Lafite 1900 et Pichon Baron 1904 sur la cuisine de Patrick Pignol vendredi, 19 décembre 2008

Le « casual Friday » commence à devenir une institution. Le périmètre des présents change un peu, mais l’esprit est le même. Le retardataire institutionnel entretient sa réputation dans des limites toujours grandissantes. Comme c’est lui qui a apporté le premier vin nous avons la bouche qui s’assèche. Nous décidons d’inverser l’ordre des champagnes, pour ne pas ouvrir sa bouteille avant qu’il ne soit là.

Les vins ont été ouverts ce matin à 9 heures par Nicolas, le sommelier fidèle du restaurant de Patrick Pignol, tremblant de peur de fragiliser les vins précieux. J’ai mis au point le menu avec Patrick Pignol avant l’arrivée des convives. Un ami qui offre le champagne Dom Pérignon 1969 de la carte du restaurant a la bonne idée de demander des petits toasts à la truffe qui nous permettent d’attendre le dernier des sept de notre table. Le champagne est absolument délicieux. Il a une bulle active. Sa couleur ne montre aucun signe d’âge. Le parfum est pur, riche, envoûtant. En bouche, c’est une petite merveille de précision. Je suis sous le charme de ce champagne où le miel, la brioche voisine avec une belle trace citronnée. La longueur est extrême et la bouchée truffée est un vrai cadeau de Noël.

Une huître enveloppée dans une feuille d’épinard garde tout son iode, comme nous l’indique si bien madame Pignol. Elle se marie agréablement avec le Pavillon blanc de Château Margaux 1988 à la belle couleur, à la bouche intelligente combinant fraîcheur et délicatesse.  C’est surtout la fraîcheur finale qui me conquiert.

Une préparation d’oursins légèrement sucrés accueille un champagne Ruinart 1955. Sa couleur est nettement ambrée et le vin montre une fatigue certaine. Mais c’est un des miracles du vin, le plat réveille le champagne qui devient plaisant. Il s’endort à nouveau dès que le plat est fini. Il nous a communiqué l’espace d’un instant une belle émotion.

J’avais intercalé le blanc entre les deux champagnes pour que la bouche soit prête à accueillir le cadeau que je réservais à mes amis : Château Lafite-Rothschild 1900. J’avais annoncé que le niveau de la bouteille est bas, et que dans ces conditions, cette bouteille est une incertitude totale. Aussi ai-je prévu du secours. La bouteille est basse épaule. Le vin a une belle couleur foncée, variable selon la hauteur dans la bouteille et son sédiment est important. Le nez est extrêmement intense et un ami qui a professé l’œnologie dans une partie de sa carrière nous dit que cette odeur prenante est totalement caractéristique de Lafite. En bouche, nous sommes étonnés que le vin soit aussi présent. Son charme est intense. Je sens une légère fatigue mais cet ami dit qu’il n’y a pas l’ombre d’un défaut. Nous sommes enchantés, et le ravioli de céleri noyé sous des tranches de truffes est idéal pour faire ressortir les accents de truffe du vin. Le final est beau. Le vin est riche et velouté. Il y a même quelques soupçons de pétales de rose, « à la » bourguignonne. Nous prenons conscience que nous sommes en train de vivre un grand moment, car le vin s’épanouit et apporte la preuve de l’excellence légendaire de l’année 1900.

Le ris de veau juste saisi et légèrement caramélisé est absolument délicieux. Le Château Pichon-Longueville Baron 1904 que j’ai apporté en secours, dont le niveau est presque dans le goulot est d’une couleur irréellement jeune, car le rouge est d’un beau rubis. Le nez est un peu moins noble que celui du Lafite, mais on sent le cousinage des deux Pauillac. Le vin a de la personnalité, se montre jeune malgré ses 104 ans, et ce qui me plait énormément c’est cette vivacité de jeunesse. On sent bien que la race n’est pas aussi grande que celle du Lafite. Mais elle est grande et le vin me séduit.

