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Bernard Pivot cite « Audouzer » dans « Les mots de ma vie » samedi, 30 juillet 2011

A la définition de Néologismes, B.Pivot dans son nouveau dictionnaire, introduit ce mot :

Audouzer : déboucher une vieille bouteille au moins quatre heures avant de la boire.
De François Audouze, collectionneur de vins très vieux, de bouteilles mathusalémiques, qui les propose à la dégustation après un minutieux et savant rituel. « Il faudrait audouzer nos beychevelle 28. » (Bernard Pivot, les mots de ma vie).

Le mot « audouzer » est en fait né sur le forum de Robert Parker, après que j’ai exposé la méthode que j’utilise, qui a donné lieu à des discussions épiques.
Au bout d’un certain temps, les témoignages confirmant l’intérêt de ma méthode sont devenus plus nombreux et un membre du forum a dit un jour :
« 
I have audouzed my wine« .
Et cette expression est restée, et j’ai trouvé cela plutôt sympathique.

Ayant une admiration profonde pour Bernard Pivot, je l’ai invité à un dîner, et il a apporté un magnum de Beychevelle 1928 délicieux, ce qui veut dire que sa citation n’est pas le fait du hasard :

« Tout de go Bernard Pivot me dit qu’il attend avec impatience de lire le compte-rendu de ce dîner, car il est différent de lire les aventures que l’on vit. J’écris donc ce texte avec l’angoisse d’être jugé par celui qui a côtoyé tout ce que la littérature a produit de meilleur. Bernard est étonné que je ne prenne aucune note. Nous abordons maintenant son vin, le Château Beychevelle en magnum 1928. La couleur est belle, d’un rouge de grande jeunesse. Le vin est à peine trouble. Etant servi en premier, je suis sensible à une petite acidité dont j’espère, chacun s’accommodera, pour ne pas passer à côté du beau message. Le vin est velouté, rond et joyeux, et l’accord avec le lourd jus truffé est gourmand. L’acidité disparaît vite. Bernard qui n’est pas familier des vins de cet âge constate que son vin n’est pas bu « post mortem » mais bien vivant. La pureté du chatoiement du vin est un plaisir que je prolonge en buvant la lie. »

(le récit complet du dîner où ce Beychevelle 1928 fut bu est ici : https://www.academiedesvinsanciens.org/archives/1987-120eme-diner-de-wine-dinners-au-restaurant-de-la-Grande-Cascade.html )

La mention de Bernard Pivot dont je suis le plus fier, et c’est ce qui a justifié que je l’invite, c’est celle qu’il a faite dans le dictionnaire amoureux du vin, où il dit que je suis le Bossuet des vieux flacons. C’est un compliment dont je suis fier.

La mûre, toujours la mûre lundi, 18 juillet 2011

La mûre, toujours la mûre

La mûre est certainement le fruit le plus intelligent que je connaisse.

Les premiers fruits noirs sont apparus, le long de ma balade quotidienne, vers le 4 juillet. La majorité des ronces avaient leurs baies encore vertes, et certaines avaient même encore leurs fleurs, mais un bouquet de ronce, contre toute attente, avait quelques baies noires.

Contre toute attente, pourquoi ? Parce que quand j’étais un petit bonhomme passant ses vacances dans la Manche, à portée de vue du Mont Saint-Michel, les ronces ne donnaient des fruits noirs qu’à la fin août ou en septembre, à la fin des vacances.

Chaque jour, je viens picorer à ce groupe de ronces, qui a l’intelligence de garder des baies vertes, des baies rouges, et de m’offrir quelques noires, la juste provision de force pour la marche, sachant que je peux compter sur des rouges ou des noires claires pour être noires et mangeables demain.

Rares sont les arbres ou arbustes fruitiers dont la maturité des fruits s’étale autant dans le temps. Je sais que dans la zone que je longe pendant ma marche, j’aurai sans doute une dose équilibrée quotidienne pendant un mois et demi. Quelle intelligence ! Quelle générosité.

La mûre, c’est aussi une école de philosophie. Lorsque les baies seront bien mûres, grosses et grasses, ce sont toujours celles qui sont inaccessibles car trop hautes ou trop enfoncées dans l’entrelacs des branches piquantes qui seront les plus belles. Est-ce que ça ne ressemble pas au vin ?

