le champagne Fleury et les petits amuse-bouche



La Tâche, comme un canon pointé vers le large



Qui observe qui ?

Les plats : amuse-bouche


le tourteau


le loup


la galinette



le rouget


les desserts


Aujourd’hui, au Petit Nice, j’ai bu le plus grand vin du monde. C’est vrai que chaque fois que je bois un grand vin, c’est, au moment où je le bois, le plus grand vin du monde. Mais il y a des échelons, des nuances dans ce Panthéon et aujourd’hui, même si j’ai eu la chance d’aborder quelques vins parmi les icônes les plus rares de l’histoire du vin, j’ai tutoyé la perfection.
L’histoire commence il y a deux ans. Je déjeune avec mon épouse au Petit Nice et je repère un vin qui m’attire. Quand le prix d’un vin est de l’ordre de grandeur – voire plus bas – du prix que je paierais aujourd’hui pour l’acquérir, je mets un point d’honneur à le commander. Il faut encourager les restaurants dont la tarification est accueillante. J’ai détecté cette pépite après le déjeuner, lorsque j’ai consulté plus attentivement la carte des vins, et j’ai demandé à José Pottier de me garder la bouteille.
Le temps a passé. Soit j’estimais que les convives avec qui nous venions au Petit Nice ne comprendraient pas ce vin, soit nous n’étions pas d’humeur. De plus la crise est passée par là, mettant un frein à mes désirs de folie. Une fenêtre de tir se présente, je réserve une table au restaurant Le Petit Nice, et je demande qu’on prévoie la bouteille. J’envoie un mail pour demander que Gérald Passédat pense bien à préparer son menu en fonction du vin, qui mérite des accords parfaits.
La veille, José m’appelle et me demande s’il faut ouvrir la bouteille avant mon arrivée. J’indique que je souhaite voir l’éclosion du vin. La bouteille sera ouverte au dernier moment. Le matin José m’appelle à nouveau et me dit que Gérald souhaiterait goûter le vin pour préparer son menu. Je demande que l’on m’attende pour que les choix soient faits.
A l’heure dite, par un beau soleil de printemps, la Corniche de Marseille surplombe une mer légèrement agitée par une petite brise. La couleur des flots est vert émeraude. La bouteille est sur une petite table, portée par un panier de service. Pour préparer ma bouche, je demande à José d’avoir une coupe de champagne. C’est un Champagne Fleury, fleur de l’Europe non millésimé, fait à partir de pinot noir en majorité, élaboré en biodynamie. Le champagne est très pur, très peu dosé, et se marie bien avec les multiples petits amuse-bouche.
Pendant ce temps, je vois le sommelier qui ouvre la bouteille, se sert un verre et commence à le goûter. J’ai horreur de cela. Car à un certain niveau de vin, le centilitre vaut cher. Et, par un vieux réflexe grippe-sou, même si j’aime bien donner et partager, je n’aime pas que l’on me taxe d’un impôt retenu à la source. Car au prix du marché, la ponction du sommelier frise le billet vert de nos euros. Et j’estime – est-ce de la vanité – qu’à ce niveau de vins, mon avis sur le vin vaut bien celui du sommelier.
Je m’approche de la table et je verse un verre à Gérald Passédat afin que nous prenions connaissance de ce trésor. Je ne ferai pas durer plus longtemps le suspense, il s’agit de La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1990. La bouteille est à température parfaite. Le nez est exemplaire de suavité, de délicatesse comme un bouquet de roses. En bouche, c’est la perfection du Domaine de la Romanée Conti. Il y a le charme, il y a la délicate amertume saline mais à peine esquissée, et il y a une subtilité mariée à une complexité romantique. Tout est réuni pour que Gérald se surpasse. Nous échangeons deux ou trois mots. Je demande s’il y a un pigeon. On me répond que le repas sera tout au poisson. Gérald indique deux ou trois pistes que j’avais d’ailleurs repérées sur la carte, puis il me dit : « à moi de faire. Vous aurez quatre plats ».