La chair de l’agneau de lait est tendre comme un bonbon. Elle cohabite d’abord avec un Château Pibran 1928 apporté par mon fils, qui a la joie d’un 1928 mais manque un peu de coffre. Vient ensuite un Vega Sicilia Unico 1964 que j’ai apporté pour le cas où le 1900 et le 1904 eussent été tous les deux souffrants. Le vin est presque noir. Il est lourd comme le plomb et l’on pense à un vin de Porto qui serait sec. Il est torréfié, avec des traces de café. Son charme est rare et sa présence envahit nos palais. Il est fort mais séduisant et se boit goulûment. Il évoque de lourds vins du Rhône.

Le comté affiné de nombreux mois mais qui a gardé sa fraîcheur est merveilleux pour mettre en valeur le Jurançon 1929 des caves Nicolas. Ce vin est de la joie de vivre. Sa couleur est d’or, son nez est excitant d’agrumes poivrés et en bouche il court dans toutes les directions, mêlant les grains de raisins bien mûrs et bien ronds à de fines traces d’agrumes. Un vin de pur plaisir.

Un soufflé à la mandarine et une clémentine légèrement confite donnent la stricte représentation du Château Suduiraut 1944, bel exemple de ce vin qui est attachant quasiment à tous les millésimes. Le vin est serein, bien dessiné et récite ses agrumes orangés avec un bel entrain.

Nous votons, et sept vins sur neuf ont des votes. Le Lafite 1900 recueille trois votes de premier, le Dom Pérignon 1969 en recueille deux et le Pichon 1904 ainsi que le Jurançon 1929 en recueillent chacun un. Quatre vins premiers pour sept votants, c’est d’un bel éclectisme. Nous sommes deux à avoir dans le désordre le même vote que le vote de synthèse, celui que j’appelle le vote du consensus, qui est :

1 – Château Lafite-Rothschild 1900, 2 – Château Pichon Longueville baron 1904, 3 – champagne Dom Pérignon 1969, 4 – Vega Sicilia Unico 1964.

Mon vote : 1 – champagne Dom Pérignon 1969, 2 – Château Pichon Longueville baron 1904, 3 – Château Lafite-Rothschild 1900, 4 – Vega Sicilia Unico 1964.

Manifestement le Lafite 1900 a impressionné toute la table. Patrick Pignol, intéressé par notre expérience, qui me blague souvent en disant que mes reliques ont un ticket qui n’est plus valable a été enthousiasmé par le Lafite 1900. Si je ne l’ai mis que troisième, c’est que j’espère secrètement que les autres Lafite 1900 qui sont dans ma cave, de meilleurs niveaux, seront des premiers récurrents. Le 1900 et le 1904 proviennent d’un lot important que j’ai acheté récemment, d’une cave qui avait été murée pendant des décennies. La prestation des vins de ce jour confirme l’intérêt de ce lot, ce qui me satisfait au plus haut point.

Dans une ambiance joyeuse de collégiens en école buissonnière, sur une cuisine faite par un chef talentueux travaillant de beaux produits, sur des vins dont certains sont des témoignages extrêmement rares, nous avons lu une émouvante page d’histoire.

casual Friday – les photos vendredi, 19 décembre 2008

Le Chateau Lafite-Rothschild 1900 était le prétexte de ce déjeuner. L’intitulé gravé dans le verre est pour moi un sujet de fierté. Cette présentation est la même que pour Lafite 1945 que j’ai bu deux fois avec Alexandre de Lur Saluces en provenance de sa cave.

Les vins bus lors de ce déjeuner

Le goût de l’huître est merveilleusement préservé dans cette feuille; délicieux calamar

les plats principaux, ris de veau et agneau de lait

soufflé à la mandarine et clémentine légèrement confite pour le Suduiraut 1944

On croit que c’est facile de boire des vins anciens. Mais ça se mérite ! Ici, les sédiments du Lafite 1900 et du Pichon Baron 1904

Mon carnet de notes pour enregistrer les votes des amis. Quelques verres aux couleurs sympathiques

un ami tel Cartier-Bresson a voulu tirer mon portrait. Le temps qu’il trouve comment un appareil de photo se prend en main, et il réussissait.

dîner au Crillon avec Salon 1988 mardi, 16 décembre 2008

J’invite mon épouse pour un dîner à deux au restaurant « Les Ambassadeurs » de l’hôtel de Crillon. La décoration de Noël dans le hall d’entrée est magnifique avec de beaux sapins teints d’or et de rouge sang. Dans le salon que l’on traverse avant l’entrée du restaurant, une phrase gravée dans la pierre me laisse chaque fois songeur : « pends-toi brave Crillon, nous avons combattu à Arques et tu n’y étais pas ». Cette lettre du roi Henri IV au lieutenant colonel général duc de Crillon de 1589 est à double sens et d’une cruauté accrue par l’amitié que l’on ressent. La mettre en évidence n’est pas si flatteur pour Crillon.

