Déjeuner au restaurant Lucas Carton samedi, 24 janvier 2004

Déjeuner au restaurant Lucas Carton. Quel plaisir de se retrouver dans ce temple de l’intelligence gastronomique. La carte a toujours cette association des plats avec un vin exprimé en majeure. C’est le talent d’Alain Senderens de créer un accord juste qui pour quelques infimes détails pourrait changer la parfaite osmose, ce qui sépare le génie du talent car c’est comme accorder un piano : il y a une note juste et toute autre note est fausse.

Ici le plat a un dosage juste qui transcende l’accord. Je suis d’humeur à prendre un vin qui est un symbole, et lui ajuster le plat. Mon idée est de faire ouvrir Château de Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990. Parce que c’est en ces lieux que j’ai « travaillé » sur les saveurs avec Jean-Pierre Perrin, et parce que j’aime cet immense vin. La tourte au gibier s’impose. Pour l’entrée, j’ai envie d’essayer le rouget qui fut à une époque mon poisson fétiche mais que j’essayais moins car son acceptation des vins rares est plus limitée que celle d’autres poissons plus complices.

Nous profitons de beaux amuse-bouche, une asperge au caviar avec une crème onctueuse, et une coquille Saint-Jacques crue merveilleusement traitée. Pour le rouget, le Beaucastel blanc 2001 s’impose, pour qu’il prépare la bouche à l’arrivée de son prodigieux aîné rouge. Ce vin blanc ressemble à ces totems sculptés à coups de serpe. C’est brut, viril, simplifié. On sait que ce blanc est du Rhône, d’un Rhône qui charrie des galets et lamine tout sur son passage. Lourdement boisé, d’un tison de feu de la Saint Jean il a une puissance de conviction énorme. Le nez est généreux, la première gorgée est pesante, puis le vin s’habitue au plat, se domestique et devient séducteur. On est loin de certaines subtilités bourguignonnes, mais on est bien, bercé par des goûts francs de bon aloi. Ce vin pourrait attaquer bien des viandes et les apprivoiser.

Le Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990 est une institution et je voulais la situer par rapport à d’autres grands repères, les Hermitage de Chave, les Mouline et autres Landonne, et les Henri Jayer, mes chouchous.

Un nez d’une expression vineuse quasi insolente. Ce vin de 1990 bu à presque 14 ans parait sorti de cuve. Il est un Etna qui crache le bois et surtout expectore le fruit. Au début de la dégustation, le vin ne s’est pas ébroué. C’est une puissante esquisse d’un message que l’on sent intense. Puis on s’amuse à le voir s’animer, à sortir toutes les facettes de son talent. Il est peu de dire qu’il est déroutant, car ce vin nous emmène dans tous les lieux pervers. C’est Satan qui conduit le bal, un bal interlope où l’on bouscule toutes les traditions oenologiques. C’est vineux, c’est boisé, c’est puissant, cela a un fruit de gamin mais une trame splendide. Le vin surprenant de plaisir. Cela n’a évidemment pas de sens de comparer. Qui est plus coloriste, Van Gogh, Warhol ou Basquiat ? Ça n’a pas de signification de juger. Mais ce vin est fortement enraciné dans son Rhône, plus brutal que les Mouline et Hermitage, diablement dense et fruité. Petit cadeau qu’il ne faut jamais négliger, je demande toujours au sommelier qu’on m’apporte la bouteille. Car au fond il y avait la lie, bien lourde et étonnamment abondante pour un vin de cet âge. Mais c’est le meilleur que j’aurais manqué si je ne l’avais pas demandé : suprême condensation des arômes les plus forts, où se trouve la vraie personnalité du vin. Ici un infini rayon de soleil de cette belle parcelle d’excellence. Au mépris des orthodoxies associatives le vin si fort a ensuite magnifiquement accompagné les desserts et mignardises car certains de ses cépages feraient volontiers un vin de dessert s’ils étaient traités autrement. Avec un tel fruit, on peut tout se permettre.

J’ai pu bavarder avec Alain Senderens qui prépare sa nouvelle carte. Il est aussi joyeux en parlant des prochaines surprises qu’un jeune apprenti qui aurait réussi sa première recette. A son niveau on ne crée bien que si l’on a la foi de la jeunesse. Belle leçon de création et d’amour.