La mûre forge aussi nos comportements ou en est le miroir. Sur mon chemin, je ne suis pas le seul marcheur. Voici une belle mûre. Elle pourrait être parfaite demain. Mais je sais que si je la laisse grandir encore pour la cueillir demain, un promeneur l’aura prise avant moi. Alors, je mange mes mûres trop jeunes, de peur de ne pas les retrouver demain. Est-ce égoïste ? L’expérience m’a montré que comme dans la fable du héron de La Fontaine, attendre trop c’est perdre tout.

Vive la mûre, j’aime la mûre, car sa générosité quotidienne est d’une intelligence rare.

Parlez moi de mûre, redites-moi des choses tendres….

quelques bordeaux rouges de 1967 vendredi, 15 juillet 2011

Une discussion ayant eu lieu sur un forum au sujet des bordeaux rouges de 1967, j’ai recherché ce que j’avais bu. Voici les quelques vins que j’ai bus, avec des résultats variés, des échecs comme Mouton mais des belles résussites comme Pétrus :

Les Bordeaux avaient été choisis dans un registre de discrétion. Le Ducru Beaucaillou 1969 a montré de très belles qualités, assez généreux alors que le Figeac 1967, d’une structure plus noble, gardait un peu de réserve. Pour des vins de subtilité, la truffe a réveillé le message.

le Pétrus 1967. Pétrus est « la » réussite du millésime 1967. Très caractéristique de Pétrus, avec cette concentration, cette puissance, mais aussi ce coté ascétique volontiers trop sérieux. Un grand vin porteur d’émotion par la légitimité du symbole

Le Château L’Evangile à Pomerol 1967 avait la beauté des Pomerol, la jeunesse d’un vin des années 70, et une discrétion propre à l’année 1967. Ce n’est pas un vin qui en montre trop, mais c’est un vin orthodoxe, tranquille (sans être un vin tranquille !), gentil Pomerol plein de satisfactions.

Les deux Bordeaux se complétaient à merveille. Le Palmer 1964 tout en rondeur, délicieusement séducteur, et l’Ausone 1967, plus réservé, mais dévoilant ses charmes progressivement, comme dans la danse des sept voiles. Le Palmer 1964 confirme une nouvelle fois qu’il est une réussite de cette année qu’on aurait bien tort de classer trop vite dans les années âgées. Et l’Ausone me ravit toujours par sa complexité. Mais j’aimerais bien en ouvrir un qui se défroque, qui s’encanaille, qui se dévergonde.

La sole était belle, mais son épaisseur étouffait un peu un vin grandiose : Château Margaux, 1er GCC 1967 qui est une réussite exceptionnelle. Il est beau, il est rond, il a la féminité triomphante de Margaux, et, sans qu’on ait besoin de créer de compétition, on sait qu’il rivaliserait avec les plus beaux millésimes de ce vin de légende. Imaginer qu’un Margaux de cette classe s’acoquine aussi bien avec des coques qui le dissèquent est un plaisir immense pour moi.

Sur le volatile admirablement préparé, le Meyney 1967 en double magnum s’accorde parfaitement. Le vin est en pleine forme, sans trace d’âge, il tiendra une place plutôt étonnante et flatteuse auprès des grandes vedettes qui suivent. En revenant au nez sur ce verre, on voit que le Meyney a une plénitude qui mérite le respect. Il y a deux classes de convives : ceux qui sont nés à Bordeaux (ou la région) et les autres. Les bordelais savent manger avec les doigts et croquer les os. Leurs assiettes se vident entièrement. Les autres plus timorés mangent avec couteau et fourchette et s’en tiennent à la seule esquisse de l’oiseau.

Le Pétrus servi dans des verres Riedel étale un parfum d’une concentration infinie. Chacun comprend qu’il est en face d’un chef d’oeuvre, et je crois bien que c’est le meilleur Pétrus 1967 que je n’aie jamais bu. L’accord avec le turbot est d’une délicatesse et d’une précision extrême. C’est là que l’on comprend que la cuisine et les vins sont faits pour créer des harmonies de rêve. J’ai essayé Pétrus 78 sur des rougets tout récemment, et là un 67 avec un turbot. C’est vraiment le bon chemin. La perfection de ce Pétrus 1967 a enthousiasmé toute la table.

