Archives de catégorie : dîners ou repas privés

Dîner de folie au George V avec des impériales 2 dimanche, 15 juin 2003

Les convives arrivent et sont accueillis par un Mathusalem de Pommery 1988. Belle couleur dorée, et un nez ensorcelant. On passerait son temps à seulement le sentir, tant cette odeur est délicieuse. Belle attaque vineuse avec un petit goût de fumé délicat. Ce champagne est grandiose et le format l’améliore en lui donnant une ampleur rare. Des variations de préparations d’huîtres et d’autres petites saveurs sur cuiller forment des accords subtils.

On passe à table. Sur le volatile admirablement préparé, le Meyney 1967 en double magnum s’accorde parfaitement. Le vin est en pleine forme, sans trace d’âge, il tiendra une place plutôt étonnante et flatteuse auprès des grandes vedettes qui suivent. En revenant au nez sur ce verre, on voit que le Meyney a une plénitude qui mérite le respect. Il y a deux classes de convives : ceux qui sont nés à Bordeaux (ou la région) et les autres. Les bordelais savent manger avec les doigts et croquer les os. Leurs assiettes se vident entièrement. Les autres plus timorés mangent avec couteau et fourchette et s’en tiennent à la seule esquisse de l’oiseau.

Le homard fut sans doute le plat le plus excitant de la soirée. Au lieu d’un seul vin, puisqu’il avait fallu placer le Meyney ouvert hier, on poursuivit le repas sur les quatre rouges en impériale servis simultanément, ce qui permit de vérifier les différentes qualités de ces quatre vins de rêve. Le Margaux était sans doute un peu plus adapté à la subtilité de ce plat, mais le Lafite 1990 lui allait aussi très bien. Le ris de veau est brillant, et fut admiré par nombre de convives. Avec lui chaque vin brille, et on peut passer de l’un à l’autre sans risque, tant le ris de veau est un passeport commun. Les préférences des convives sont allées assez naturellement vers Margaux 1985 et Lafite 1990, charme de l’un et perfection de l’autre, mais le sauvage Mouton 1995 et le prometteur Lafite 1985 furent aimés. La promesse du Lafite 85 se concrétisa le lendemain en une maturité gustative rare.

Lorsque l’impériale d’Yquem 1983 apparut, si magnifiquement dorée, chaque convive applaudit. On l’ouvre, pour qu’il accompagne une volaille de Bresse et son chutney d’agrume. On quittait le domaine des rouges pour un essai que l’Yquem mérite. Mais il était très net que c’est la volaille qui se mariait le mieux avec Yquem, car le chutney très puissant écrase l’Yquem dans des tonalités identiques mais forcées. Si le format de l’impériale a embelli les rouges, la différence est encore plus sensible avec l’Yquem, qui fut le plus brillant de tous les 1983 possibles ou imaginables. Il avait gagné la sagesse de l’équilibre de tous les talents d’Yquem. Une longueur infinie, sur une rondeur jouissant d’une plénitude absolue. L’Yquem a suivi aussi bien le Stilton qu’un délicieux dessert à l’ananas confit sur lequel j’avais craqué lors d’un récent cocktail préparé par Philippe Legendre, et que je voulais voir sur Yquem. Accord excitant.

Un cognac Otard bien ancien #1950 finissait le voyage des goûts sauf pour ceux qui voulaient rester sur la mémoire d’Yquem. On se quitta fort tard, ravis de la conjonction de plusieurs perfections : le lieu de grande classe, la cuisine inspirée de Philippe Legendre, le talent d’Eric Beaumard, l’implication d’une équipe à l’efficacité parfaite sur tout le parcours, et des flacons rarissimes d’une qualité étourdissante. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les Meyney ouverts avaient pris la place d’autres vins. J’envisageais mal de jeter plusieurs litres de ces si grands crus. Il me fallut appeler le lendemain au téléphone quelques convives pour que tous les vins soient finis. Ils étaient tout aussi brillants après autant de temps d’ouverture, comme si le format les solidifiait.