Voici deux chefs réunis dans ce bulletin qui partagent une immense jeunesse et un prodigieux talent. Rappelons l’apophtegme d’un homme au nom bien peu vineux : « Boileau ». Il disait : « cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez le sans cesse et le repolissez ». C’est à ce prix que nos grandes tables françaises sont merveilleuses. La recherche de l’excellence est la clef de tout. Deux brillantes démonstrations, sur des vins qu’ils ont le talent d’honorer.

 

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 22 janvier 2004

Yannick Alléno était arrivé au restaurant de l’hôtel Meurice avec une belle notoriété. J’avais eu confirmation de la pertinence de cette réputation lors d’un déjeuner de préparation. Le dîner de wine-dinners s’annonçait bien, tant le chef apparaissait motivé. La suite allait le prouver.

Ouverture des vins selon un cérémonial toujours agréable avec David, courtois et sympathique sommelier. Cela surprend toujours les sommeliers que je mette une heure et demie à ouvrir dix bouteilles. Les odeurs d’ouverture ne se retrouvent jamais sur table, tant l’oxygénation joue un rôle de première grandeur. Ce travail de l’air a surpris David, qui n’aurait pas imaginé qu’un Moulin à Vent puisse franchir tant d’étapes en si peu de temps. Nez incertains du Latour et du Chambolle Musigny. Le premier a remonté la pente. Le second a peiné.

Le menu conçu et réalisé par Yannick ALLENO : Mousseline d’œuf de poule, royale de poireau au fumet de truffe, allumettes croustillantes à la crème de lard. Turbot aux truffes cuit en croûte d’argile, crème légère de céleri au coulis de persil plat. Ragoût gourmand d’hiver en surprise. Tarte « Flammekuche » truffée, cœur de salade à la crème, jus perlé à l’huile de noix. Selle de chevreuil au poivre, couqueline de pomme de terre truffée. Fourme d’Ambert. Capucin aux agrumes. Une profusion de truffes de très belle qualité, un turbot au goût intense, et un dos de chevreuil tendre et violent, voilà pour les produits. Quant à la façon ! Un traitement des pommes de terre, des légumes et des pâtes feuilletées qui est du grand art. Avec la force de frappe de l’hôtel Meurice, on sent que ce chef talentueux va décrocher les étoiles comme au mât de cocagne. Entre le dîner et ce bulletin, une de plus vient déjà de tomber dans son tablier.

Le champagne Veuve Clicquot la Grande Dame 1989 est un noble champagne. Nez magnifiquement généreux et structure d’un classicisme rassurant. Bel accord avec la délicieuse entrée aérienne d’une grande finesse.

Le Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992 a un nez de miel et un goût de gâteau de miel. Une rondeur et une solidité indestructibles.  Le Meursault Perrières Domaine Jaques Prieur 1989 a le nez caractéristique des Meursault avec cette évocation de pierre à fusil. Plus typé Meursault que le Bâtard n’est Bâtard, il a une belle élégance intellectuelle, mais son discours colle moins au magistral turbot à la chair expressive que le solide Bâtard Montrachet. Ce miel profond se mariait parfaitement à la belle chair dense et goûteuse du poisson.

Le Château Lynch Bages 1959 est une surprise particulièrement agréable. Parfaitement ouvert et épanoui, c’est le Pauillac en pleine possession de ses moyens. On imagine mal que ses composantes puissent former un ensemble plus harmonieux que ce qu’on découvre ce soir. A part le fougueux Lynch Bages 1989 qui brilla dans un autre registre, je ne vois aucun Lynch Bages qui m’ait donné une impression de sérénité aussi accomplie que ce Lynch là. Vin magnifique. Ayant été servi de la première gorgée du ChâteauLatour 1934 j’ai eu peur d’une déception, mais très rapidement ce vin a développé des complexités dignes de la valeur légendaire d’un des plus grands vins du Haut-Médoc. Les évocations rares fusaient en bouche avec une longueur extrême. Alors que je faisais la moue sur la première gorgée c’est un convive qui s’inscrivit en faux contre mon doute. Il avait raison. Deux vins très différents mais très complémentaires, l’un, le Lynch joyeux dans sa maturité épanouie, l’autre le Latour, décochant des énigmes gustatives sur la longueur d’un vin de grande lignée. Le Lynch couvrait bien le plat de baisers quand le Latour le fouettait.

