Un réveillon à en pleurer lundi, 24 décembre 2007

Nous sommes le 24 décembre. Nous sommes descendus dans le Sud et nous sommes loin de nos enfants et petits-enfants. C’est sans doute la première fois et je me demande si je vais le supporter. Ma femme ne boit pas, sauf les liquoreux de compétition. Je serai donc seul à boire. Les vins venant en avion, il faut du solide. J’ai pris du solide. Le premier vin que j’ai choisi à Paris est Château Latour 1989 car la dégustation récente à laquelle j’ai assisté au George V avec Frédéric Engerer m’a remis en piste pour aimer ce vin. Je n’ai jamais franchement cessé de l’aimer, mais il ne fait pas toujours partie des choix naturels. Le deuxième vin est un péché et je le confesse d’emblée. On sait que j’ai fondé l’académie des vins anciens et l’on sait que quelques vignerons soutiennent ma démarche. Moët & Chandon est un fidèle parmi les fidèles et Jean Berchon avait prévu d’apporter le 3 décembre un champagne Moët & Chandon Dry Impérial 1952. La bouteille était annoncée et ne fut jamais livrée. Elle apparut en mes bureaux le lendemain de la réunion. Je demandai à Jean quel sort je devais réserver à cette pépite et Jean eut cette phrase admirable : « tu la bois pour Noël ». Il existe deux catégories d’individus sur Terre. Ceux qui disent : « mais non Jean, je la boirai avec toi », et ceux qui disent : « Jean, tu parles d’or ». Je suis dans la deuxième catégorie.

A 20h00, le fidèle Yvan Roux, sortant juste de son bateau vient à notre domicile pour ouvrir un monticule d’oursins qui émergent à peine de l’eau. Il les sectionne et va vite se changer pour son Noël familial. J’ouvre le champagne Moët & Chandon Dry Impérial 1952 dont le bouchon fait un pschitt moins retentissant que celui de notre ancien président, mais dont la bulle est active dans le verre. Les demi-oursins bougent sur nos assiettes comme les échassiers des Landes en ripant sur leurs piquants, et l’association des oursins et du champagne fait partie des plaisirs d’une vie. Quand un accord est parfait, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un gant avec les doigts d’une main. Quand tout s’emboîte naturellement on se rend compte que quelque chose de merveilleux se produit. Et c’est le cas. Il y a trois sortes d’oursins, qui ne sont pas très enflés du fait de houles récentes. Il y a les blancs laiteux, les ‘corail rose’ et les ‘corail rouge’. Les blancs laiteux ne vibrent pas trop. Les ‘corail rose’ ont un sel marqué et sont intéressants. Mais ce sont les ‘corail rouge’ qui font vibrer le Moët. Ce champagne est dosé à 30 grammes et ses 55 ans ont absorbé le sucre pour ne garder que l’élégance. Et l’accord de la langue d’oursin iodée mais sucrée avec le champagne fait partie de ces moments d’exception où l’on se demande comment tout cela est possible. Il est très rare que je rencontre des accords d’une telle sensualité. Car le champagne et les langues se reconnaissent totalement. Chaque bouchée et chaque gorgée sont des moments inoubliables.

Ma femme m’apporte ensuite une douzaine d’huîtres creuses d’Oléron de petite taille, comme je les aime. Les huîtres sont goûteuses mais viriles, altières, ce qui effarouche un peu le champagne qui a pourtant un sursaut assez extraordinaire, car c’est lui qui domine dans le couple, malgré la force des huîtres.

C’est ensuite au tour d’un foie gras frais de toréer avec le Moët. Il est gras, opulent, simple d’approche. Avec un soupçon de poivre, il fait chanter le champagne. Et l’image qui m’apparaît instantanément est celle de la précision. Je suis un fan de Valentino Rossi, el Doctor de la catégorie reine en moto Grand Prix et je vois en l’accord du foie avec le champagne la même chose qu’un accord divinement trouvé pour sa moto et la piste d’un grand prix. Je vois aussi Einstein trouvant l’objet mathématique qui expliquera la masse manquante ou Leprince Ringuet inventant le méson mu. Car le champagne est fait pour ce foie gras. Et je l’analyse. Il y a des fruits comme la pomme mais réinventés, il y a des infusions comme celles d’une feuille qui n’existerait pas. On est dans une jungle de parfums où l’on renifle de liane en liane. L’accord est mécaniquement parfait. C’est Bréguet inventant le tourbillon. Et c’est là que l’on perçoit toute la différence. L’accord de ce divin champagne avec l’oursin est d’une sensualité classée X, l’accord avec l’huître est d’une politesse diplomatique, c’est-à-dire qu’on se quitte sans avoir cédé un pouce de terrain, et l’accord du Moët et Chandon avec le foie gras est d’une certitude scientifique inébranlable. A ce stade on fait ouf, car le champagne a affiché une perfection absolument impressionnante.