Ce dîner de 60 convives fut l’occasion d’ouvrir des vins extrêmes, profitant particulièrement de la taille des impériales, et un mythique Yquem 1983 grandiose. Un événement rare.

 

 

Dîner de folie au George V avec des impériales 1 dimanche, 15 juin 2003

J’arrive donc le midi à ce restaurant si accueillant et agréable avec l’intention de ne boire que de l’eau.

Je choisis des plats aux saveurs plus osées, plus faciles avec de l’eau : un blanc manger à la sole et aux amandes avec du caviar Osciètre, avec un avocat mariné à l’huile de noix. Mais voilà qu’Eric Beaumard dépose sur ma table un large verre de Meursault 2001 de Boillot. Assez sec mais très caractéristique, plutôt simple lorsqu’on le boit seul, puis merveilleusement vivant avec le plat délicieux, petit chef d’oeuvre de précision. On est dans du grand Legendre avec le choix créatif d’Eric. J’avais choisi pour suivre un lard fermier de Franche Comté aux épices et supions. Et tout à coup Eric me fait déposer quatre verres de vin rouge, un de chaque impériale prévue pour ce soir. Quelle charmante idée. Imaginez la sensation qui était la mienne. Je goûtais un plat délicieux, fait par un chef prestigieux (ce plat est une petite merveille de goût franc, paysan, subtilement traité). J’avais devant moi les verres de quatre vins de rêve : Mouton 1995, Margaux 1985, Lafite 1985 et Lafite 1990. Mettre côte à côte ces vins est déjà quasi irréel. En plus ces vins provenaient de quatre impériales (l’impériale fait 6 litres, soit 8 bouteilles), et ces impériales étaient les miennes. Il y a dans cette situation une jouissance que l’on comprendra aisément. On se sent sur l’Everest de la gastronomie et de l’oenologie. J’ai « pianoté », testant chaque vin en fonction de ce que j’imaginais du futur menu, tout en profitant des accords immédiats qui se créaient sur le lard extraordinairement délicieux. Voici le fruit de mes constatations dans des verres Spiegelau du plus bel effet olfactif.

A la première odeur, le Mouton est tannique, envahissant, un puissant gamin. Le Margaux est séducteur, éthéré, encore fragile. Le Lafite 85 a un nez extraordinairement structuré, et le Lafite 90 représente l’odeur idéale d’un grand vin de charme et de perfection. A la première attaque en bouche, à une excellente température, le Mouton est extrêmement jeune, juteux. Le Margaux est un peu faible au milieu de ces monstres de puissance, le Lafite 85 promet mais ne s’affirme pas encore, alors que le Lafite 90 est absolument parfait. Mais les choses changent quand le vin s’aère. Le Mouton est de plus en plus plaisant dans son rôle de jeune premier, le Margaux devient de plus en plus séducteur, montrant un charme extrême, le Lafite 85 reste un peu en dedans, même s’il est excellent, car il est à la croisée des chemins de sa maturité et le Lafite 1990 donne une image d’absolue perfection, la définition du vin idéal dont tous les aspects sont équilibrés avec la justesse qui convient. Les vins ont ainsi changé d’aspect tout au long de mon pianotage. L’air conditionné assez puissant a fait évoluer les odeurs vers plus d’alcool. J’ai vérifié au moins par la pensée que les choix de plats étaient bons, et il était assez évident que chaque vin trouverait ses champions parmi les invités. Il y avait de quoi satisfaire les goûts différents de tous les convives car, ainsi que je le remarque à chaque repas, les classements identiques sont rarissimes.