Un convive m’ayant offert un ChâteauTrotanoy 1982 la veille du repas, il était encore temps que cette marque de générosité s’insère sur une Flammekuche dont la réalisation est de niveau trois étoiles. Quel contraste avec les vins précédents ! C’est le pur sang tout fou qui caracole dans tous les sens, avec une énergie inépuisable. Je refuse de carafer les vins au moment de l’ouverture, mais dans ce cas précis j’eus dû le faire. Un carafage de dernière minute a permis de contenir sa fougue. Alors que des amateurs américains que je côtoie sur un forum internet se demandent déjà (mon Dieu !) si 1982 ne devient pas « over the hill », c’est à dire au delà de la période dite de maturité, ce fringant Pomerol en a « sous la semelle » pour des décennies. Grand vin de fort potentiel.

La grande surprise pour tout le monde et pour David avec qui je l’avais ouvert, c’est l’extraordinaire perfection du Moulin à Vent Genard 1947. Faible à l’ouverture il ne me posait aucun souci. C’est comme une Marie José Pérec qui aurait réussi son « come back ». A l’aveugle, on tromperait tous les experts tant ce vin évoque les plus grands Bourgognes d’une belle année : 1959 par exemple. On retrouve un peu de l’accomplissement du Lynch Bages, car toutes les composantes du Moulin à Vent sont harmonieusement assemblées.

Le Chambolle-Musigny Chanson Père & Fils 1955 n’a pas connu le même réveil. Couleur sombre comme de l’encre, odeur de viande, goût assez agréable mais blessé. Des convives ont eu la gentillesse de lui trouver quelques beaux messages, et c’est vrai qu’il y en avait quelques uns, mais force est de constater que ce vin avait fait son temps, peut-être fatigué de voyages ou de stockages difficiles. Si ce vin avait été unique pour un repas, il eût été inacceptable. Ici, dans cette succession de grands vins, il fut toléré. Je proposai malgré tout d’ouvrir un vin de plus. J’avais la naïveté de penser qu’on me dirait non puisque j’avais ajouté Trotanoy. J’ai donc ouvert Richebourg Gros Frère et Sœur 1987. Quelle beau Richebourg frais et bien construit. Mais ouvert juste pour être servi il faisait déplacé dans la série des vins accomplis que nous avions bus. En d’autres circonstances on le trouverait brillant, ce qu’il est. Là, il n’eut pas été opportun de l’ouvrir. Ce fut malgré tout une belle petite pause, un trait d’union avant d’entrer dans le domaine des liquoreux.

Le Château Rabaud, premier cru de Sauternes 1940 à l’ouverture à 17h était tellement expressif que je me demandais si l’association avec une pâte persillée n’allait pas être une erreur. Je suis donc allé en cuisine goûter la fourme d’Ambert et j’ai vérifié que cela se concevait. Belle couleur de thé, odeur profonde où les épices affleurent. Et ce Sauternes apparaît alors comme très sec, comme le furent le Yquem 1932 ou le Filhot 1858 bus récemment. Une personnalité extrême et des saveurs qui déroutent tant on est loin de tout ce que l’on peut boire habituellement. L’accord se fit sur la fourme, sans être le plus naturel qui soit. Ce vin reconditionné en 1991 au château a montré une élégance dépaysante du meilleur aloi.

La couleur du Château Suduiraut 1949 est d’une beauté sans pareille. C’est la couleur d’un chaud soleil. Nez d’agrumes, d’épices, de clémentines confites. Le nez intense du Suduiraut épanoui. En bouche, quand on a pris soin de manger d’abord un peu d’agrumes, on a un vin vivant, qui a une élocution dix fois plus rapide que ce que le cerveau peut capter. Il est étourdissant comme un manège qui tournerait trop vite, car on devine des saveurs, on serait prêt à les nommer, à les retrouver, mais il en invente de nouvelles qui vous entraînent dans les délices des énigmes irrésolues. Rien ne peut procurer autant de plaisir sensuel que ces immenses Sauternes aux facettes infinies.