Nous finissons l’apéritif au salon et nous passons en salle. Notre table est à l’aplomb de l’eau, avec une vue d’une rare beauté. Ce lieu est merveilleux. On m’a gardé le verre qui avait servi à taster le vin et, confortablement assis, je me mets à boire. L’image qui me vient à l’esprit est la suivante : à Versailles, la chambre du roi richement meublée et décorée est séparée du public par des barrières dissuasives qui ne masquent pas la vue. Au moment où je bois en rêve, les barrières sont enlevées, je suis seul, pieds nus, et je jouis du contact qu’ont mes pieds avec les tapis de la Savonnerie de cette vaste chambre royale, tout en me délectant du nectar. Ce vin est royal. Il y a deux jours, j’ai bu deux Côtes Rôties La Turque de Guigal, une 1997 et une 2000, que j’ai adorées pour leur générosité joyeuse. Ici, je passe du statut de comte au statut de roi. Car ce vin a tout. Il est subtil, complexe, délicat, romantique, avec une longueur qui n’en finit pas de iodler les complexités. Rien ne s’arrête, et mon plaisir est un plaisir serein, celui que l’on ne veut pas ébruiter pour qu’il ne s’échappe pas. Je suis paralysé de bonheur, et je prends conscience qu’il y une échelle dans la perfection qui n’a plus de limite avec cette Tâche 1990.
Le menu préparé par Gérald Passédat est ainsi conçu : les amuse-bouche gourmands / tourteau rôti entier au poivre, mélange mandarin, légumes sautés, araignée de mer / le loup à l’endoumoise, aubergines Barthélemy / gallinette de palangre aux sucs réduits de sa chair / les rougets de roche, jus d’entrailles comme une bécasse de mer / les fromages affinés / l’avant dessert / de fines gaufrettes croquantes et entremet minute / mignardises maison.
L’amuse-bouche comporte des asperges de Pertuis et une pince de homard. Le vin fait ses vocalises avec ces saveurs. Nous nous exerçons pour les accords à venir. Le tourteau est enduit d’un délicat et discret cacao et l’accord est absolument magique. Car le doucereux de la chair tendre mais intense excite le poivre du vin. C’est magique. Chaque plat est accompagné à sa gauche d’une petite assiette qui présente une saveur complémentaire parfois hasardeuse. Je suis prudent pour ne pas effrayer le vin, mais j’ose essayer de le goûter après un fond de sauce de roquette. Il faut oser ! Et je constate que cela fait apparaître la rectitude du vin. Il est moins long, mais affiche plus de matière en milieu de bouche.
Le loup est magnifiquement présenté, avec une douceur de chair rare. Et sa subtilité épouse celle du vin. Je prends un peu de jus de bœuf seul avec le vin et c’est miraculeux. Le loup est doucereux et La Tâche le lui rend bien. Ce vin est un miracle.
A ce stade, je demande qu’on apporte un seau d’eau pour rafraîchir le vin. Je fais enlever les glaçons, l’eau froide devant suffire.
La gallinette est très virile, très typée. Au début, la cohabitation surprend. L’accord est difficile, mais le palais se fait et ce qui est amusant, c’est que cela donne au vin un aspect beaucoup plus vieux. Il devient années 30 et plus précisément 1933. C’est cette image de 1933 qui s’impose pour moi, car j’ai partagé un Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1933 récemment avec Aubert de Villaine. Le jus de céleri crée un accord de rêve et le poisson se met à jouer le jeu, donnant au vin une belle rondeur par un accord de compensation.
Le vin change au fil du temps. Il s’est épanoui, prend de la rondeur, devient plus civilisé, et j’avoue que cela me plait moins. Les vingt premières minutes pendant lesquelles La Tâche était dans la fragilité de son réveil étaient sublimes. Le vin devenu plus sénatorial excite moins ma curiosité.
Le rouget est délicieux. La sauce aux entrailles ne permet pas à la chair d’accrocher le regard du vin. C’est le moins bel accord jusqu’à présent. Il y a dans la petite assiette latérale un petit rouget au jus à l’anis étoilé. Je fais goutter les filets pour avoir la chair pure, et là, le vin répond. Le rouget « menthole le vin », donnant cet aspect frais et mentholé que peuvent avoir certains bourgognes comme Clos de Tart par exemple. La petite galette au foie de rouget culbute le vin.
La cuisine de Gérald Passédat est absolument talentueuse. Mais il a présenté ses plats comme il le ferait pour d’autres vins. La grande complexité des recettes, ne livrant que rarement les chairs pures, n’a pas atteint au cœur le vin transcendantal. Mais il suffit que les accords rencontrés aient mis en valeur l’un des vins les plus raffinés que j’aie eu le plaisir de goûter pour que le plaisir soit complet. Les accords les plus beaux sont celui de la pince de tourteau au cacao, puis le jus de bœuf du loup, puis la gallinette avec son jus de céleri.