De beaux petits pigeons arrivent alors, et je verse Château Latour 1989. La chair du pigeon juste cuit sans être gibier, d’un rosé nature joyeux fait vibrer le pauillac, et je me mets à rêver. Ce vin est d’une complexité invraisemblable. Et je suis son valet. Il me domine et je l’accepte. Il m’annonce une complexité inouïe dont je suis le scribe. Et la grille de lecture de ce vin est unique, car elle fait appel à ma connaissance du vin, qui est par nature différente de celle de tout amateur. Je me prends à trouver en ce vin tous les repères que je recherche. Tout est complexe, tout fait appel à des codes, mais ce qui est passionnant, c’est que Latour parle le langage que je comprends. Nous sommes dans l’étalage d’une complexité hors norme, mais qui s’est mis à parler dans mon univers. Je suis submergé par la complicité qui s’instaure ente le vin et moi. Avec les crosnes et avec les proustiennes pommes de terre sautées, le vin pianote sur ma sensibilité. Tel que je le bois, ce vin est une splendeur. Mais quelle complexité. Je suis entré dans son jeu. Mais j’admets qu’on puisse ne pas y entrer. J’ai vibré à ce Latour comme je ne l’ai rarement fait. Et je suis conscient que cette communion n’appartient qu’à moi, car rien d’objectif ne lui appartient.

C’est alors qu’une bouffée de sentimentalité m’a submergé. Mes enfants loin de moi, alors que cela ne se produit jamais, c’est lourd à supporter. Je suis sorti dans le jardin, dans le froid hivernal et j’ai pleuré, avec cet étrange sentiment qui fait qu’une immense tristesse apporte son pendant de sérénité.

N’ayant pas prévu de liquoreux, je ne savais quel dessert irait avec Latour. Celui que j’avais demandé à ma femme ne convenait pas. Il n’était plus question d’insister. En ce Noël où le vide créé par l’absence de nos enfants et petits enfants est quasiment insoutenable, j’ai ressenti avec deux vins un nirvana unique de sensations parfaites, l’oursin rouge avec le Moët 1952 dont le dosage a atteint avec l’âge une perfection inimaginable et le Latour 1989 embelli par la chair du pigeon, qui montre une complexité bordelaise d’un charme sans limite. Ce fut un réveillon fort à m’en casser le cœur.

partie de belote et Dom Ruinart rosé 1990 samedi, 22 décembre 2007

Des amis nous invitent à dîner. Il faudrait qu’on m’explique pour quelle raison une blonde et une rousse peuvent mettre une déculottée à la belote à deux mâles en pleine possession de leurs moyens. Les voies du Seigneur ne sont définitivement pas déchiffrables.

Ça démarre sur champagne Laurent Perrier Grand Siècle. Jusque là tout va bien. Les canapés sont agréablement comestibles. Rien ne peut permettre de penser que nos épouses sont dopées.

Le champagne Ruinart rosé est intéressant, mais j’ai un faible pour le blanc. J’ai apporté un Nuits Saint Georges A. Lair 1959 qui joue dans la cour des grands. Il accompagne un délicieux homard cuisiné par notre amie. Il est suivi d’un fort honnête Château Pichon Longueville Baron 1989, mais c’est un champagne Dom Ruinart rosé 1990 qui montre qui est le mâle dans la maison.

Savoir que la belote n’est qu’un jeu, d’accord. Mais aligner les humiliations, même avec Dom Ruinart rosé, ça casse.

16 ans sans tabac vendredi, 21 décembre 2007

Il y a seize ans à cette heure précise, j’ai arrêté de fumer. Pas une seule cigarette, pas un seul cigare depuis.