J’ai noté une fine crêpe gracile qui en bouche explose de fruit de la passion comme si on en avait avalé une tonne. Comment tant de goûts peuvent se trouver dans cette si fine pellicule ? Collante comme de la barbe à papa, elle fut un rayon de soleil d’enfance, signature élégante pour parapher le texte du Sauternes.

Chaque convive allait d’émerveillement en émerveillement. On se livra à l’exercice des votes, où chaque convive doit donner le quarté de ses préférences. On sait qu’il est assez irrationnel de hiérarchiser un Bourgogne par rapport à un Sauternes par exemple, tant leurs goûts sont distincts. Mais c’est le jeu.

Il faut être là pour y croire, car personne n’imaginerait qu’il est possible d’envisager des votes aussi disparates. J’ai déjà souvent raconté que les votes sont très différents. Mais là, quelle variété !

Tous les vins, sauf le Richebourg qui est – comme par hasard – celui qui n’a pas bénéficié de ma méthode d’oxygénation lente, ont figuré dans au moins l’un des quartés. Et six vins ont été nommés en numéro un. C’est un grand plaisir pour moi. Mais ma plus grande fierté, et de loin, c’est que le Moulin à Vent 1947 a été le plus cité et a été cité le plus de fois (trois fois) en numéro un. Quand on a dans un dîner Latour 34, Lynch Bages 59 et Suduiraut 49 constater que c’est un Moulin à Vent 47 qui gagne, on ne peut que se féliciter du choix éclectique des vins de ce dîner.

Le consensus des convives a favorisé particulièrement quatre vins : le Bâtard Veuve Moroni 1992 qui a obtenu deux votes de premier et quatre votes de second, le Lynch Bages 1959 avec deux votes de premier, trois votes de second et trois de troisième, le Moulin à Vent 1947 avec trois votes de premier deux votes de troisième et trois votes de quatrième et le Suduiraut 1949 avec un vote de premier un vote de second deux votes de troisième et trois de quatrième. Même le Chambolle Musigny si fatigué a figuré en troisième dans l’un des votes.

Cette diversité montre bien que chaque vin a sa chance, puisqu’un convive pourra lui trouver des aspects qui lui rappellent tel ou tel plaisir. Comme je le dis à chaque repas, on ne doit pas juger un vin, mais essayer de le comprendre. Et le vote final n’est que ludique.

Mon quarté personnel fut : premier Moulin à Vent 1947, second Suduiraut 1949, troisième Lynch Bages 1959 et quatrième Latour 1934.

Avant chaque repas les convives se sont fait une idée de ce qui allait se passer et la réalité dépasse le plus souvent comme ici ce qu’ils avaient imaginé. Dans mon cas c’est la cuisine de Yannick Alléno qui a dépassé mes attentes. Il avait envie de bien faire et a laissé s’exprimer son talent. Les couleurs dans les assiettes étaient d’un raffinement serein. La cuisine fut légère et appuyée quand il faut. Le traitement de produits de qualité fut magistral. On peine à trouver un accord qui serait plus fulgurant tant tous furent adaptés. Le plus beau plat fut la Flammekuche – à mon goût – et pour le plus bel accord, j’hésite entre la chair du turbot avec le Bâtard et le topinambour avec le Latour 1934.

Pendant l’ouverture des vins, j’ai discuté avec David de l’intérêt d’avoir des vins très anciens à la carte pour des restaurants de cette envergure. Même si cela parait prêcher pour ma paroisse, je crois que c’est une erreur dont nous avons eu immédiatement la démonstration. Si le Latour 1934 avait été ouvert pour une consommation immédiate, un convive sur deux l’aurait refusé. Ne parlons pas du Chambolle Musigny qui aurait rejoint l’évier  par la voie la plus courte, et le Moulin à Vent ne figurerait même pas sur la carte, car le sommelier n’imaginerait pas que quelqu’un soit assez fou pour le commander. Quand au Lynch Bages, on n’aurait jamais eu que le quart du bonheur qu’il nous a apporté avec sa mise en plein régime par une oxygénation idéale.