Nous sommes accueillis avec des sourires. Ma femme n’aimant pas trop le temps que je passe à étudier les cartes des vins, j’avais choisi avant qu’elle n’arrive un Champagne Salon 1988.

La salle est imposante, richement décorée et le service est imprégné par la solennité du lieu. On sent les réminiscences du passé du chef car les emprunts au style Ducasse sont nombreux. Le Salon 1988 que David Biraud me fait sentir est d’un parfum intense où l’on reconnait le miel et les fruits jaunes.

Les hors d’œuvres sont intitulés « sur l’idée d’un plateau télé… » Et se composent d’une salade de carottes râpées en limonade, d’un gâteau de foie blond selon Lucien Tendret version 2007, d’un cromesquis de brandade de morue, d’une variation croustillante d’un jambon/cornichon et d’un bonbon de beurre de truffe noire à tartiner. C’est joliment préparé, les goûts sont purs sans être agressifs. On sent la dextérité du chef qui s’expose sans ostentation. C’est sur la brandade de morue que le Salon s’excite le plus, lourd champagne vineux évoquant la mirabelle et le miel, avec un soupçon de brioche. Sa longueur est extrême.

David étant un sommelier que j’apprécie particulièrement, nous parlons des infimes différences de température qui changent le goût du champagne. Car la sensibilité du Salon à cette variable est extrême.

C’est amusant comme le subconscient travaille, car je commence à sentir dans le Salon de la truffe blanche alors que mon entrée n’est pas encore servie. Il s’agit de noix de Saint-Jacques  en « casse-croûte », potiron et truffe blanche d’Alba. La sauce est divine, et épouse le Salon. La truffe blanche fait un lien avec le champagne. Les goûts sont délicieux, et si l’on veut entrer dans le détail, on eût pu oublier la fine gaufrette qui fait casse-croûte.

On nous apporte en surprise un homard bleu, pommes de terre au sel fumé et d’autres crispy. Ce plat est divin, la chair du homard extrêmement typée étant accompagnée d’une sauce précise. Cette gastronomie de tradition est vraiment parfaite. Le Salon est à l’aise sur la chair du homard.

J’ai choisi le lièvre de Sologne à la Royale et les pâtes à la châtaigne. C’est un lièvre à la Royale d’un beau classicisme et d’un goût rassurant : on se sent bien. Je constate avec plaisir que le Salon 1988 sait s’adapter à cette forte préparation. Sa flexibilité est définitivement prouvée. C’est un grand 1988, qui s’épanouit encore dans sa maturité.

L’heure est aux mignardises. Ma femme me regarde et me dit : « je ne t’ai jamais vu faire une bouche pareille ». Je suis en effet tétanisé, car au sein de ces petites gâteries, il y a des Chamonix à l’orange amère, sortes de madeleines au sucre glacé en trace et au goût d’orange amère, qui forment avec le Salon qui a perdu un peu de sa bulle et s’est réchauffé dans le verre un accord inimaginable. C’est tellement diabolique que cet accord a déformé mon visage. David en sourit.

Nous avons passé une agréable soirée, dans un lieu prestigieux, avec un service parfait qu’on aimerait bien débrider un peu pour secouer la solennité. Mais est-ce opportun ? David aura été un compagnon de route parfait, le chef a montré la maturité de son talent sur des recettes solides et sereines. Ce fut une soirée harmonieuse.

dîner au Crillon – les photos mardi, 16 décembre 2008

Dans un tel cadre, on ne peut que se sentir bien !

hors d’œuvres « sur l’idée d’un plateau télé… » : salade de carottes râpées en limonade, gâteau de foie blond selon Lucien Tendret version 2007, cromesquis de brandade de morue, variation croustillante d’un jambon/cornichon et bonbon de beurre de truffe noire à tartiner.