Des fromages ont permis d’accompagner le vin. J’ai offert un verre pour que le personnel de service puisse approcher la perfection vineuse la plus absolue. Et j’ai fini le dernier verre, plus lourd d’un début de lie sur la terrasse, face à la mer.
Un repas sans surprise, ce n’est pas un repas. En voici deux. Alors que je cherchais le point d’accroche entre les rougets et le vin, voici que l’on sert à une table voisine de superbes côtes d’agneau ! Pourquoi donc ce repas sans agneau ? Pourquoi se compliquer la vie alors qu’un accord parfait était possible ?
La seconde n’est pas mal non plus. Ayant réservé La Tâche il y a deux ans, je guettais toujours l’instant où je pourrais honorer mon engagement. En fin de repas, José me dit : « je n’avais qu’une La Tâche. Et il se trouve que je l’avais vendue. Aussi, quand vous avez réservé, j’ai téléphoné au Domaine de la Romanée Conti pour qu’on me dépanne, et ce fut fait ». La vie est un long fleuve qui n’est pas toujours aussi tranquille qu’on veut le dire. J’ai voulu honorer une promesse qui n’était plus à honorer. Comme dit Edith Piaf, je ne regrette rien.
Il reste de ce beau repas des instants de bonheur pur. Le cadre est magique, la vue sur la mer étant un spectacle continu sur l’infini marin. Le service est attentif et même attentionné. Gérald Passédat est un grand artiste des poissons et en extrayant la colonne vertébrale de ses recettes, La Tâche a su le reconnaître et se sublimer. Et enfin il y a La Tâche 1990, un des sommets du vin essentiellement par un raffinement où tout est dosé comme le plus élégant des textes de l’amour courtois. Oui, aujourd’hui, j’ai tutoyé la perfection du vin.
Le soir même, nous finissons de fêter Pâques chez des amis. Nous commençons à goûter un Champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996, qui est un assemblage de quelques années antérieures. Le champagne est d’un bel or frais. Sa bulle est active. Il est résolument jeune, avec un charme serein. A côté de lui, le Champagne Veuve Clicquot brut 1976 fait entrer dans un monde nouveau. La couleur est plus ambrée, le parfum est subtil, mêlant le minéral et la douceur de fruits jaunes. La bulle est plus rare mais le pétillant est intact. En bouche, une trace évoque une vieille armoire ou le gris des greniers, mais en arrière-plan, un joli fruit discret donne une grande élégance. Il faut le boire religieusement.
Sur du jambon enserrant un fagot de haricots verts, le Château Simone, Palette 2006 est d’une belle jeunesse. Il ne joue pas trop fort, apportant la joie brute de sa jeunesse. Sur de beaux pagres la Côte Rôtie La Turque Guigal 2000 explose de joie. Le Palette sert de faire-valoir, tant la puissance du vin du Rhône est spectaculaire. Ce vin, beaucoup plus affirmé que le 1997 du déjeuner est un hymne au bonheur. Le vin accompagne aussi des fromages variés.
La tarte aux fraises accueille un Champagne Ruinart brut sans année qui est fort courtois à cet instant du repas, champagne de soif bien dessiné. Un Klein Constantia d’Afrique du Sud 2002 titrant 13,5° donne des notes doucereuses bien dosées qui m’évoquent les trésors que pouvait donner ce vin il y a deux siècles. La renaissance de ce vin mythique, dont les vignes ont été déplantées pendant un siècle me semble convaincante, si l’on prend le soin d’accorder au vin un long passage en cave, pour qu’il capte les vertus que l’âge peut lui donner.
C’est Pâques, il fait froid. La pluie empêche de cacher des œufs sous les arbustes que les petits-enfants cherchent en riant ou en pleurant, selon leurs réussites. Ce n’est pas la même chose de chercher sous un rideau, un canapé ou un coussin que sous un laurier ou un abricotier.
Après une semaine de repos et de jeûne, une assiette de Pata Negra a autant de pouvoir que le bouton réservé au Président de la République pour actionner la Force de Frappe. Fort heureusement, la stratégie à long terme de la défense de notre territoire familial a prévu qu’il y ait au frais un Champagne Krug 1989. Quel beau champagne ! On imagine très volontiers que George Clooney aurait autant de pertinence à défendre ce champagne qu’il le fait pour une marque de café. Car en ce champagne, tout est facile et tout coule de source. C’est grand, circulez, il n’y a rien à discuter. Et l’astuce, c’est de le boire par millilitre. Plus on le rationne, et plus son caractère s’impose, avec une personnalité diablement affirmée.
