconnaître sa densité extrême, il est là, serein, puissant, au bois joliment mesuré. C’est un immense vin. Le saint-nectaire et le reblochon surent se faire discrets pour qu’on s’extasie sans contrainte devant ce vin d’une race inégalable.

Sur un gâteau aux noix, un champagne Laurent Perrier rosé brut sans année est un compagnon reposant de fin de repas. On pourrait se dire que l’on a inscrit le mot fin à cette belle aventure. Mais un de nos conscrits, alors que la table avait diminué de moitié, tant des sexagénaires peuvent être encore indispensables à leurs affaires en cours, déclara qu’il avait soif. Un Château d’Yquem 1987 répondit à sa question. Arrivé un peu chaud sur la table, il a transporté le petit cercle que nous formions dans un nième ciel de félicité. Je crois qu’on ne peut pas s’imaginer à quel point cet Yquem est parfait. Il y a en lui de l’abricot sec, du caramel, distillés avec intelligence. Pas une gorgée qui ne soit synonyme de plaisir parfait.

Nous sommes conscrits, donc cacochymes, mais qu’est-ce qu’on boit bien !