Mouton Rothschild 1967. Vin un peu fatigué, sentant la terre à l’ouverture, qui a offert des variations énormes de goûts. Chaque fois qu’il était sur un plat, il vivait : sur de délicieuses huîtres avec de l’épinard traité en condiment, il délivre la subtilité d’un vin léger de grande race. Sur le turbot aux truffes, il devient opulent. Entre les plats, c’est un vin morose et fatigué. Puis, petit moment rare que j’apprécie, ce qui est dans le fond de la bouteille donne toute la concentration de l’intelligence de ce vin fatigué certes, mais de grand talent. Alors, éternelle question, faut-il boire ces vins à la fatigue réelle, mais qui ont de si belles lueurs ? Je suis plutôt favorable à ces essais, car les fulgurances même passagères sont dix fois plus gratifiantes que la constance monotone d’un honnête vin. Vaste sujet.

Sur la truffe entière en feuilleté, le château Meyney 1967 en double magnum était exactement ce qui convenait. Car le plat a une puissance énorme et ce Saint-Estèphe a des arguments de poids pour l’équilibrer. Très jeune encore, expressif, puissant, il a cette belle acidité qui convenait à la sauce lourde et au fumet envoûtant du beau caillou noir.

Le Château Haut-Brion 1967 est très élégant malgré des signes d’âge. Charmant, civilisé, c’est un message romantique qu’il délivre.

le Château Taillefer Puisseguin Saint-Emilion 1966 et le Château La Louvière rouge 1967 n’ont pas des trames très solides. L’âge les a ‘dentellisés’, et leur goût éphémère laisse peu d’empreinte.

Le Château Lafite Rothschild 1955 au beau niveau dans la bouteille a une très jolie robe et un nez bien dessiné. Le Château La Conseillante 1955 a un nez magique. Le Lafite est possible sur le pigeon mais c’est La Conseillante qui ramasse la mise, tant il est brillant. Il n’en va pas de même du Château Latour 1967 qui a un goût de civette selon mes voisins. Il est plutôt, tout simplement, bouchonné pour moi. Il est âcre en bouche. Le Lafite ne tourne pas à plein régime, le Latour est au ralenti avec un final qui me dérange. Seule La Conseillante offre ce qu’on peut attendre d’un grand Bordeaux d’une année que j’adore.

Le Château Léoville Poyferré 1967 est beaucoup moins détendu. Il arrive assez froid, contracté, et il faut la belle chair de la lotte aux morilles pour qu’il prenne des couleurs et devienne sociable. Il devient confortable, plaisant, sans grande complexité.

Pétrus 1967 montre sa différence. Ce vin est féminin et tout en séduction. Il y a du velouté, du discours en catimini, de la voilette qui dévoile ou de l’éventail qui envoûte. Ce pourrait être une Catherine Zeta-Jones, mais elle se tient discrète.

A gauche, c’est la joue de veau et à droite la truffe blanche d’Alba qui incendie nos narines sur son risotto. En face de la joue de veau il y a un verre de Château Gazin 1959 et en face du risotto il y a un verre de Pétrus 1967. Cela pourrait donner lieu à quatre combinaisons mais en fait, personne n’a envie d’essayer de modifier la latéralité naturelle : le Gazin est diaboliquement parfait avec la joue de veau mais surtout avec sa sauce impérieuse, et le Pétrus ayant capté le parfum de la truffe blanche comme les plantes carnivores gobent les insectes, nous sommes en présence de deux accords de fusion absolument confondants de pertinence. A chaque bouchée et à chaque gorgée je me dis : « mon Dieu, arrêtez la marche du temps et laissez-moi jouir à jamais de ces accords irréels ». Le Gazin est d’une couleur de folle jeunesse, d’un rubis goutte de sang. Son nez est pénétrant et poivré. En bouche, la précision de sa trame et sa force s’imposent face à la doucereuse langueur de la joue. Le Pétrus a une couleur un peu plus trouble et d’un rubis birman. Le nez est érotiquement féminin, annonçant des caresses insoutenables. En bouche il pianote sur des notes douces, charmeuses, et le message velouté emporte le cœur. Mille fois je suis revenu sur ces accords, trouvant à chaque fois un plaisir de plus. Ce qui m’a le plus saisi, c’est la conscience que j’avais de vivre un moment inoubliable.