L’après-midi fut consacré à la préparation du dîner. J’ai pu vérifier l’engagement, l’enthousiasme et l’ingéniosité souriante des équipes du George V. Remarquable. Imaginez quatre personnes qui lavent et essuient les 600 verres Spiegelau du repas, les sommeliers qui préparent la mise en carafe, qui répètent avec moi l’ordre des verres, l’ordre des services. La confection des plans de table qui fait appel à des équipes de gestion elles aussi motivées. Tout le monde est attentif. Un maître d’hôtel voyant l’effet de ces préparatifs sur ma fatigue a trouvé une chambre dans l’hôtel pour que je me repose et prenne une douche. Quelle aimable implication qui se vérifiera par un service parfait, attentif au moindre désir.

 

 

Préparation d’un dîner au George V jeudi, 12 juin 2003

J’envisageais de faire un dîner différent de ceux développés par wine-dinners, pour un plus grand nombre de personnes que je voulais honorer. Le George V ayant une belle capacité d’accueil, avec un service irréprochable, Philippe Legendre ayant réussi tous les dîners que nous avons élaborés ensemble avec Eric Beaumard, le choix se porta naturellement sur ce bel endroit.

Quand nous avons réfléchi à l’événement que nous créerions, Philippe me dit : je pourrais vous préparer de ces volatiles que l’on mange avec les doigts en croquant les os, mais ne soyez pas plus de soixante. Ce chiffre me convenait bien, et conduisait immédiatement à l’idée générale du dîner : n’ouvrir que des impériales et uniquement de premiers grands crus classés. L’idée avait pris consistance. Philippe Legendre et Eric Beaumard pouvaient élaborer un repas de rêve. Bien sûr, comme avec Alain Senderens j’ai changé les vins une ou deux fois, ce qui est normalement assez surprenant, car il est difficile de se tromper sur des impériales, mais j’ai quand même réussi à le faire.

Je livre les vins quelques jours avant, avec d’infinies précautions tant les flacons sont rares, et j’ajoute quatre doubles magnums de Château Meyney 1967, pour le cas où il y aurait un problème sur un flacon, ou une soif mal estimée. Pour que l’événement soit une réussite, je prévois d’affecter l’après-midi aux derniers préparatifs, et je réserve une table au Cinq pour le midi du fameux dîner. Eric Beaumard est un être exquis, mais tant sollicité et aimant tant faire plaisir à tous qu’on traite un sujet avec lui en s’y reprenant à plusieurs fois. Il est tellement enthousiaste qu’on se laisse gagner par ses élans, ce qui passe très bien. J’avais prévu que l’on ouvre les impériales la veille en cave, mais, faute d’instruction, les sommeliers ont ouvert trois des quatre doubles magnums de Meyney prévus seulement par sécurité. Je ne l’ai appris que le soir même. On en verra les conséquences, forçats que nous fumes, devant finir les fonds d’impériales.

 

 

Déjeuner chez Lavinia mercredi, 11 juin 2003

Déjeuner chez Lavinia, ce grand magasin du vin où l’on trouve de tout et où j’ai l’impression d’être riche, tant les prix explosent par rapport à mes prix d’achat. Belle surprise, la cuisine existe. C’est plus qu’honnête et mérite un encouragement.