Quand le four fait des siennes, même le jour de Pâques, les scènes de ménage poignent à l’horizon. A peine ai-je le malheur de dire que les épaules d’agneau ne sont pas cuites, qu’un retour cinglant me cueille et m’asphyxie : « toi, de toute façon, tu ne sais pas ce que c’est que la cuisine ». Ma fille risque un : « intéressants tes sushi d’agneau ». Mon gendre, plus diplomate : « on pourrait les poêler juste deux minutes ». Ce fut le point de départ d’une innovation culinaire : un agneau à basse température pendant quatre heures sur un four défaillant, saisi ensuite juste ce qu’il faut, cela donne une chair parfaite.
L’appel d’un vin rouge est évident. La Côte Rôtie La Turque Guigal 1997 est exceptionnelle. La première expression, sur le vin juste ouvert est celle du velouté. Tout est satin, tout est velours dans ce vin délicat, subtil, à l’expression mesurée. Ce vin suggère. Le vin change ensuite et des notes plus râpeuses apparaissent. Mais ce qui est une constante, c’est que le vin explose de jeunesse. Il est comme une esquisse de vin non encore assemblée et on l’aime pour cette naïveté juvénile. C’est un grand vin porteur de joie, comme il convient à Pâques.
La querelle sur la cuisson se met en basse température. Et ce sont les petits qui sont au centre de la joie familiale, soulignée par deux immenses vins.
Il y a une grande similitude entre ce qui arrive au guide Michelin et ce qui arrive à Nicolas Sarkozy.
Attention : mon blog n’a rien de politique. C’est donc un billet d’humeur.
Quand un président se présente comme étant le seul qui pense, le seul qui agit, le seul qui comprend les choses, disant pis que pendre de ses adjoints, ça passe lorsqu’il y a des résultats.
Lorsqu’une élection est une sanction, le modèle de l’omni-président tombe de lui-même.
Je n’ai jamais remis en cause le Michelin, car c’est une œuvre humaine qui n’a pas besoin de créer le buzz. Le Michelin est une institution, qui doit être crédible sur la durée.
Aujourd’hui les langues se délient, les approximations incompréhensibles du Michelin ne sont plus acceptées.
L’institution se lézarde, et si elle n’y prend pas garde, elle va mourir.
Voilà deux challenges intéressants :
– un guide qui a tout pour être l’institution incontournable sur la planète et qui s’auto-détruit
– un président qui avait tout pour réussir et qui est en train de détruire son image, lui tout seul.
L’un des deux est capable d’un sursaut.
Lequel ?
Les paris sont ouverts.
Le 130ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Le Carré des Feuillants. Au fond d’une cour couverte où émerge d’un trou une gigantesque bouteille en forme de périscope égrenant des millésimes, une porte s’ouvre comme un hublot sur l’univers culinaire d’Alain Dutournier. Un faux-plafond discret masque que la salle centrale est une courette sous verrière. De nombreuses œuvres aux couleurs vives, au sein desquelles le mouvement Cobra (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) est bien représenté, sont renforcées par de lourdes amaryllis couleurs de sang. La table de forme rectangulaire se terminant en deux demi-cercles est déjà dressée. Je demande à Vanessa de revoir l’ordonnancement pour que l’on casse ce plan strict et militaire. Nous sommes arrivés à faire un schéma dont les effets sur l’ambiance de la table furent sensibles.
J’ouvre les vins et aucune odeur ne me parait vraiment suspecte, et je ne vois pas de raison d’ouvrir l’une des bouteilles de réserve. L’odeur la plus spectaculaire est celle du Pichon Comtesse 1921 qui est miraculeuse. Je la referme tout de suite en remettant un bouchon sur la bouteille. La seule vérification qui est faite en buvant une goutte – ce que je ne fais quasiment jamais – est celle du Rayne-Vigneau 1914. Car à travers le verre de la bouteille, légèrement vert, le vin est ambre gris. Versé dans un verre, le liquide est d’un bel or sans trace de gris. Le vin sera bon à boire. Tout va bien.