Nous goûtons Château Mouton-Rothschild 1967. Après quelques minutes d’épanouissement dans le verre, ce vin ouvert deux heures avant le repas nous offre du velouté, de la grâce, et une rondeur apaisante. Mais on est loin du raffinement qu’un tel vin devrait avoir. Et on ne peut pas incriminer l’âge, car la couleur du vin est d’un beau rubis et son niveau dans la bouteille est quasiment comme au premier jour. Ce vin, tout simplement, n’a pas envie de jouer les grands.

Le Château Larcis-Ducasse 1967 casse un peu le rêve, car même s’il est agréable à boire, il est propret, sans véritable émotion.

La mauvaise bouteille du Château Mouton-Rothschild 1967 est expédiée rapidement. Sans être marqué d’un défaut définitif, le vin est suffisamment torréfié et dévié pour n’offrir aucun plaisir Il n’en est pas de même de l’autre, au nez absolument sans défaut, et porteur d’un charme certain. En bouche, ce vin offre à celui qui le goûte la possibilité de l’aimer ou de ne pas l’aimer. Si on s’arrête à de petits défauts, on ne l’aimera pas. Si on retient le fond de son message, on l’aimera. Et le vin récompensera les optimistes, car dès qu’apparaissent des chipolatas, tout s’assemble dans ce vin vraiment charmant.

site : zoomvino.fr mercredi, 29 juin 2011

Lino SAENZ m’a envoyé un message au sujet de « zoomvino », son site. Comme il me demande de parler de son site, je le fais, en toute neutralité puisque je n’ai pas fait une étude spécifique du site.

Il me dit :  » zoomvino est une nouvelle plateforme de communication en ligne entre vignerons et acheteurs de vins, qui répertorie les vignobles de plus de 50 pays, 250 régions et 1700 appellations. La plupart des vignerons actifs sur le plan commercial et vendant en bouteille y sont déjà présents, et leur nombre ne cesse d‘augmenter de jour en jour. La plateforme contient aussi un guide des vins du monde, zoomvino Buzz, pour tous ceux qui souhaitent acheter directement auprès des vignerons et faire des visites de caves ».

Voici un lien vers zoomvino: https://www.zoomvino.fr/

Bonne chance à ce site.

les cinquante ans de ma promotion jeudi, 16 juin 2011

Peu de jours plus tard, je reviens à Paris pour célébrer avec mes labadens le cinquantième anniversaire de ma promotion de Polytechnique. Exprimé ainsi, cela fait un peu ancêtre pré-néanderthalien ! Nous déjeunons au siège de l’école à Palaiseau, dont les bâtiments sont sales, mal entretenus, impersonnels et froids. Le général commandant l’école nous fait un discours assez déprimant qui montre que les hauts objectifs de l’école voulue par Napoléon vont se dissoudre dans un magma universitaire « Paris Saclay », ce qui n’est pas pour nous plaire. Lors du déjeuner, beaucoup d’amis qui savent vaguement que j’ai un rapport avec le vin me demandent si j’ai apporté des vins pour cette fête.

Le dîner est prévu à « notre » école Polytechnique sur la Montagne Sainte-Geneviève. Arrivant en avance, je passe devant la cave de « de vinis illustribus » qui était, du temps où j’étais à l’école, la célèbre cave de Monsieur Besse, une figure de la profession, avec des trésors de vins anciens. Jamais je n’avais à cette époque jeté un œil sur cette boutique car le vin n’était pas dans mes centres d’intérêt. J’entre dans la boutique et je demande à Lionel Michelin s’il a des vins de 1961. Il me montre quelques bouteilles, et je jette mon dévolu sur un sauternes à la belle couleur dorée sans étiquette, mais au millésime et au nom bien lisibles sur le bouchon. Lors du repas, j’ai partagé le Château Brassens Guiteronde Sauternes 1961 avec des camarades dont certains n’imaginaient pas qu’un vin de cet âge puisse être aussi bon, avec des fruits comme la mangue confite ou l’abricot. Nous nous sommes donné rendez-vous pour les cent ans de la promotion, en espérant tricher et nous retrouver bien avant.