Je me souviens de la date car elle est symétrique par groupe de deux chiffres : 21-12-1991.

Je fumais le cigare et je me souviens avec effroi des odeurs polluantes que j’ai fait subir à mes collaborateurs, du temps où l’on fumait sans restriction. J’animais des conseils de direction enfumés qu’il serait impossible d’envisager aujourd’hui. Je leur présente des excuses tardives.

C’est un contrôle de routine chez un Oto-rhino-laryngologiste qui a déclenché l’arrêt.

Le médecin : "vous fumez ?"

Moi : "oui".

Le médecin : "je serais vous, j’arrêterais".

Je n’ai pas demandé pourquoi, j’ai tout simplement arrêté.

Je me souviens des beaux cigares, les doubles corona de Cohiba, que l’on prenait avec un rhum. Mais ils ne me manquent pas. Je pense à ceux qui devront cesser de fumer dans quelques jours dans les lieux publics. Ce message leur est dédié.

L’appel du cigalon jeudi, 20 décembre 2007

Les yeux encore éblouis par le dîner au restaurant Laurent avec de grands vignerons, je mets cap sur le Sud avec mon épouse. Un coup de fil : « j’ai deux kilos de cigalons. Ça te tente ? ». La réponse fuse : « nous arrivons ». Par une journée où l’air frais est réchauffé par un soleil intense, il fait bon contempler une mer qu’un vent d’Est fait frissonner. Nous commençons par des crevettes roses qu’il faut manger avec la carapace, car le jus de cuisson d’Yvan Roux lui a donné un parfum d’herbes provençales. C’est avec des doigts tout entachés de mes décorticages que je saisis le verre du champagne Laurent Perrier Grand Siècle, indispensable outil de notre bonheur.

Ce sont ensuite des bébés seiches qui n’ont pas encore eu le temps de se fabriquer l’os plat crayeux que l’on connaît. On les croque et la sensation lorsque l’on casse leurs yeux globuleux est étrange. Il faut faire le vide dans son esprit. Le jus d’encre, d’une encre fragile, est délicat.

Lorsqu’arrivent les cigalons, c’est une véritable bouffée de bonheur. La chair est ferme, typée, subtile, d’une profondeur remarquable. Il faudrait évidemment un vin rouge. Yvan m’entend et apporte un magnum de Château Lamarque, cru bourgeois de Médoc 2002. Il arrive à me convaincre que prendre un verre n’empêchera pas de le servir le lendemain pour des clients qu’il connaît. J’accepte donc. L’accord de ce vin rouge avec les cigalons est pertinent. Mais quel vin ! Ce vin représente tout ce que Parker souhaitait et que je ne désire point. Il a en lui toutes les tendances modernes qui ne conduiront nulle part. Or c’est bon, car c’est flatteur. Mais ce vin que l’on aurait pu faire à Cape Town, à Camberra ou à Napa, c’est une forme de vin que je refuse, malgré la séduction primaire, car c’est la négation de l’histoire. Comme il n’était pas question de refaire le monde, je croque les cigalons sur de belles lampées de ce vin nommé bordelais. A la réflexion, cette chair est extrêmement typée, mais n’a pas la subtilité de la langoustine. Plus virile, plus intense, mais moins charmeuse que la princesse des crustacés.

Nous goûtons ensuite des seiches d’un calibre plus élevé dont la chair du crâne est doucereuse dans son encre prononcée. Une gousse d’ail vient attendrir le goût pour notre plus grand bonheur. Une nouvelle lampée de Lamarque se boit avec un plaisir immédiat et un dédain d’esthète.

Une daurade rose pêchée à trois cent mètres de profondeur, cuite sans aucune ajoute, juste accompagnée d’une aubergine coiffée de tomates cerise, c’est un grand plat. Le Laurent Perrier accompagne parce qu’il est poli, mais il eût été opportun d’ouvrir un rouge en mettant de côté les tomates.