Les convives sont tous à l’heure, ce qui me plait particulièrement. Nous sommes dix. Si je me compte dans le premier groupe il y a six chefs d’entreprises de tailles diverses, dont une femme, trois avocats dont une femme, et la femme d’un des entrepreneurs, qui travaille avec son mari. Comme toujours on s’aperçoit que le monde est petit car il y a des souvenirs communs qui surgissent entre convives qui ne se connaissaient pas. Autour de la table, cinq convives viennent pour la première fois.
Le menu conçu par Alain Dutournier est ainsi rédigé : Huîtres de Marennes, caviar d’Aquitaine et algues marines / Le homard bleu vapeur, royale coraillée, pince en rouleau croustillant, julienne potagère, herbes parfumées – nougatine d’ail doux / La belle truffe noire entière a l’étouffée – foie gras de canard snacké / La caille des prés en fine croûte de noisettes, chartreuse d’asperges vertes – cromesquis de raisins / Fougeru briard affiné a la truffe / Macaron a la rose, fraises des bois andalouses et litchis.
Nous passons à table et commençons à boire le Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999. Ce champagne est d’une belle élégance et d’une grande subtilité. Tout en lui est suggéré et l’on peut penser que c’est un champagne intellectuel, car il faut aller chercher ses complexités de blanc de noirs pour les comprendre.
Au contraire, le Champagne Perrier Jouët Blason de France 1966 est d’une lecture limpide, d’une couleur légèrement ambrée discrète, avec une bulle rare mais un pétillant intact, ce champagne n’est que bonheur. Il est rond, joyeux, avenant et se marie bien avec les petites variations sur le thème du foie gras. Je suis perturbé car je me suis perdu dans les prolégomènes et amuse-bouche qui précédaient l’entrée dédiée à ces deux champagnes. Que faire ? J’appelle à la rescousse un champagne que j’avais pris en réserve et fait mettre au frais : un Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1975. Et c’est clairement lui qui ramasse la mise. Ne différant que de neuf ans avec le précédent, il y a un monde entre eux. Le Moët est encore d’une folle jeunesse, quand le Perrier-Jouët fait évolué. Le Moët est serein, en pleine possession de ses moyens, fort de sa belle jeunesse adoucie par sa maturité. Un grand champagne qui trouve un écho particulier dans l’huître délicieuse et le caviar discret.
Comme souvent, les plats d’Alain Dutournier sont commandés par le nombre trois. En voyant le plat de homard, je sais qu’un des tiers sera merveilleux sur le Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997 et que les autres tiers requièrent un rouge. Alors que j’avais prévu que le 1904 serait un intermède entre deux plats, je le fais servir à ce moment. Le Corton Charlemagne a le côté rassurant de sa belle jeunesse et son année plutôt calme lui permet d’être délicat. C’est un grand vin. Le Château Beauséjour Bécot Saint-Emilion 1904 s’appelle peut-être Bécot mais peut-être aussi Beauséjour tout simplement, car seul le premier nom est lisible. Le nez de ce vin est spectaculaire. Il est d’une richesse et d’une jeunesse qui stupéfient notre table. Quand l’on se rend compte que ce vin a 106 ans, la surprise est encore plus grande. En bouche, ce vin pourrait donner lieu à deux interprétations. Si l’on s’arrête aux signes de fatigue qui sont évidents, le vin n’aurait pas d’intérêt. Si l’on accepte de lire un peu plus loin derrière le voile de fatigue, on aperçoit un noble fruit, une trame riche et une structure maintenue. Ce vin est plaisant à boire, mais il ne peut pas faire l’unanimité car il est évident qu’il eût dû être bu il y a quelques décennies. Mais l’ouvrir ce soir, c’est lui donner enfin la chance de s’exprimer. Les convives me font le grand plaisir d’entrer dans le monde de ce vin en essayant d’en percer les secrets.
La truffe noire est si divine qu’elle mettrait en valeur n’importe quel vin. Mais elle est honorée par de grands vins. Le Château Haut-Brion rouge 1948, d’une année rare parce que tous les 1948 ont été bus depuis longtemps, a la couleur d’un vin de moins de vingt ans. C’est d’ailleurs assez spectaculaire, comme si, pour deviser avec la truffe, il s’était habillé de noir. Là aussi, comme pour le 1904, il faut accepter de dépasser les signes de fatigue, pour retrouver la richesse d’un vrai Haut-Brion, que je n’aurais jamais imaginé à ce niveau de puissance. C’est un beau grand vin, si l’on dépasse sa légère fatigue. Les votes montreront que la table en est capable.