ne jamais boire seul ! samedi, 11 juin 2011

Le repas au restaurant Ledoyen avec six magnums de Lafite à peine terminé, je m’envole vers le sud pour un repos bien mérité. L’année scolaire se termine pour moi, avec des brassées d’événements plus riches et inattendus les uns que les autres. Ma femme me rejoindra plus tard. Le lendemain, seul, un peu âme en peine, je décide d’ouvrir une bouteille, ce que je ne fais jamais quand je suis seul. Un Champagne Veuve Clicquot Ponsardin Brut 1979 me fait de l’œil. Je l’ouvre et le bouchon très chevillé sort trop facilement. Pas de pschitt chiraquien, pas de bulle visible, mais un parfum prometteur annonçant un joli fruit. La première gorgée, malgré une légère amertume, délivre une belle complexité. La vibration sur Cecina de Leon, cette viande de bœuf fumée délicieuse est annonciatrice des plaisirs de l’été.

Est-ce parce que je suis seul, je ne sais, mais je ne vois que les défauts du champagne, qui tiennent au fait que le bouchon trop resserré n’assurait plus l’hermétisme indispensable. Rien n’est plus ennuyeux que de boire seul. Cette expérience ne se reproduira pas.

Cecina de Leon

j’ai bu des vins de cinq siècles ! samedi, 21 mai 2011

Ce matin, en demi-sommeil, j’ai constaté que je viens de boire un vin qui fait que je couvre cinq siècles : 17è, 18è, 19è, 20è et 21è siècle.

Comment est-ce possible si le vin que je vin de boire n’a « que » 320 ans.

A peine réveillé, j’ai trouvé l’explication : il y a trois siècles pleins, le 18è, 19è et 20è et j’écorne 10 ans de chacun des deux autres, le 17è et le 21è.

Mais se dire que je « couvre » (si l’on peut dire) cinq siècles de vin, c’est quand même un peu fou !

J’ai bu un vin du 17ème siècle ! vendredi, 20 mai 2011

Ce matin, je me suis réveillé d’humeur extrêmement fébrile. En préparant mon petit déjeuner, mes mains tremblent et le souvenir qui me vient immédiatement, c’est celui de mes examens et concours, du temps de mes études. L’excitation des concours est particulière, car il faut être le meilleur. Comme pour les sportifs, ce sont des années d’ascèse et de sacrifice pour un seul but, gagner le jour J. Cette journée qui commence est de même nature. Car j’ai rendez-vous avec une bouteille qui pourrait représenter un des sommets importants de ma passion du vin.

Alors, comme on dit que le moment le plus important en amour, c’est quand on monte les escaliers, j’ai envie de profiter de mon excitation. Que vais-je penser lorsque je vais ouvrir cette bouteille, puisque son propriétaire m’a autorisé à l’ouvrir et à la partager avec lui ?

Un flash back s’impose sur la genèse de ce grand jour. Joël, appelons-le ainsi, est passionné de vieilleries de tous horizons, mais surtout de ce que l’on remonte des épaves. Il achète, je ne sais pas s’il revend de façon sporadique ou systématique, mais je lui ai acheté une bouteille provenant d’un bateau coulé en 1739. La bouteille est pleine mais Joël m’avait prévenu : le contenu n’est plus du vin. C’est donc un symbole que j’ai acheté, bouteille du vivant de Louis XV.

Récemment Joël m’écrit : « je viens d’acheter une bouteille du 17ème siècle, très probablement en provenance d’un bateau coulé, mais qui a séjourné dans une cave londonienne pendant un temps indéterminé. Elle est au trois quarts pleine. Je vous dirai le goût qu’elle a lorsque je l’aurai goûtée ».