Les vins les plus prestigieux méritent un soin particulier. Le temps que je leur consacre est inenvisageable dans la structure générale d’une grande maison.

Salle splendide, service fort juste, sommelier attentif et motivé, chef de talent qui a eu l’envie et la sagesse de mettre les saveurs au service des vins. Que demander de plus ? Simplement la date du prochain dîner.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 22 janvier 2004

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice 22 janvier 2004 Bulletin 103 Les vins de la collection wine-dinners : Champagne Veuve Clicquot La Grande Dame 1989 Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992 Meursault Perrières Domaine Jacques Prieur 1989 Château Lynch Bages 1959 Château Latour 1934 Château Trotanoy 1982 Moulin à Vent Genard 1947 Chambolle Musigny Chanson Père & Fils 1955 Richebourg Gros Frère et sœur 1987 Château Rabaud Sauternes 1940 Château Suduiraut 1949

Le menu conçu et réalisé par Yannick Alléno : Mousseline d’œuf de poule, royale de poireau au fumet de truffe, allumettes croustillantes à la crème de lard Turbot aux truffes cuit en croûte d’argile crème légère de céleri au coulis de persil plat Ragoût gourmand d’hiver en surprise Tarte « Flammekuche » truffée, cœur de salade à la crème jus perlé à l’huile de noix Selle de chevreuil au poivre, couqueline de pomme de terre truffée Fourme d’Ambert Capucin aux agrumes

galerie 1968 mardi, 20 janvier 2004

Bouteille hautement symbolique que ce vin d’Arbois de la vigne de Pasteur 1968. ces vins sont normalement réservés à la famille de Pasteur ou à des scientifiques, car Henri Maire s’est engagé à vinifier sans commercialiser.

A goûter absolument.

This bottle has a high symbolic value as it comes from the vines belonging to Pasteur. Henri Maire had proposed to make the wine and not sell it, as it was reserved to the family Pasteur or to scientific searchers.

This bottle has to be tasted with a thought to Pasteur, who saved million of lives with his discoveries.

galerie 1969 dimanche, 18 janvier 2004

Château Lafleur Pétrus 1969

 Chateau Lafite Rothschild en 1/2 bt 1969. J’en ai acheté une grande quantité après l’an 2000. A ce jour, uniquement des satisfactions, sur une bonne vingtaine de bouteilles ouvertes.

Repas de famille mardi, 13 janvier 2004

On a parfois envie de fêter un événement, juste comme ça. On choisit alors de quoi se faire plaisir, simplement.  Les repas inopinés que l’on décide au dernier moment m’excitent toujours beaucoup. Le champagne Charles Heidsieck 1985 est un excellent champagne. Sa couleur devient plus profonde, il a pris une belle maturité qui densifie sa personnalité. Il ne faut pas chercher une typicité affirmée mais au contraire une belle rondeur de beau champagne bien fait. Sur une soupe aux lentilles et au foie gras, plat populaire mais populaire chic, il crée de belles excitations gustatives. Le Château Lafleur Pétrus 1969 serait incapable de cacher une seule seconde qu’il est Pomerol tant cela transpire. Très affirmé, légèrement torréfié, avec des tannins puissants, il montre que 1969 n’est pas encore à ranger au vestiaire. Il y a cette fois-ci de belles évocations de 1955. Le lapin à la moutarde n’est pas forcément le territoire de chasse des Pomerols, mais le vin a pu tirer quelques belles cartouches. Sur un crumble aux pommes traité « façon pommes » avec grande délicatesse, un château d’Yquem 1979 a montré une brillance plutôt exceptionnelle. Belle couleur qui commence à sentir le soleil. Un nez quasi inexistant, mais en bouche une densité qui n’appartient qu’à Yquem. Plombant la langue, il s’affirme, prend possession de la personnalité. Il n’est plus question de penser à autre chose, car il vous envoûte. Les saveurs de pâtes de fruit, de fruits confits, d’agrumes, si caractéristiques des Sauternes denses se retrouvent là. J’ai même eu des évocations de pamplemousse rose qui le rendaient sec (ce que j’adore), l’espace d’un instant. Ce qui m’a le plus impressionné, c’est qu’on puisse trouver autant de plaisir avec un Sauternes qui n’est pas encore âgé. On explore alors de nouvelles pistes intéressantes. Ce vin se boit ensuite sans plat, comme un alcool dont on cherche à chaque gorgée le nouveau message envoyé par un liquide si loquace.