noix de Saint-Jacques  en « casse-croûte », potiron et truffe blanche d’Alba

homard bleu, pommes de terre au sel fumé et d’autres crispy

lièvre de Sologne à la Royale et les pâtes à la châtaigne (avant la sauce et après la sauce)

 

dîner avec des vignerons – la 3ème mi-temps, les fonds de bouteilles vendredi, 12 décembre 2008

Ce dîner a une suite, une troisième mi-temps. Ayant l’habitude de faire des dîners de vins chez Laurent, et gardant toutes les bouteilles vides de ces repas, Daniel a rassemblé pour moi les bouteilles. Il restait un peu de vin dans plusieurs magnums, aussi, dans ma cave, 36 heures après l’événement, mon fils et moi avons rendu honneur aux liquides survivants. Les vins sont bus froids, la cave étant un peu en dessous de ses valeurs moyennes. Les vins non cités ont été asséchés au cours du dîner.

Le Corton-Charlemagne 1986 a perdu un peu de sa fraîcheur mais garde cette solidité de structure qu’il avait au dîner. En revanche, l’écart est spectaculaire en faveur du Chevalier-Montrachet 1992 qui semble beaucoup plus épanoui qu’il n’était au dîner. Il est riche goulu, goûtu, tout à fait dans l’image que l’on a de ce vin splendide. C’est un réveil remarquable.

Le Musigny 1985 est dans la ligne de ce qu’il offrait tantôt, avec une amertume bourguignonne maintenue. Le Clos de Tart 1988 a toujours la prédominance de l’alcool sur un message un peu fermé. Le Volnay 1976 n’a plus la fraîcheur qu’il avait au dîner. On sent que le froid l’a inhibé. Il nous reste pour la bonne bouche deux merveilles. Le reste (très peu) du Beaucastel 1970 est glorieux. De plus, on entre dans le sédiment très riche en goût. Ce vin est merveilleux, riche, sensuel et joyeux. Le final en fanfare est avec le Smith Haut-Lafitte 1961 magnifique de richesse et de densité, confirmant la qualité de ce 1961.

Mon fils croquait des chips et je grignotais un sandwich de gare. Nous étions bien loin de l’élégance de la cuisine de Laurent. De plus, les températures de service en cave n’ont rien d’orthodoxe. Mais retenons les points positifs : le Chevalier-Montrachet Leflaive 1992 devenu brillant, le Beaucastel confirmant son assise terrienne d’une belle richesse et le Smith-Haut-Lafitte 1961 au sommet de son art, gardé trente-six heures durant. Aucune vérité scientifique ne sortira de cette expérience sauf la joie avec mon fils d’avoir prolongé le bonheur d’une rencontre magique avec de grands vignerons.

Dîner de vignerons au restaurant Laurent – les vins mercredi, 10 décembre 2008

Les vins sont annoncés avec le nom de celui qui l’a ofert.

Champagne Dom Pérignon rosé en magnum 1978 (Richard Geoffroy)

Champagne Salon 1990 (Didier Depond non présent)

Champagne Krug 1979 (Olivier Krug)

Corton Charlemagne Bonneau du Martray en magnum 1986 (Jean Charles de la Morinière) (j’ai tourné la bouteille pour qu’on voit le "1,5 l")

Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1992 (Anne Claude Leflaive)

Château Smith Haut Lafitte en magnum 1961 (Florence Cathiard) (la bouteille, à l’étiquette illisible, n’a pas été photographiée)

Domaine de Chevalier rouge 1928 (Olivier Bernard)

Volnay Taillepieds Domaine de Montille en magnum 1976 (Etienne de Montille) (pas de photo, bouteille sans étiquette)

Clos de Tart en magnum 1988 (Sylvain Pitiot)

Vosne Romanée Cros Parantoux Domaine Méo Camuzet 1991 (Jean Nicolas Méo)

Musigny Grand Cru Louis Jadot en magnum 1985 (Pierre-Henry Gagey)

Château de Beaucastel Chateauneuf du Pape en magnum 1970 (Jean Pierre Perrin) (pas de photo, bouteille sans étiquette)