Mon sang ne fait qu’un tour et je le supplie de m’associer à cette découverte et de me laisser ouvrir la bouteille avec mes outils. Je ne sais pas comment Joël peut certifier que la bouteille est du 17ème siècle, mais le lien avec le catalogue de la vente aux enchères indique que la bouteille est présentée comme étant du 17ème siècle. Alors rêvons un peu. Nous sommes sous Louis XIV, dans une France qui n’a pas l’ombre d’un point commun avec celle d’aujourd’hui. Peut-on comparer des humains aux espérances de vie qui ont plus que doublé, une royauté et une religion omniprésentes, des castes sociales figées par la naissance, mais aussi Molière, Corneille et Racine qui m’ont appris la grandeur de la pensée française. S’imaginer la France du 17ème siècle, c’est voyager sur une autre planète quand on pense à la stature du Roi-Soleil et le « casse-toi pauv’con » de notre époque malgré quatre siècles de progrès inimaginables et inenvisageables pour les vivants de cette époque.

Ce qui me fascine dans cette plongée dans les abysses de l’histoire, c’est qu’il y a à peu près autant de distance temporelle entre la bouteille qui sera ouverte ce jour et mes vins de Chypre de 1845 qu’il n’y en a entre ces Chypre et aujourd’hui. A l’échelle du temps, c’est complètement fou. Les plus vieux vins et alcools que j’ai bus sont un cognac de 1769, un xérès 1769, un Lacrima Christi colline de Naples 1780, un malaga de 1780 mais qui est une solera et un vin de Constantia Afrique du Sud 1791 cadeau posthume de Jean Hugel. Le curseur des plus vieux breuvages va reculer de l’ordre de 80 ans, ce qui, pour imager, est la distance entre 2011 et 1931. Un monde !

Alors, on pense au goût. Que sera-t-il ? Joël a reçu la bouteille à Rennes où il habite, peu de temps après nos échanges. Il me signale que le transport a fait perler une goutte. Il m’écrit : « Je l’ai examinée de plus près. Elle est pleine d’un bon deux-tiers, presque les trois-quarts, le verre est clair mais le vin est impénétrable à la lumière, dans le transport, elle a fui un peu car il y avait une tache a l’intérieur du paquet, j’ai sentit la tache, aucune odeur, sans doute plus d’alcool. J’ai appuyé légèrement sur le bouchon, une goutte marron a perlé, aucune odeur non plus, je l’ai sucée, il m’a semblé ressentir un gout de vieille écorce d’orange salée . Le certificat stipule qu’elle a été trouvée dans une vielle cave mais qu’on ignore son histoire exacte. Il y a une cire synthétique qui recouvre le bouchon, elle-même sans doute vieille de plusieurs décennies (en me basant sur le goût de la goutte, mon avis personnel est qu’à la base elle provient d’une épave et qu’elle a séjourné des décennies dans cette cave où son niveau a dû baisser). Suite à ces informations je comprendrais très bien si vous vous décommandiez, vous seriez néanmoins le bienvenu pour ouvrir le flacon. A vous de voir ».

Je suis donc prévenu et il est inutile de fantasmer. Je boirai plus de l’histoire que du vin. Mais j’estime que c’est suffisant pour entretenir mon envie et mon excitation. Il était exclu que j’annule mon voyage. Je suis parti.

Etant en avance, je prends un café dans les alentours, et ma tasse tremble, parce que l’excitation atteint des sommets.

J’arrive dans un quartier plutôt populaire et propre de Rennes. Joël habite au onzième étage d’un immeuble où les portes coupe-feu sont innombrables. Il vit dans un appartement aux pièces exiguës mais à la vue infinie. Joël m’explique qu’il travaillait dans le bâtiment et qu’il s’est tourné maintenant vers le monde hospitalier où il est infirmier. Il est rejoint par Benjamin, son ami de toujours, qui fait une formation de comptabilité. Ce que m’avait proposé Joël, c’est que nous buvions quelques gouttes du vin et qu’il le rebouche d’une cire hermétique pour revendre ensuite la bouteille. Comme tous les gens gourmands et mauvais joueurs de poker, j’expose mes projets. Je lui dis que j’ai l’intention de lui acheter la bouteille et de l’apporter en Bourgogne, pour qu’elle soit analysée et bue en même temps que la bouteille bourguignonne trouvée dans la cavité d’un mur et que j’ai vue dans la cave de la Romanée Conti.