Je suis invité, et l’on commence par un vin du stock du lieu : Puligny Montrachet les Folatières 1998 Domaine d’Auvenay mise en bouteille par Lalou Bize-Leroy. Disons le tout de suite, ce Puligny est un des plus grands que j’aie jamais goûté. On est au niveau d’un Bâtard, excusez du peu. C’est beau comme un Chevalier Montrachet. Ce vin me fait penser à un concours de tee-shirts mouillés (j’imagine, bien sûr). On sent que tout ce qu’il y a sous cette robe dorée ne demande qu’à exploser. J’aime particulièrement ce fumé métallique qui vient balancer la générosité spontanée et permet ainsi un goût énigmatique du plus beau raffinement. Le vin apporté par mon hôte est un Grands Echézeaux Grand Cru Remoissenet Père & Fils 1949. Je me retrouve sur mes terres d’élection. Le nez est discret au premier contact mais va s’affirmant. En bouche, cette spontanéité rassurante et complice, la quiétude qu’offre une pâte de fruit, et puis des longueurs qui se dessinent progressivement. Du beau travail de bourguignon. Le dessert au chocolat accueille un Nostalgia d’Arenberg rare Tawny Mc Laren Vale. Des saveurs complexes mêlant le Porto, le Muscat, la Malvoisie, et on lit sur l’étiquette que ce vin australien est un travail de potard : il y a de tout. Même si c’est facile à faire si on n’a aucune contrainte de cépage ou de mélange, il faut reconnaître que ça existe. Et c’est bon, sorte de Muscat trempé dans du thé. Belle brochette de vins fort intéressants, et l’agréable découverte d’un restaurant sensible, ce qui est bien. Peu de temps après je partais vers la région de Bordeaux écrasée de chaleur. Tout dans la gare Montparnasse évoque la laideur extrême. Cette architecture contribue à l’abaissement de l’âme là où les cathédrales montrent une foi en l’être humain embelli par sa piété.

 

 

Dîner à la maison mardi, 10 juin 2003

Un Vosne Romanée Méo Camuzet 1996 choisi en cave pour montrer à des visiteurs de passage que des vins d’un certain niveau ont des choses à raconter. Il s’ouvre lentement, montrant beau fruit et légère amertume. Belle structure de vin qui aurait aimé un plat car trop brutal en pré apéritif.

L’apéritif véritable se prend dans mon restaurant secret, dont je vais bien finir par révéler le nom. Krug Grande Cuvée est la définition du champagne de race, bien vineux et expressif.

Le Corton Charlemagne Grand Cru Bonneau du Martray 1993 qui le suit a un délicieux nez parfumé, et une forte densité en bouche. Vin de présence et de belle rondeur. Un grand blanc de plaisir juteux. Je vais faire un compliment sur le Beaucastel 1990 : c’est un vin qui a un tel potentiel de bonheur qu’il ne faudrait jamais le commander en début de repas. C’est un vin à faire ouvrir quatre heures avant pour que l’oxygénation permette de révéler ses immenses qualités. Massif, imposant, imprégnant, il s’installe délicieusement en bouche. Un grand vin comme nous l’avons bu, mais qui aurait été si grand avec quelques heures de respiration de plus.

A déjeuner, nouvel essai de Lynch Bages 1989 décidément bien séduisant, travail très subtil, un grand vin qui peut séduire un palais exigeant, et qui trouve aujourd’hui une jolie maturité.

 

 

Dîner au restaurant la Pibale à Saint-Maurice et autres mercredi, 4 juin 2003

Dîner au restaurant la Pibale à Saint-Maurice, dans un environnement urbain moderne, propre, et qui donne envie de flâner, quand le soir est accueillant en ce printemps qui ressemble à l’été. La terrasse est sur le trottoir et comme il y a quarante ans peut-être, les voitures se montrent avant de se garer, extériorisation impossible aujourd’hui à Paris, alors que lorsque j’étais jeune, on aimait montrer son Austin Healey, sa MG ou sa Triumph au vroum vroum très « nouvelle vague ».

Le lieu est tenu par un homme enjoué, Jean-Charles Diehl qui traite les produits basques de bien élégante façon. C’est un restaurant modeste, sans le moindre chichi, qui ne manque pas d’intérêt. Son foie gras a une âme. Goûté avec un vin espagnol blanc Cuvée Esméralda de chez Torrès, on a les papilles qui s’amusent, car ce vin blanc ordinaire mais fruité et qui passe bien dans le gosier ondoie avec ce foie goûteux. Le canard qui suit mérite le respect, car l’ « hombre » qui torée avec les épices a su gérer les cuissons et l’apparition des épices en un feu d’artifice réglé comme du Ruggieri. C’est si élégant qu’un simple Gaillac Château Lastours 1999 se pousse du col pour paraître même élégant. Voilà un restaurant qui mérite d’être encouragé, tant on sent l’effort de bien utiliser le talent naturel d’un chef au savoir certain. Il lui faudrait peut-être une carte des vins pour exciter encore plus l’intérêt.