De fatigue, le Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921 n’en a pas le moins du monde. Ce vin est beaucoup plus jeune que son puîné de vingt-sept ans ! Il a tout pour lui. Il n’a pas de défaut, son parfum est envoûtant, très féminin. En bouche il est presque doucereux tant il est charmeur. C’est un immense témoignage d’un très grand millésime. Sa longueur en bouche est spectaculaire.
Le Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928 est très clairet en haut de la bouteille, la densité se trouvant dans le dernier tiers. Ce bourgogne est charmant, apaisant, donnant de la Bourgogne une image colorée. A ses côtés, la couleur du Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913 est beaucoup plus dense. Si le Nuits est plus aimable, le Chambertin est plus profond. C’est un grand vin que j’ai eu souvent l’occasion de boire et qui n’est jamais pris en défaut. Ces deux expressions de la Bourgogne sont réjouissantes, mais plus « faciles » que les témoignages raffinés du bordelais.
Le Château Rayne-Vigneau Sauternes 1914 est servi avant le plus jeune sauternes car il a « mangé » son sucre et serait plus difficile à comprendre après l’Yquem. Ce vin de 1914 est subtil et délicat. Il joue dans les nuances fines. Le fougeru est intéressant, mais il est préférable de boire ce vin seul pour en saisir toutes les nuances diaprées. Le Château d’Yquem 1986 est maintenant d’une belle maturité. C’est un Yquem classique et rassurant. Sa cohabitation avec les litchis et fruits rouges est tout à fait possible, mais avec le sorbet, c’est trop difficile pour moi.
Un ami fidèle, lors d’un repas précédent avait fait de l’humour sur les vins que l’on achèterait à Félix Potin, symbole d’une distribution surannée. Pour répondre à son humour, j’ai apporté une « eau de vie Félix Potin » qui doit avoir au moins 80 ans, si je me fie au bouchon complètement rétréci dans sa partie basse. Je décachette la capsule où est écrit : « exigez le timbre Félix Potin », et, ce qui pourrait être perçu comme un gag devient une leçon. Cette eau de vie est une merveille. Lorsque je l’ai fait goûter à Christophe, notre sommelier, il n’en est pas revenu. Comment une telle eau de vie peut-elle être aussi raffinée ? Est-ce seulement l’effet de l’âge ? Qui pourrait prétendre qu’il ne se passe rien pour les alcools en bouteille ? Nous sommes tous estomaqués, et malgré l’heure tardive et ce repas copieux, il y a eu du « revenez-y » ! L’alcool n’a pas été inclus dans les votes, mais il aurait fait carton plein.
Les votes de ce soir sont ma fierté, oserais-je dire si j’étais pompeux, mon triomphe. Car les onze vins figurent tous dans les votes, alors qu’on ne vote que pour ses quatre préférés. Encore plus fort, six vins ont eu l’honneur d’être au moins une fois nommés premiers d’un vote. Encore plus fort, dans le vote du consensus, on retrouve les deux bordeaux qui avaient des signes de fatigue ce qui montre que mes convives ont su – comme il convient – dépasser les petites imperfections qui pourraient masquer l’essentiel. Ce soir la table était experte.
Le Pichon 1921 a eu quatre votes de premier, le Haut-Brion 1948 deux votes de premier, le Perrier Jouët 1966, le Beauséjour 1904, le Nuits 1928 et l’Yquem ayant chacun un vote de premier.
Le vote du consensus serait : 1 – Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921, 2 – Château Beauséjour 1904, 3 – Château Haut-Brion rouge 1948, 4 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913. C’est intéressant de constater que les trois bordeaux sont aux trois premières places. C’est une première.
Mon vote : 1 – Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921, 2 – Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1975, 3 – Champagne Perrier Jouët Blason de France 1966, 4 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913.
La cuisine d’Alain Dutournier est parfois un peu complexe pour des vins aussi vieux (nous avons eu 1904, 1913, 1914, 1921 et 1928..), mais elle produit des saveurs miraculeuses, comme l’huître, le homard ou la sublime truffe agencée comme ces sphères d’ivoire incrustées les unes dans les autres. Dans une atmosphère particulièrement joyeuse, fervente et amicale, nous avons passé une mémorable soirée.
Champagne Bollinger Vieilles Vignes Françaises 1999