Je n’ai toujours pas vu la bouteille. Joël va la prendre dans son carton et c’est un magnifique oignon qui est devant moi, rempli aux deux tiers, et avec une cire très proche de celle de mes Chypre 1845. Il m’explique qu’il a interrogé l’expert de la vente qui affirme catégoriquement que jamais la bouteille n’a été dans l’eau. Elle provient d’une cave ancestrale anglaise et, bien qu’il n’y ait aucune traçabilité possible, il affirme que la bouteille est du 17ème siècle. Joël me confirme que cette forme d’oignon n’a été utilisée qu’entre 1650 et 1720.

La charge de l’ouvrir m’incombe. Avant de l’ouvrir, je propose de régler l’achat de sa bouteille. Joël me propose un prix et je l’accepte. J’ouvre donc la bouteille d’un vin devenu mien. Tous mes outils sont posés sur la table comme pour une chirurgie. Je prends un Laguiole pour exciser la cire et à peine ai-je amorcé ce geste que l’ensemble, cire plus bouchon sortent ensemble. Le bouchon est tout ratatiné, et, chose horrible, il est recouvert d’une moisissure verte. Il sent la moisissure, et le goulot sent affreusement le moisi.

Ma première pensée est de me traiter d’imbécile, car si je n’avais pas voulu jouer les généreux, je n’aurais pas stupidement acheté une bouteille qui ne vaut rien. Que faire ? J’ai quand même le souvenir d’un Haut-Brion blanc 1936 putride bu il y a deux jours qui s’est révélé plus que buvable. Mais de la moisissure verte, c’est la première fois que j’en rencontre.

J’avais apporté avec moi mon verre à boire, du 18ème siècle, qui me semblait indispensable pour cette occasion et je verse deux verres. Deux choses fondamentales nous frappent. La première, c’est que la couleur est jolie. C’est celle d’un vin blanc un peu âgé et clairet. Le vin n’est pas trouble, ce qui est remarquable. Le seconde, c’est que le vin ne sent absolument pas la moisissure. Et il y a une raison à cela : une bouteille oignon est toujours stockée debout. La moisissure du bouchon n’a pas contaminé le liquide. Elle n’a pu toucher le vin que pendant quelques secondes lors du transport.

Venons-en aux odeurs. C’est dans le verre INAO de Joël qu’on les sent le mieux. Joël voit de l’absinthe là où je vois plutôt de la Chartreuse. Car il y a des odeurs végétales et certaines herbes fortes que l’on retrouve dans la Chartreuse. Il y a même du mentholé. Et en humant de nombreuses fois, on sent un parfum sympathique, qui n’est atteint par aucune moisissure.

Mon verre est le plus sale, car le premier vin versé a léché le goulot, sale des poussières accumulées. Aussi je me verse un verre INAO de ce vin. Vient l’instant de boire et je laisse Joël boire en premier puisqu’il est l’inventeur de ce trésor. Joël aime bien. Ce qu’il aime c’est que ce vin est authentique et n’a jamais donné lieu à la moindre addition. Il boit du 100% 17ème siècle. Je bois un peu et même si rien n’est désagréable, je préfère cracher les deux premières gorgées. J’ai bu toutes celles qui ont suivi.

Que dire ? La première impression est assez désagréable, comme de l’eau mélangée à du plâtre car le goût est très calcaire. Puis, le milieu de bouche est tout-à-fait étonnant, car c’est du vin, équilibré, faiblement alcoolisé – pas plus qu’une bière – et ce qui frappe, c’est l’équilibre. Et enfin le final est un vrai final, étonnamment précis, c’est-à-dire qu’au contraire du Haut-Brion 1936 dont les blessures apparaissaient dans le final, il y a ici un final précis sans blessure, qui signe un vin atténué, mais qui est du vin.