Le repas se conclut par un soufflé à la lavande, subtil, romantique, beau comme l’onde qui frissonne à nos pieds. J’aime l’appel du cigalon, le soir auprès de chez moi.

chez Yvan Roux, l’arrivée jeudi, 20 décembre 2007

La vue, les fleurs, et maintenant un petit tour à la cuisine ouverte :

 

Les crevettes et les cigalons. A noter qu’à l’oeil nu, on ne distingue pas le rose que l’appareil photo fait apparaître.

 

Les seiches et les daurades roses

 

Tomates cerise sur aubergines et un coin de notre table.

chez Yvan Roux, le repas jeudi, 20 décembre 2007

Ma femme servant d’étalon (enfin, je me comprends), si l’on a l’impression qu’Yvan Roux est plus grand que moi, c’est vraiment que ces appareils déforment.

 

Crevettes roses et Laurent Perrier Grand Siècle cohabitent bien.

 

Les petites seiches donnent l’envie d’un vin rouge.

 

Délicieux cigalons !

 

Encore une assiette de cigalons avec Chateau de Lamarque Haut-Médoc 2002

 

Le vin rouge s’accorde avec l’encre des seiches qui forme une tache artistique sur l’assiette. Le soleil est si fort qu’il accentue le contraste noir et blanc.

 

Daurade rose. L’oeil était dans la tombe ….

my best wines in 2007 lundi, 17 décembre 2007

This question is asked every year on the forum of Robert Parker. In order not to forget my answer, here it is :

I will try to give my best wines of the year. First of all, I am amazed by the number of incredible wines that I have drunk this year. It is above every possible dream that I would have made before the year began.

Here is a try of 15 best wines in order of quality :

1 – Champagne Moët & Chandon 1945

2 – Chateau Mouton Rothschild 1945

3 – Chateau Mouton Rothschild 1928

4 – Chateau d’Yquem 1899

5 – Champagne Pol Roger 1921

6 – Château Latour 1947

7 – Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1949

8 – Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1959

9 – Champagne Dom Pérignon rosé in magnum 1990

10 – Hermitage Chave Cuvée Cathelin 1998

11 – Chateau Mouton Rothschild 1918

12 – Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin Père & Fils 1915

13 – Château d’Yquem 2001

14 – Vosne Romanée Cros Parantoux Henri Jayer 1989

15 – Pétrus 1934

le 7ème dîner des amis de Bipin Desai vendredi, 14 décembre 2007

Deux jours après le dîner à Fargues, le 7ème dîner des amis de Bipin Desai, que je comptabilise parmi les dîners faits « à la façon wine-dinners » ce qui lui donne le numéro 94, se tient au restaurant Laurent, à la même date et au même lieu que le 6ème. Chacun des convives a apporté un vin ou un peu plus. Les participants sont Jean Berchon des champagnes Moët & Chandon, Alfred Bonnie du Château Malartic-Lagravière, Didier Depond des champagnes Salon et Delamotte, Bernard Hervet du domaine Faiveley, Jean-Nicolas Méo du domaine Méo-Camuzet, Etienne de Montille du domaine de Montille, Jean-Charles le Bault de la Morinière du domaine Bonneau du Martray, Alexandre de Lur Saluces du Château de Fargues, Aubert de Villaine du domaine de la Romanée Conti, Bipin Desai et moi.

Je viens ouvrir les vins dès 16h30, avec la ferme intention de montrer à ces prestigieux vignerons l’intérêt de ma méthode d’ouverture. Les odeurs les plus belles sont celles du Haut-Brion blanc 1966, de La Tâche 1962 et du Fargues 1947. Pour attendre les convives nous buvons un champagne Laurent-Perrier Grand Siècle NM qui glisse en bouche avec facilité. C’est la meilleure façon possible de se préparer à ce grand dîner.

Nous passons à table et voici le menu conçu par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret : Rouelles de pied de porc / Huîtres spéciales « Gillardeau » N° 2 lutées dans leurs coquilles, bouillon de mousserons citronnés / Homard cuit dans un beurre mousseux, pleurotes et trompettes de la mort / Foie gras de canard rôti posé sur une cracotte, truffes noires / Lièvre à la cuiller / Râble de lièvre saisi en cocotte, salsifis et jus court / Risotto à la truffe blanche d’Alba / Mille-feuille gaufrette à la mangue / Petits financiers aux noix.