A l’occasion d’un dîner impromptu j’ouvre Mouton-Rothschild 1989. Un nez extrêmement intéressant dévoilant la riche structure de ce chef d’œuvre. En bouche une agréable incertitude : est-il jeune, est-il mûr ? Il a un peu des deux, et une longueur brillante. Moins émouvant que le 1990, mais un grand vin qui va s’enrichir avec le temps. On vérifie ensuite que le Tokaji Escenzia Aszu 1988 est délicieusement expressif de raisins secs caramélisés, brillant sur des mangues poêlées au poivre, et que Laberdolive 1946 est un Bas Armagnac de grande classe.

Paris est un petit village où il y a toujours quelqu’un pour vous proposer de partager un Branaire 1947.

 

 

Dîner impromptu chez Laurent dimanche, 1 juin 2003

Je quitte le lieu et célibataire d’un soir, je m’apprête à dîner chez Laurent. Au moment où j’arrive deux hommes descendent d’une voiture neuve dont je viens d’acheter un modèle. J’échange deux phrases car j’avais un prétexte et l’un d’eux me dit : « vous n’allez quand même pas dîner seul ! ». Je réponds: « chiche ». Comme avec mon taxi New-yorkais (voir bulletin n° 72) il semble que j’ai l’allure de quelqu’un que l’on veut prendre en charge. Me voilà parti pour les suivre.

On ne me laisse pas choisir les vins et tant mieux, car on joue très fort sur un Chevalier Montrachet 1997 Michel Niellon qui accompagne un crabe délicieusement crémeux. Le nez du vin est absolument remarquable. Une distinction rare, avec cette rondeur, cette acidité, cette invasion enivrante d’une puissance extrême. Ce qui fait qu’au premier contact, le goût déçoit un peu, tant le nez était grand. Mais le crabe le réveille, et c’est un grand vin qui chatouille les papilles agréablement. Une petite amertume raccourcit le vin, mais l’impression reste grande. Le Château Branaire 1947 qui suit a un bouchon magnifique, signe d’un stockage irréprochable. Du fait de l’ouverture tardive, il y a une acidité qui ne demande qu’un peu de temps pour disparaître. Le nez est un peu austère, mais, par une de ces magies culinaires rares, lorsque l’assiette du flanchet de veau est posée, veau cuit pendant 12 heures, le nez du vin devient un miracle : l’odeur de l’assiette et l’odeur du vin se confondent, comme si chacun était fait de l’autre. Instant magique où l’on pense aux Correspondances de Charles Baudelaire, quand comme ici « les parfums les couleurs et les sons se répondent ». Le vin qui n’a pas encore eu le temps de respirer porte encore les traces de son acidité. Mais en fin de bouteille, quand on mâche la lie, on a la pureté de ce grand 1947. Le dessert se tient sur un Cazes Rivesaltes 1986 dont j’ai influencé le choix. Etranges saveurs de bois exotiques d’un vin prêt à accueillir les accords les plus brutaux sur les desserts, dans mon cas une rhubarbe fort verte.

Il est ainsi montré que des hommes sérieux et responsables peuvent se conduire en gamins, car ce fut gaminerie que de me proposer ce dîner, folie que de m’inviter, et enfantillage de ma part que d’accepter. Sans cet esprit ludique commun je n’aurais pas rencontré de charmantes personnes et partagé ce Branaire 1947. En sortant de table, je salue un grand chef, un grand sommelier et des personnalités du vin qui tenaient conclave après l’inauguration qu’ils venaient de faire du site de Lenôtre. Heureusement ils n’avaient pas lu ma critique sur la prestation de la veille.