En reprenant maintenant ce bulletin et en ne regardant que ce qui est écrit en rouge, on constate l’extrême variété des régions et des niveaux explorés. C’est cela qui est passionnant. Et vraiment, est-ce qu’on ne parle ici que de vieux vins ?

Déjeuner en famille lundi, 12 janvier 2004

A propos de famille, déjeuner dominical avec la génération suivante, déjà formée à l’usage des vins anciens. Mon épouse ne m’a pas facilité les choix en préparant une soupe au potiron et foie gras, suivie d’un pot-au-feu de canard.

J’ai pensé spontanément à un Sauternes léger pour le pot-au-feu, mais j’avais reçu la veille un ami à qui j’avais ouvert Château d’Hanteillan 1989. Il en restait pour ce déjeuner. Je trouvais donc plus rationnel de commencer par ce rouge. L’Hanteillan juste sorti de cave m’avait beaucoup plu. Naturel, bien rond, de belle franchise, il assume complètement ce qu’il est de bien agréable façon. S’ajuster à son terroir est toujours une qualité. Je l’ai moins aimé le lendemain, quand l’oxygène l’avait arrondi, et avait limité une part de sa spontanéité.

Sur la soupe de potiron et foie gras, un Riesling Cannstatter Zuckerle Qualitätswein 1991 qui titre 11°. L’accord est splendide et d’une précision redoutable. L’attaque est citronnée, avec des saveurs maritimes. Combinant sucre et sel, il s’adapte bien au potiron qui a lui-même les deux sapidités. Le pot-au-feu n’est pas le compagnon idéal des vins rouges, mais je suis embarqué. Le Haut-Brion 1981 que j’ai choisi est étrange. D’un niveau rare (moins de 5 millimètres sous le bouchon), il avait laissé de lourdes traces sur le verre de la bouteille, et quelques petits fragments dans la lie. Légèrement fumé, avec de discrètes traces de muscat, il apparut énigmatique, mais tendant vers la grandeur habituelle du Haut-Brion. Plus tard, son fumé fut brillant sur des meringues au caramel. Si, si !

Un autre vin rouge fut ouvert, un Rioja Ondarre 1988 qui titre 12°. Quelle belle surprise. Beaucoup plus jeune que le Haut-Brion, très rond et agréable, il n’a pas la belle structure du Haut-Brion mais il a un charme, un équilibre qui en font un vin d’un plaisir particulier. Sur un fromage de chèvre, il fut aussi fort à son aise.

On s’est amusé à découvrir ces vins à l’aveugle, et plusieurs membres de la jeune génération deviennent adroits. Nous avons essayé ensuite ensemble les épreuves écrites du concours du meilleur sommelier de France reproduites dans un journal. Sommeliers qui lisez cette lettre, n’ayez pas peur : nul chez moi n’est près d’approcher un centième de votre science.

 

Dîner au restaurant Apicius jeudi, 8 janvier 2004

Dîner au restaurant Apicius où l’équipe de Jean Pierre Vigato nous reçoit toujours aussi chaleureusement. Atmosphère de fan club, tant les convives sont des habitués qui aiment cette cuisine qui a le sourire du maître des lieux. Fort curieusement et avec amusement, j’ai retrouvé à trois tables distinctes des convives de mes dîners qui comme par hasard avaient choisi ce point de chute agréable. Et deux d’entre eux s’étaient reconnus à des tables voisines, bien qu’ils ne se soient vus qu’une seule fois lors d’un de mes dîners.