Le Champagne Dom Pérignon Œnothèque en magnum 1973 est imposant. Son style est d’une noblesse rare. Le nez est de truffe, de brioche, la bulle est fine et distinguée, mais c’est surtout la trace en bouche qui m’impressionne, déterminée, gaillarde, qui bouscule tout sur son passage. La rouelle de porc est idéale pour mettre en valeur ce champagne d’immense raffinement.

Les huîtres lutées sont marines et délicieuses. Leur originalité plait à tous les convives et c’est le partenaire idéal pour le Champagne Salon 1979 sur lequel j’ai peu d’objectivité tant son goût m’est connu, confortable, rassurant sur sa conformité à son image d’excellence. C’est un grand champagne typé, peut-être moins fou que certains autres millésimes de Salon. Tout le monde se plait à dire que les associations mets et vins démarrent de belle façon.

Sur le homard, nous avons deux vins. Le Château Haut-Brion blanc 1966 se présente au premier abord avec une légère fatigue qui disparaît très vite. A ma surprise nous allons nous livrer avec un de mes amis bourguignons à une joute verbale – heureusement amicale – sur les vertus de ce vin que j’ai apporté. Il dit que ce vin est d’une simplicité affligeante que l’on ne devrait pas associer au nom de Haut-Brion qui ne devrait pas faire de blanc. Je raccourcis le propos bien sûr, en poussant le trait. Bipin vient à mon aide en disant que 1966 est une très grande année pour Haut-Brion blanc et je trouve dans ce vin de plus en plus de charme, de complexité et de subtilité. Alors que j’avais connu cet ami d’une rare ouverture lorsque nous avons dégusté ensemble des vins dont certains n’avaient plus grand-chose à dire, il adopte ici un rejet qui m’était inconnu. Est-ce parce qu’il a un goût fait au vin blanc de Bourgogne qu’il est peu flexible à d’autres orientations ? Tout cela n’est pas bien grave car à côté de ce verre nous avons le Corton Charlemagne Bonneau du Martray en magnum 1969 aux tons dorés qui nous comble d’aise. Cette date a beaucoup de signification pour Jean-Charles qui le boit avec un supplément d’émotion. Le vin est extrêmement surprenant, énigmatique et d’un charme rare. Il est très inattendu et loin des acceptions actuelles du Corton Charlemagne. Le Haut-Brion a bien réagi à la sauce du homard et c’est sur les champignons que le bourgogne blanc crée un accord exceptionnel. Un grand blanc émouvant.

Alfred Bonnie devait se sentir un peu seul à représenter les bordeaux rouges face à l’armée bourguignonne. Mais son Château Malartic-Lagravière 1947 a les armes qui conviennent. Ce n’est pas le plus puissant des Graves, mais il a une subtilité, une élégance qui révèle le foie gras. La petite cracotte est trop sucrée pour le vin et c’est sur la chair délicieuse du foie que ce vin brille de façon convaincante.

Le lièvre à la cuiller est particulièrement fort et goûteux, et l’on aurait peut-être dû concevoir un plat plus calme pour le Pommard Rugiens Domaine de Montille en magnum 1978, mais il s’en tire avec plus que les honneurs. Ce qui frappe immédiatement, c’est un nez spectaculairement joyeux et expressif. Ce nez annonce un grand vin et la bouche confirme. Etienne est heureux que le vin se présente si bien. Le vin se boit avec une rare facilité, glisse en bouche en laissant une trace de bonheur.

Le râble est absolument délicieux et joue juste pour les deux vins que j’ai associés, le Chambertin Clos de Bèze Faiveley 1978 et le Corton Clos Rognet Méo-Camuzet 1959. Philippe Bourguignon avait pensé mettre les deux 1978 ensemble, mais cela aurait créé une compétition non souhaitable alors qu’ici les deux vins sont tellement dissemblables que cela ne suscite aucun challenge. Le chambertin est un vin très précis, clair, droit, qui réagit fort bien sur le salsifis alors que le corton se délecte du râble qui met en valeur sa personnalité affirmée. Ce 1959 que j’avais déjà dégusté en cave avec Jean-Nicolas est une merveille de densité, de puissance et de maturité.