 

 

Dîner au restaurant Pic à Valence mardi, 27 mai 2003

Halte non programmée chez Anne-Sophie Pic. Je dis Anne-Sophie, car même si la maison porte le nom de la famille, sans mettre en avant une génération particulière, je trouve un accomplissement qui mériterait de personnaliser le nom. C’est évidemment un compliment.

Je retrouve Anne Sophie que j’avais croisée récemment quand je déjeunais chez Hélène Darroze – elles étaient trois à représenter la cuisine féminine pour Paris-Match – et je lui demande de confectionner le menu pour moi. Je retrouve aussi Denis Bertrand avec plaisir : c’est le Hagège du vin de Rhône. Hagège est ce philologue qui parle près de 200 langues. Denis Bertrand parle tous les dialectes des grappes du Rhône. Tout dans cette maison respire l’accueil. On se sent bien. La cuisine a une maturité qui met Anne-Sophie dans le clan des grands. Dans peu d’années, attendons nous à quelques miracles. Essai d’un Côtes du Rhone Villages Domaine Chaume Arnaud 2002 de Vinsobres (quel nom de village !) qui sent le pétale de rose, et joue de gaieté avec le concombre, discret compagnon d’un crabe. Bel accord, et belle trouvaille d’un sommelier expert. Le thon est une petite merveille, qu’un sorbet à la roquette agresse de façon étonnante. Le turbot nage avec un Ermitage « de l’orée » Chapoutier 1991 qui a des arômes fumés, des esquisses de Xérès. C’est avec le lard, si bien traité puisqu’il ne brutalise pas le turbot que l’Ermitage trouve sa plus belle longueur. Une mangue délicate confirme s’il en était besoin le talent héréditaire de ce grand chef. Tout parisien qui descend dans le Sud et ne s’arrête pas chez Pic perd une année de paradis.

 

 

Dîner d’amis au restaurant Dauphin dimanche, 25 mai 2003

Un ami a l’habitude de faire des dîners mensuels de dégustation de vins. L’esprit est généralement pédagogique. On parcourt une région et ce brillant orateur replace chaque région dans son environnement, dans l’usage des cépages, et chacun comprend mieux les choix historiques qui ont été faits. Le budget faible qui est requis impose de rester sur le seuil des vins de la région, sans entrer dans la nef inaccessible de ses plus belles réalisations.

Je participe de temps en temps car les convives sont charmants et l’hôte particulièrement compétent. Sortant pour une fois de ses sentiers, il m’annonce une dégustation où il y aurait de grands Bourgognes de 1947, 1945, 1937 et 1934. Il me demande de venir aider à présenter ces vins. Immédiatement je prends peur, car cet exercice peut être contre productif, si on présente des vins à une trop vaste assemblée sans les avoir bien préparés. Au lieu de faire adhérer les convives à la vertu des vins anciens, on risque de les rebuter. Mon ami me demanda de contribuer à l’apport de vieux vins blancs, ce que je fis.

Lorsque j’arrivai au restaurant, anxieux de cette dangereuse expérience, je faillis trépasser. Les bouteilles de rouge étaient de niveaux plus que vidange, et le débouchage tenait de la boucherie : des bouchons flottaient en surface, des lambeaux collaient aux parois. On avait l’impression d’un champ de bataille où des guerriers blessés sans béquilles titubaient sur leurs moignons. Vision d’horreur. Des serveurs impubères avaient massacré les bouchons de mes blancs. Cela promettait de rendre difficile l’exercice consistant à convaincre que les vins anciens sont bons. Fort heureusement le généreux donateur de ces 26 antiquités a eu la gentillesse de préciser qu’ayant hérité d’une cave, ces bouteilles étaient celles qui avaient été refusées par l’expert chargé de les vendre. Le fait de les partager promettait une expérience sympathique. La clarification du contexte aidait beaucoup. Mon ami m’avait demandé de classer les bouteilles en ordre de valeur. Je l’ai fait tout en sachant que le classement à une heure donnée ne serait pas le même au moment du service. Mais ce n’était pas grave.