Sur du caviar aux pommes de terre traitées élégamment un Muscat Domaine Weinbach de Colette Faller et ses filles 2002 est servi au verre selon la suggestion d’Hervé compétent sommelier complice de plusieurs dîners. Un nez magnifique aidé par un alcool fort. En bouche cela commence par un assez beau gras typé, puis cela finit un peu court. On voit les limites du vin, mais progressivement on trouve de la rondeur et le vin prend un peu d’ampleur. C’est une belle suggestion d’un vin bien typé et une agréable proposition au verre. La pomme de terre habille bien mieux la truffe que le caviar. Le caviar ne prend pas autant d’envol que lorsqu’il est sur des coquilles Saint-Jacques crues qui le dopent par leur sucré. Mais si l’on choisit la voie de cette association, la pomme de terre de ce soir était fort subtile.

Le vin suivant est ma drogue. Vosne Romanée Cros Parentoux Henri Jayer 1991. Un nez extraordinaire. Il faudrait pouvoir enfermer cette odeur dans un musée et la donner à sentir à la terre entière tant c’est une œuvre d’art destinée à l’édification des générations futures. En bouche, ce qui frappe, c’est l’extraordinaire élégance de ce vin si bien fait. Sur des pieds de porc « virils », ce vin s’amuse. Il développe des arômes de grande classe. Ayant eu en peu de temps un grand Rhône et un grand Bourgogne, je dirais que le Rhône éclate de spontanéité quand ce grand Bourgogne brille d’une superbe élégance. On est dans les deux cas au sommet de l’art de chaque région.

Délicieux dessert qui ne peut accompagner aucun vin. Hervé me fait goûter un cognac extra vieux de Raymond Ragnaud fait avec des alcools de plus de 40 ans. Très austère, très ascétique, il est très académique, ce qui veut dire qu’il ne faut pas l’attendre sur le terrain du charme mais plus sur celui de l’orthodoxie.

Comme chez ¨Patrick Pignol on est chez Jean Pierre Vigato dans un lieu où le chef imprime l’atmosphère dans tous les domaines. C’est familial au sens riche du terme.

 

Déjeuner chez Patrick Pignol mercredi, 7 janvier 2004

Déjeuner chez Patrick Pignol le jour de la rentrée des classes pour les chefs. Ça va, il n’a pas perdu la main (je n’avais pas le moindre doute). Le sommelier Nicolas me conseille un Chassagne Montrachet Virondot Marc Morey 1995 que je ne connais pas. C’est un choix magnifique. Beau vin d’expression, bien typé, avec tout ce qu’il faut de généreux et de chatoyant. De désagréables suspensions inesthétiques gênaient un peu le plaisir, mais n’altéraient pas le goût opulent. Nicolas savait que j’allais l’apprécier. Sur les amuse bouche, il fut parfait. Sur les magistrales langoustines à la cuisson exacte, l’acidité citronnée gênait l’attaque mais pas l’installation en bouche. Belle découverte que ce vin de Marc Morey.

On allait faire preuve d’une imagination moindre pour le vin suivant qui accompagnait le tendre pigeon, car on ne prit aucun risque en pointant sur la carte un vin que j’adore : Hermitage rouge de J. L. Chave 1997. C‘est exactement ce qui m’excite parmi les vins récents, car il y a le fruité cossu du Rhône, et la légèreté de l’année qui donnent à la fois ce jus généreux et un sentiment délicatement aérien. Le pur plaisir en vin n’est pas loin de cette expression là. Il se trouve qu’un professionnel des grands repas qui dirige une belle organisation avec talent déjeunait non loin de ma table. Il me fit porter un verre de Gazin 1989. Je lui rendis sa civilité par un verre de l’Hermitage. Quelle différence entre ces deux vins. Le nez du Gazin est expressif, alcoolique, avec une extrême personnalité, et 1989 est une année qui convient bien aux Pomerol. On a donc une mécanique de précision avec cet élégant Pomerol quand l’Hermitage explore d’autres formes de plaisir, plus printanières et buissonnières.

Le Chassagne a brillé sur un camembert, plus que sur un Saint-Marcellin, quand l’Hermitage ne trouvait aucun fromage à sa convenance. Il fut fini comme un dessert tant son soyeux devenait onctueux.

Ambiance amicalement souriante dans ce restaurant tonique où les produits sont traités avec respect et brio.