Champagne Perrier Jouët Blason de France 1966


Corton Charlemagne Bouchard Père & Fils 1997

Château Haut-Brion rouge 1948 (on remarque que ce vin était distribué à Madrid par P. Pecastaing. De telles étiquettes ne veulent pas forcément dire que le vin est allé à Madrid)


Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921


Château Beauséjour Saint-Emilion (basse) 1904


Nuits-Saint-Georges Camille Giroud 1928


Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1913 (on note les irrégularités du verre de la bouteille soufflée)


Château d’Yquem 1986


Château Rayne-Vigneau Sauternes 1914 (l’année se lit sur le bouchon, mais c’est assez difficile de le rendre net sur la photo)



Photos de groupe des bouteilles du dîner (il manque le champagne Moët & Chandon 1975 ajouté en cours de repas



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Le bouchon du Rayne Vigneau 1914. Un ami m’a raconté l’anecdote suivante : pour faire des économies, les propriétaires du château ont fait imprimer une grande quantité d’étiquettes sans année. Le bouchon est donc la preuve du millésime

les plats du dîner :

Huîtres de Marennes, caviar d’Aquitaine et algues marines

Le homard bleu vapeur, royale coraillée, pince en rouleau croustillant, julienne potagère, herbes parfumées – nougatine d’ail doux


La belle truffe noire entière a l’étouffée – foie gras de canard snacké (pas de photo hélas)
La caille des prés en fine croûte de noisettes, chartreuse d’asperges vertes – cromesquis de raisins

Fougeru briard affiné a la truffe

Macaron a la rose, fraises des bois andalouses et litchis

J’ai ajouté cette délicieuse eau de vie. On note que cette eau de vie est le trois de trèfle ! La capsule indique : "exiger le timbre Félix Potin"



le joli cadeau d’Apollonia Poilâne, pour immortaliser ce dîner, en forme de bouteille, avec cet écusson en pain :

Champagne Montebello "cuvée extra" brut 1964

Savigny Lavières Tollot Beaut 1982

Pommard héritiers H. Leneuf 1955

Malvoisie des Canaries 1828

les ormeaux (avant et après)