(photo prise dans ma cave)

Château Chalon Jean Bourdy 1928 (François Audouze)

Gewurztraminer SGN Jean Hugel 2005 (Jean Hugel non présent)

Pajarette Arneaud 1858 (François Audouze)

dîner de vignerons au restaurant Laurent – photos mercredi, 10 décembre 2008

La couleur du rosé Dom Pérignon 1978 et une huître en gelée divine

Rouelle de pied de porc et pomme de terre truffée et beignets de tartare de saint-pierre

Royale d’oursins dans un cappuccino

Filet épais de turbot au naturel, les bardes enveloppées de laitue de mer et cuites vapeur, hollandaise au vinaigre de riz

Croustilles de ris d’agneau, tapenade de champignons

Poitrine de pigeon rôtie en cocotte, pommes soufflées Laurent

Ravioles d’abattis de pigeon et foie gras de canard dans un consommé truffé

Filet de chevreuil relevé au poivre de Sarawak, betteraves jaunes caramélisées au coing, millefeuille de pomme gaufrette au chou rouge

Comté de 18 mois

Craquelin à la framboise et aux litchis

Palmiers (les plus diaboliques de tout Paris)

La belle brochette de vins, mais il manque le Pajarette 1858 !

Quelle belle table !

108ème dîner de wine-dinners au restaurant La Grande Cascade dimanche, 7 décembre 2008

Le 108ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant La Grande Cascade. Lorsque j’arrive pour ouvrir les bouteilles, il y a encore de nombreuses tables occupées, car nous sommes dimanche et ce restaurant accueille des repas familiaux. Ce soir, le restaurant sera plein.

Pierre, sommelier, a déjà présenté les bouteilles sur une table pour que je puisse faire des photos, ce qui a permis à des clients du restaurant de venir les voir. Au moment où je vais démarrer les ouvertures, un canadien vient me voir et classiquement me demande si des vins anciens peuvent encore être bons. Il montre le Clos-de-Vougeot Leroy 1949 qui m’avait inquiété quand je l’ai pris en cave, ce qui m’avait poussé à ajouter une bouteille et m’affirme : ce vin est mort. Je lui dis : nous verrons, rien n’est moins sûr. Les votes de fin de repas montreront ce qu’il en est de ces affirmations péremptoires.

L’ouverture des vins se passe remarquablement bien et je suis satisfait des odeurs que je sens, celles du Montrachet étant les plus tonitruantes. Je m’attendais à ce que le Clos de Vougeot étale des odeurs giboyeuses de tripes mais il n’en est rien, au contraire. Le parfum est si beau que pour le garder je rebouche la bouteille pour la conserver intacte, mais au bout d’une demi-heure je laisse l’expansion de l’aération faire son œuvre salvatrice.

La table est très cosmopolite, car un allemand a invité autour de lui un ami grec, un ami que je suppose être britannique, un français, un autre allemand et deux couples de russes dont un est venu avec leur fils. La discussion se tient majoritairement en anglais mais aussi parfois en français que les russes comprennent. Certains convives sont férus de vins dont l’un des russes qui est dans le métier du vin et organise de grands dîners avec les plus grands vignerons français.

Le menu composé par Frédéric Robert est : bouillon crémeux de légumes racines et foie gras de canard aux épices thaï / Emincé de noix de coquilles Saint-Jacques, caviar osciètre / Huître d’Utah-Beach juste tiédie, transparence iodée de légumes du moment, réduction de granny-smith et wasabi / Noix de Saint-Jacques en raviole, émulsion au thym-citron / Nage de homard bleu à la réglisse, minestrone de légumes et feuilles de lime  / Pomme de ris de veau cuite lentement, herbes à tortue comme au Moyen-âge / Carré de biche cuit dans la mousse en papillote, toast de moutarde crémone, sauce poivrade / Stilton et brioche toastée miel et raisin / Meringue à la clémentine, biscuit moelleux aux amandes et marrons d’Ardèche.