Jamais un vin qui aurait séjourné dans l’eau n’aurait pu avoir cette pureté. Alors, dans mon cerveau, c’est la chamade, car je ne regrette plus du tout d’avoir parlé trop vite. C’est fou de se dire que je bois un vin de – disons – 1690, et de constater que c’est encore un vin, un vrai vin, sans trace de vinaigre ni d’acidité, moche à l’attaque mais serein et pur en milieu de bouche et au final. Quelle sensation !

Pourrait-on imaginer une région ? C’est purement utopique, aussi, par boutade, nous avons dit que comme je voudrais présenter ce vin en Bourgogne, c’est « forcément » un blanc de Bourgogne, disons un Montrachet. Au-delà de la boutade, c’est une hypothèse possible. La vérité ne pourrait venir que d’une analyse chimique, si elle est réalisable.

En tout cas, si on demande à Joël et à moi : « avez-vous bu du vrai vin ? », la réponse est sans ambiguïté : « oui ».

Joël m’avait dit qu’il voulait ouvrir quelque chose pour ma venue, mais comme il n’a rien qui pourrait satisfaire un palais comme le mien (c’est lui qui parle) il a décidé de me faire goûter quatre gueuses, sur des pâtisseries bretonnes. L’idée me plait, d’autant plus que les bières vont aider à revenir sur le 1690. Lecteur, imaginez cette phrase : « ensuite, on revient au 1690 ». Complètement fou. Les gueuses ont des noms qui sont de vraies professions de foi : « Mort Subite, la Foudroyante, Faro et Kriek ». J’adore la Foudroyante et tout en grignotant les lourds gâteaux, je me dis que c’est quand même un peu fou de juxtaposer quatre gueuses et un vin aussi ancien. Le vin oscille entre éveil et possibilité de mort subite (c’est le cas de le dire) aussi est-ce prudent de reboucher la bouteille que je vais emporter chez moi.

Il est temps que j’ouvre la bouteille que j’ai apportée. C’est la plus vieille des bouteilles de madères que j’ai dans ma cave et je la date entre 1780 et 1840, car elle a la même bouteille que le Lacrima Christi 1780 que j’ai déjà bu. Joël, passionné de vins ultra vieux, confirme la probabilité du 18ème siècle. En fait la passion de Joël pour le vieux ne concerne que le vin et pas les pièces d’épaves comme je le pensais, et son autre passion est de piloter des avions de chasse et des jets pour simuler des combats. J’adore ces passions atypiques.

Le bouchon se brise en morceaux quand je le lève et le parfum est diabolique de perfection. La couleur est d’un or magnifique, comme l’armure d’un empereur romain, et le vin est inouï. Il est encore meilleur que le madère 1850 bu il y a deux jours. Sa force alcoolique est ahurissante, et en bouche comme avec le 1850 récent, c’est la danse des sept voiles, car le goût oscille en permanence entre le citron, l’alcool, les fruits confits et des traces légères de pâtisserie. Le final est dans la catégorie « no limit » et personne ne pourrait donner un âge à ce vin qui est éternel, c’est-à-dire que je suis sûr qu’il serait strictement le même dans quatre cents ans. Il est extrêmement sec et l’hypothèse xérès me semble possible, puisque ces vins que j’ai achetés n’ont pas d’étiquette.

En jetant un œil sur la table, le mot qui vient à l’esprit est folie. J’adore ce happening. Car il y a mes outils qui n’ont pas servi, quatre ou cinq tartes et des gâteaux bretons, quatre bières belges délicieuses, un bouchon mangé par la moisissure, un bouchon totalement en miettes, une bouteille de la fin du 18ème siècle au parfum qui envahit la pièce et une bouteille oignon du 17ème siècle qui a libéré un vrai vin. Et ce petit casse-croûte improvisé où la carpe côtoie le lapin, j’adore.

Je remballe mes affaires, je serre la main de Joël et Benjamin. Et quand je les ai quittés j’ai le sourire benêt de Lou Ravi, car je viens de vivre un des moments les plus uniques de ma vie. Pour se rendre compte du côté ahurissant de la chose, je me vois disant : « j’ai bu un excellent 90 ». Et si on me pose la question : « 1990 ou 1890 ? », je répondrai : « ce n’est ni 1990, ni 1890, ni 1790, mais 1690 ». Il n’y a qu’un mot : fou !