On commença par Bollinger Grande Année 1995, bon champagne que je trouvai particulièrement vert, contrairement au jugement de mon ami. Des Côtes du Jura 1964 et 1966 en surprirent plus d’un. Quels vins agréables et comme j’aime la brutalité de ces cépages. Le 1964 était délicieux et très alcoolique comparativement au 1966 plus léger. Une crème à l’asperge qui était prévue pour les Bourgognes blancs faisait chanter le Côtes du Jura 1964. Les Chassagne-Montrachet 1983 Gabriel Jouard que j’avais apportés étaient tous trois très différents, au nez assez discret, certains avec une belle rondeur, mais tous d’une longueur extrême. Commentaires très disparates de ces amateurs attentifs sur les vertus de ces Chassagne de 20 ans. Il est intéressant de constater que le silence se fit quand on servit mon Meursault Debaix 1963. Deux bouteilles splendides d’égale qualité. Une intensité, une typicité de Meursault, un envahissement de la bouche par des saveurs si multiples. Chacun commençait à comprendre qu’il existe dans les vins anciens des saveurs qu’on ne peut pas trouver dans les vins actuels. J’ai fait partager à quelques voisins l’envie d’essayer le Meursault sur un lapin prévu pour les rouges. Le Meursault devenait gigantesque.

Arrive alors la dégustation des 26 bouteilles si fatiguées. Il est à noter que pratiquement toutes les odeurs désagréables avaient disparu, alors que plus de la moitié étaient encore terreuses ou putrides quand je suis arrivé. De grandes inégalités dans les vins. Un bon tiers était complètement imbuvable, un autre tiers rappelait qu’il y avait eu du vin un jour dans la bouteille, et dans le meilleur tiers des vins buvables et de véritables splendeurs. Il y a au moins cinq vins que j’ai trouvés envoûtants de plaisir, dont deux, ceux que j’avais prédits avant même de voir les bouteilles, à un niveau de réelle perfection : deux Richebourg 1934 Charles Noëllat blessés mais indestructibles qui ont confirmé la solidité extrême du Richebourg d’un bon producteur. Les autres vins, généralement de Charles Noëllat étaient des Vosne Romanée 1947, des Clos de Vougeot, des Nuits Saint-Georges 1945 ou 1947. Parfois quelques belles convalescences des 1947, un Richebourg 1937, bien que plus faible que les 1934 était encore vivant. J’avais suffisamment prévenu l’assemblée pour que l’essai soit vécu positivement, alors qu’en d’autres circonstances, une telle profusion de bouteilles mortes eut entraîné un compréhensible rejet. Tout le monde a bien compris l’origine de ces bouteilles, et a donc accepté de ne retenir que le positif. Et il y en eut.

Nous avons fini sur des Vosne Romanée 1997 d’un producteur que je n’ai pas noté, sans véritable intérêt.

Que retenir de cet essai ? D’abord que c’était jouer avec le feu. On aurait pu entraîner un refus là où l’on voulait séduire. Ensuite que l’idée de l’ami donateur était bien sympathique, de faire partager ces flacons. On en conclut que sur ce lot qui ne trouverait pas preneur, il restait si on avait comme ce soir l’envie de chercher quelques bouteilles donnant de grands frissons et de grandes émotions, et suggérant comme il convient que certains vins anciens peuvent être immenses, et surtout, et c’est là la leçon, inapprochables par aucun goût moderne. J’ai préféré ce soir les Meursault impeccables qui offraient les meilleures sensations de la soirée, même si des indestructibles Richebourg1934 brillaient de mille feux. Et petite mention pour ces Côtes du Jura si énigmatiques mais plaisants quand on les a adoptés.

L’amitié a fait le reste, chacun gardant le positif, et passant les bouteilles mortes par profits et pertes, puisque cela n’avait pas d’importance. Voilà ce groupe de jeunes amateurs qui entre dans mon domaine d’affection. Tant mieux, même si j’ai eu très peur.