Nous commençons par un Champagne Bruno Paillard Nec Plus Ultra 1990. Je suis plus qu’agréablement surpris par ce champagne d’une maison que je ne connais qu’à peine. Intense, profond, d’une forte personnalité, ce champagne laisse une trace lourde en bouche. Il ne peut lutter avec la sauce beaucoup trop percutante d’un foie gras délicieux qui eût brillé, seul avec le champagne qui est une belle réussite d’une grande année. Un convive fait remarquer qu’après quelques minutes il ne reste presque plus de bulles, ce qui s’accompagne d’un élargissement des saveurs doucereuses du beau vin.

Il me faut beaucoup de précautions pour faire entrer tous les convives dans le monde des champagnes anciens et je suis heureux de constater que chacun s’y prête de bon cœur. Le Champagne Moët & Chandon Brut Impérial 1953 a une couleur d’un or ambré. La bulle a presque disparu et la première gorgée est un festival de complexité. Le bouquet des saveurs est multicolore. Et la présence en bouche est inextinguible. L’accord avec la coquille et le caviar est complet, l’un et l’autre ajoutant leurs talents. La trace du champagne est impressionnante.

Ce sont maintenant trois vins blancs de trois régions qui vont vivre ensemble avec l’huître et avec la raviole de coquilles. Le Château Haut-Brion blanc 1966 a un or d’une grande fraîcheur. Le goût est raffiné, conforme à l’image de Haut-Brion, l’âge se sentant à peine à côté des deux gamins. Le Château Rayas blanc 1997 paraît simple au premier abord, mais son final en queue de paon est impressionnant. Les saveurs claquent sur la langue comme un coup de fouet. Le vin devient de plus en plus plaisant au fil de son expansion dans le verre.

Le Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1992 est le plus exubérant et le plus complexe. Ce qui me frappe dans ce vin d’une année particulièrement bonne pour les blancs, c’est l’extrême fraîcheur. L’image que je forme est celle de l’eau qui caresse les galets dans un courant à pente douce. On prend conscience des différences énormes qui existent entre les trois vins, et l’on n’éprouve aucune envie de les hiérarchiser tant il est possible d’aimer les trois et la variation des accords que chacun crée. C’est sans doute le Rayas qui est le plus accueillant pour les deux parties du plat, et le Montrachet qui chante le chant le plus pur et imagé.

La couleur du Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1945 lorsqu’il est versé dans le verre est impressionnante. Le rubis de sang pur est d’une race extrême. En bouche le vin est extraordinaire. J’avais aimé le Léoville-Las-Cases 1945 d’il y a quelques jours. Une étape est franchie avec ce vin irréellement bon. La sauce du homard occulte l’accord qui se trouve avec la chair seule du homard. L’accord est suffisamment intéressant pour que les qualités du vin se révèlent. Mon voisin de  gauche qui est professionnel du vin m’avait annoncé à la première gorgée que le Pichon s’éteindrait au bout de dix minutes. Je lui ai dit que non, et plus d’une heure plus tard, je lui ai tendu, avec l’autorisation de son épouse située à ma droite, le verre encore un peu rempli. Il constata que le vin était toujours aussi vivant, d’une plénitude, d’une densité et d’une trame au point plus fin qu’un tapis d’Iran.

Le délicieux ris de veau légèrement caramélisé accueille deux bourgognes. Le Nuits-Saint-Georges les Fleurières Jean-Jacques Confuron vers 1970 va connaître une spectaculaire évolution dans le verre. Il commence par un bourgogne assez amer, viril, légèrement rebutant et se transforme comme par un coup de baguette magique en un vin chatoyant, séducteur, à la rondeur discrète. J’ai écrit « vers » avant l’année car comme souvent hélas, les collerettes des années se décollent, empêchant de connaître le millésime. Au goût, 1970 est plausible. A côté, le Clos de Vougeot Leroy 1949 ne montre aucun des défauts que je pouvais soupçonner avant l’ouverture du fait d’un niveau à cinq centimètres sous le bouchon. Si l’on veut analyser, on trouvera un léger torréfié dans le velours de ce vin, mais toute la table l’adopte. Les deux vins sont extrêmement dissemblables, le Clos de Vougeot exprimant la sérénité d’une excellente année, et le Nuits racontant la séduction perverse du bourgogne sur des fumés et des amertumes.