Ce sont maintenant deux exquises expressions de la Bourgogne qui vont accompagner un risotto qui ne met aucun facteur multiplicateur aux deux vins qui sont capables de jouer leur partition tous seuls. La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1962 arrive porteur d’une réputation solide, car c’est une année exceptionnelle pour ce vin. Cette aura n’est pas usurpée car il est splendide. Il est d’un équilibre parfait, d’une précision extrême et ce qui me frappe c’est que je ressens son parcours à l’inverse de celui du Dom Pérignon. Le champagne s’affirmait longitudinalement. La Tâche lance des milliers de flèches gustatives latéralement. Il emplit la bouche en complexifiant son trajet et c’est merveilleux. Fin, racé, élégant et précis sont les caractéristiques que je perçois. Le vin que j’ai apporté, le Pommard Epenots Joseph Drouhin 1929 est, quelle coïncidence, le même que celui que j’avais apporté un an plus tôt au même dîner des amis de Bipin Desai. Il y aurait donc un tropisme qui me pousse vers ce vin qu’Aubert de Villaine trouve excellent. Il a le charme que j’ai déjà décrit, qui me fait l’aimer et me presse inconsciemment de le choisir. Bien sûr, comme il est puissant, les vignerons bourguignons présents se demandent s’il a été un peu aidé. Force est de constater qu’un nez aussi pur et ce goût si bourguignon ne peuvent appartenir qu’à un vrai Pommard. Sa jeunesse pour 78 ans est remarquable. 

Le dessert réalisé par Alain Pégouret a la justesse qui sied au Château de Fargues 1947 éblouissant que nous dégustons sourire aux lèvres. Bipin dit qu’il le trouve supérieur à Yquem 1947. Je n’irais sans doute pas jusque là, car l’oxygénation que j’ai donnée à ce vin ouvert sept heures avant l’arrondit et l’épanouit. Mais ce qui est sûr, c’est que nous goûtons un immense sauternes, doré, joyeux, ensoleillé, plein en bouche, d’un vrai plaisir.

Le Vin de paille Jean Bourdy 1921 que j’ai inséré à la fin du dîner est pour moi comme un bonbon délicieux, évocateur de fruits bruns et de raisins secs. Il est élégant, sans force excessive, et ponctue très bien le parcours que nous avons fait.

Quand je demande que l’on vote, comme à chaque fin de dîner, l’opposition est unanime car l’exercice est jugé trop difficile devant les vignerons eux-mêmes. Je sens que cet exercice modifierait l’ambiance aussi nous ne votons pas. Comment vais-je faire pour archiver ce dîner s’il n’y a pas de vote ? J’en risque un, fait le lendemain : 1 – La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1962, 2 – Château de Fargues 1947, 3 – Champagne Dom Pérignon Œnothèque magnum 1973, 4 – Corton Clos Rognet Méo-Camuzet 1959. Je n’ai pas inclus le Pommard 1929 que j’avais mis en première place l’an dernier, car ce vote fait le lendemain ne doit pas inclure mes vins, et je suis heureux de mettre en évidence des vins brillants parmi les vins exceptionnels que nous avons bus hier soir. Ces votes, comme je l’ai maintes fois dit, ne portent pas sur la valeur qualitative intrinsèque de chaque vin mais sur le plaisir de l’instant qu’ils ont créé.

Chacun des vignerons était heureux de se retrouver avec ses pairs, Bipin Desai était ravi de se voir fêté par une si prestigieuse assemblée. Il eut à mon égard des mots de reconnaissance qui m’ont particulièrement touché, car je considère Bipin comme l’un des plus grands  ambassadeurs du monde des vins anciens. La brigade du restaurant Laurent ausculte toujours les convives qui sortent de la salle. Ils m’ont confirmé que chacun semblait heureux, réjoui, prêt à recommencer un dîner aussi magnifique. Tous ont vanté le talent d’Alain Pégouret, le service efficace de Denis et de tout le personnel de ce restaurant, sans doute le plus attachant de tout Paris. Une anecdote pour finir : le chef d’Etat Kadhafi avait envoyé ce matin un de ses conseillers pour occuper ce soir la totalité du restaurant Laurent, en promettant d’indemniser tous les clients, quel qu’en soit le prix. Merci Philippe et Patrick de l’avoir renvoyé sous sa tente, car nous aurions perdu un moment irremplaçable de nos vies.