le cabillaud

l’agneau

Dans mes bulletins, on change d’un sujet à l’autre sans qu’il y ait de titre. S’il devait y en avoir un pour ce qui va suivre, ce serait : « comment approcher le nirvana ? ». Car les deux « vieux de la vieille » de ce déjeuner ne sont pas des perdreaux de l’année, mais ils ont communié lors d’un moment unique.
Plantons le décor. Lorsque je voulais que l’on parle de mes dîners dans les médias qui comptent, j’ai fait appel à une société de communication. Un soir, dans un bistrot relativement ordinaire, un des dessinateurs du Nouvel Obs a gravé dans un de mes carnets un croquis savoureux. En face de moi, il y avait Perico Légasse, journaliste truculent du vin et de la gastronomie qui n’a pas la langue dans sa poche. En moins de trois phrases, nous savions que nous étions faits du même moule. Perico m’avait promis qu’il m’inviterait chez lui pour goûter ses vins anciens. Au bout de la quarante huit millième relance, l’esprit se lasse. Mais l’espoir persiste, car je sais que Perico aime les vins que j’aime. A la trente-six millionième relance, Perico me dit : « je t’invite, c’est chez Jacques Cagna ». L’Age de Glace nous a habitué au fait que l’écureuil Scrat, quand un gland est à portée de son museau, essaie de s’en saisir. Je prends l’invitation.
Le restaurant Jacques Cagna n’est pas inscrit régulièrement dans mes transhumances. Je le connaissais, mais sans en être familier. J’arrive un peu en avance, et les décors de bois de chênes anciens créent une atmosphère chaude et sympathique. J’ouvre mes deux bouteilles et Perico arrive, bouscule mon vin rouge qui manque de s’évanouir. Perico s’impose dans le décor, fait rafraîchir son champagne, et nous nous mettons à table pour choisir le menu.
Le Champagne Montebello cuvée extra brut 1964 du château de Mareuil sur Ay de Perico est précédé de son avertissement : « le dernier que j’ai bu était plutôt fatigué ». Celui que Philippe nous sert a une jolie bulle, une couleur encore jeune, et c’est un véritable bonheur en bouche. Je dis à Annie qui attend nos commandes qu’il faut impérativement un foie gras pour ce champagne délicat. Il existe une terrine de pigeon et foie gras qui fera l’affaire. Et c’est vrai que l’accord est prodigieux, plus avec le foie gras un peu salé qu’avec la terrine de pigeon, même si l’accord se fait. Le champagne est ravissant, chatoyant, énigmatique comme tous ces champagnes qui ne délivrent jamais les saveurs que l’on imagine. Une chose m’a étonné, et c’est sans doute la seule, c’est que Perico a dit que ce champagne est madérisé. Je m’inscris en faux contre une telle assertion, car le champagne n’est pas madérisé, il est évolué. Et c’est une immense différence. Ce sera la seule divergence entre nous.
Lorsque les petits ormeaux du Cotentin rôtis, caviar d’aubergine et cébettes sautées sont servis, même s’il y a encore dans nos verres du champagne, il est évident qu’il faut prendre le Savigny-Lavières Tollot-Beaut 1982 de la cave de Jacques Cagna. Et c’est l’ail qui crée la magie de l’accord. Il faudrait être petite souris pour observer deux adultes responsables qui gloussent en buvant un bourgogne de pure émotion. Ce vin, c’est le bourgogne comme seuls des français peuvent l’aimer, disons-nous en revissant nos bérets sur nos fronts. Car le liquide clairet, au nez de rose folle, est un diablotin bourguignon. Il est léger, élégant, aux vibrations rares. Peut-on imaginer un vin plus canaille ? Jacques Gagna, venu nous raconter des histoires de cuisiniers de la grande époque, n’est pas du tout sensible à ce message, car il aime les vins dans le fruit. Mais Perico et moi sommes en extase. La longueur de ce vin est rare. Nous sommes heureux, mais encore plus de constater que nos vibrations sont les mêmes.
Le cromesquis d’ail doux du plat s’accommode mieux du champagne de 1964 que du Savigny.
Le tournedos de cabillaud rôti, lard de Colonnata, fricassée de poireaux, pommes de terre et haricots verts, coques en marinière est d’une justesse extrême et ceux qui diront que vin rouge et cabillaud ne cohabitent pas en seront pour leurs frais.
Le Pommard Héritiers H. Leneuf propriétaires à Pommard 1955 est une révélation. Car ni Perico ni moi ne connaissons ce domaine. Je l’ai pris en cave comme une énigme à découvrir à deux. Il est tout en affirmation virile après le Savigny. C’est amusant qu’on dise d’un pommard qu’il est viril. De couleur presque noire, d’une densité de plomb, il donne de la Bourgogne une image nouvelle. Le vin évolue dans le verre et Perico et moi sommes les spectateurs d’une éclosion remarquable. Le vin est riche, avec des notes mentholées, et c’est surtout sa puissance qui en impose, même s’il est moins long en bouche que le délicat Savigny.
Le carré d’agneau de lait d’Occitanie rôti à la marjolaine, petits navets farcis et haricots coco à la couenne est goûteux, « à l’ancienne », et l’harmonie est belle. Le vin est puissant, charnu, possessif. Il change au fil des minutes, trouvant de plus en plus d’équilibre.
Jacques Cagna fait ajouter à nos agapes un Château de Camensac Haut-Médoc 1961. Il est un peu bouchonné à l’ouverture, mais nous sommes accueillants. Il est tellement jeune, à la couleur si juvénile que Perico et Jacques doutent de son âge. Mais je suis convaincu qu’il est de 1961, jeune comme cette année divine peut l’être. J’aime Camensac dont j’ai plusieurs millésimes en cave, mais l’attention était aujourd’hui vers la Bourgogne avec deux versions opposées, le Savigny qui surfe sur une onde fraîche comme un galet qui fait des ricochets, et le Pommard, taureau de combat qui pousse nos papilles contre les palissades de l’arène où il perdra la vie quand nous aurons fini de nous repaître de son sang.
Vient maintenant le clou de ce repas. J’ai apporté une Malvoisie des Canaries 1828. L’année n’est pas présente sur cette bouteille, mais elle l’est sur des bouteilles du même lot que j’ai acquis il y a plus de dix ans. A l’ouverture, le parfum capiteux envahissait l’espace dès que la cire était brisée, avant même que le bouchon ne soit retiré. Quand j’ai voulu aller me laver les mains salies par les bouchons de mes deux bouteilles, on aurait pu suivre à la trace mes mains, alourdies de ce parfum musqué et indélébile. Le vin est d’une couleur qui évoque le jus de pruneau. Le nez est unique au monde, d’une densité dont les Jicky, Chamade et autres Chanel pourraient être jaloux. En bouche, le vin est aussi capiteux que les Chypre 1845 que j’adore. On retrouve la réglisse et le poivre, qui picotent délicieusement la langue, et l’on ne peut être insensible au message d’un vin de plus de 180 ans. Le vin est indélébile. Il s’accorde bien avec une fourme, mais c’est avec des financiers et une délicate pâte, façon madeleine, légèrement citronnée qu’il trouve cet infime supplément de longueur dont il n’avait pas besoin.
Dans cette atmosphère où le divin devient d’un naturel insolent, Annie Cagna nous fait servir par Philippe un verre de Cognac Eschenauer 1870 excellent, qui capterait notre attention si la Malvoisie n’avait cette présence insistante et éternelle.
J’avouerai que mon plus grand plaisir fut la communauté d’émotion, la synchronisation de nos réactions sur des merveilles mises encore plus en valeur par la chaleur de l’amitié.
Une fois de plus Perico évoqua mille pistes de découvertes que nous conduirons ensemble. Je dois m’attendre à quelques millions de relances. Mais au vu de ce repas mémorable, je suis prêt à passer par d’interminables procédures si c’est pour atteindre un nouveau nirvana.