Une belle expérience va se construire avec deux vins de deux régions sur le carré de biche. Le Chambertin Grand Cru Pierre Damoy 1961 frappe par sa perfection facile. Velouté, équilibré, d’une séduction tranquille il touche toute la table, conquise. Chacun ne cesse de chanter ses louanges, on le verra aux votes. Chacun regrette aussi que l’on fasse apparaître en second le Chateauneuf-du-Pape Paul Etienne 1955. Car ce vin est d’un charme et d’un équilibre rassurant. Il est rond, l’alcool est assez apparent, et il a la lisibilité agréable des Chateauneuf. Mais le chambertin est trop parfait pour laisser le 1955 jouer le premier rôle. Il eût fallu isoler le Chateauneuf pour qu’il puisse briller. La chair de la biche est délicieuse, mais la sauce l’oblitère un peu.

Le Château d’Yquem 1988 est conforme à sa réputation d’excellence, parenthèse de jeunesse folle dans ce dîner. Riche en bouche, il excelle sur l’un des meilleurs stiltons que je n’aie jamais mangé.

Contrairement à la persuasion convaincante que j’avais eue pour que l’on comprît le Moët 1953, je n’arriverai pas à convaincre mes compagnons de table sur l’excellence absolue du Château Suduiraut 1928. Ce sauternes a un équilibre, une rondeur et un charme auxquels je succombe. Le sucre un peu consommé, les tendances de thé délicat font de ce vin un conte magique. Mais ces saveurs sont tellement inconnues pour mes convives, car il n’existe aucune repère actuel sur lequel se reposer, qu’aucun d’entre eux ne vivra la vibration qui m’excite. Ce n’est pas le plus grand Suduiraut 1928 que j’aie bu, car j’en ai rencontrés au botrytis plus affirmé. Mais c’est un immense vin comme le montrera mon vote. Le dessert est trop multiforme, même si les saveurs prises une à une, sauf la meringue, répondent au liquoreux.

Les votes sont intéressants. Nous sommes onze à voter pour douze vins. Et chacun des douze vins va figurer au moins une fois dans le quarté des convives. On peut comprendre ma fierté. Le Chambertin Grand Cru Pierre Damoy 1961 accapare les votes puisqu’il est six fois premier, suivi du Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1945 qui a trois votes de premier, le Château d’Yquem 1988 et le Chateauneuf-du-Pape Paul Etienne 1955 recueillant chacun un vote de premier.

Le vote du consensus serait : 1 – Chambertin Grand Cru Pierre Damoy 1961, 2 – Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1945, 3 – Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1992, 4 – Chateauneuf-du-Pape Paul Etienne 1955.

Mon vote est : 1 – Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1945, 2 – Château Suduiraut 1928, 3 – Chambertin Grand Cru Pierre Damoy 1961, 4 – Montrachet Marquis de Laguiche Joseph Drouhin 1992.

Ce qui est étonnant, c’est que mon deuxième chouchou, le Suduiraut, n’a recueilli qu’un vote, le mien.

Il est à noter que ma voisine n’a pas bu tout le contenu de ses verres. Plusieurs ruses de sioux pour faire une OPA sur ses fonds de verre se sont révélées infructueuses. Quel est le seul vin que j’ai bu lorsque tout le monde est parti ? Le champagne Moët 1953 au goût miraculeux et à la trace en bouche indélébile.

J’avais mis au point le menu avec Frédéric Robert en qui j’ai une grande confiance. L’image qui vient est celle d’une boîte de nuit. Dans une boîte de nuit, la sono est acceptée par les jeunes, alors que les adultes plus âgés ont du mal à supporter les décibels. Dans ce repas, les sauces extrêmement expressives et délicieuses sont mieux acceptées par des vins jeunes qu’elles ne le sont par des vins plus âgés. C’est un tout petit réglage à faire, car la cohérence des recettes était là. Il suffit de baisser le son des sauces, et la musique mélodieuse des accords nous ravira.

Les jugements des convives sur la qualité de la cuisine furent unanimes. Les vins, dans leur état de présentation, très déterminé par l’ouverture épanouissante, ont été chaleureusement applaudis. Ajoutons à cela un service de grande qualité et tout a contribué à faire de ce dîner cosmopolite un dîner mémorable dont les suites, j’en suis sûr, seront nombreuses.