Un jeune ami, grand dégustateur et normalien a obtenu un poste très important dans l’administration. Je lui avais dit que s’il l’obtenait, j’ouvrirais pour lui un grand vin.
Nous déjeunerons dans ma cave. Je cherche dans ma cave et je vois une bouteille qui conviendrait car c’est probablement mon vin « fétiche ».
Le Nuits-Saint-Georges Les Cailles 1915 est un vin que j’ai bu 14 fois dont 9 fois dans des dîners. Dans les neuf diners, le vote du consensus a été : 3 fois premier, 4 fois second et seulement 2 fois non classé dans les 5 premiers. Quant à mes votes, j’ai nommé ce vin 4 fois premier, 2 fois deuxième, 2 fois troisième, et une seule fois non classé dans les cinq premiers. C’est donc un vin en qui j’ai une confiance absolue.
Comme il s’agit d’un vin cher à mon cœur, j’ai invité aussi un ami qui est le plus fidèle actuel de mes dîners.
Il se trouve que souvent lorsque je reçois des amis dans ma cave, j’ouvre des liquoreux, mais tous ne sont pas finis sur le moment et je les garde. L’idée d’en ajouter à ce repas me paraît appropriée.
A côté de ce vin je choisis un vin blanc de bel aspect, de bon niveau et de belle couleur mais que je ne peux situer. La capsule indique nettement J. Faiveley et l’étiquette est quasiment illisible. J’ajoute une Veuve Clicquot 1904 qui a perdu deux tiers de son volume, un Bâtard Montrachet Bouchard Aîné 1955 de niveau bas et de couleur peu sympathique. J’aligne donc 15 bouteilles, espérant qu’il y ait suffisamment de belles choses pour trois personnes.
Mes amis arrivent. Tous les trois nous avons des emplettes : rillettes, jambons divers, pâtés de poissons divers, fromages et autres mets. Nous ne mourrons pas de faim.
Le Champagne Veuve Clicquot Ponsardin 1904 a une couleur acceptable qui va foncer de plus en plus puisque les sédiments en suspension sont plus denses dans le bas de la bouteille. Quelle surprise ! Ce champagne est non seulement buvable, mais il est expressif et intense. Avec la rillette, c’est un régal.
J’avais déjà remarqué que les champagnes qui perdent du volume sont moins affectés que les vins non pétillants. Nous en avons la preuve avec ce beau 1904.
Le Bâtard-Montrachet Bouchard Aîné et Fils 1955 a une vilaine couleur et un goût déstructuré. Inutile d’insister.
J’avais bon espoir pour le Vin blanc inconnu Faiveley qui pourrait être un Meursault de belle couleur et de beau niveau. L’attaque est très plaisante et on se prépare à l’aimer, mais le finale est trop imprécis. Nous n’allons pas insister.
J’ouvre un Champagne Salon 1999 qui fait un beau pschitt. J’aime ce champagne très minéral, solide, puissant qui nous permet de profiter des jambons espagnols, des crèmes à base de poissons et d’autres finesses marines.
C’est maintenant le moment de l’entrée en piste du Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin P&F 1915. J’étais venu ce matin à 8 heures pour l’ouvrir et son parfum méritait du temps pour s’épanouir. Et là, c’est le grand choc. Ce vin est d’une pureté d’une précision, d’une richesse, qui en font un vin que j’adore, que je vénère. Quelle beauté, quel fruit expressif. C’est incroyable qu’un vin de cent dix ans soit aussi parfait. Je sens que mes amis sont aussi émus que je le suis. Ce vin est un miracle et il est éternel, car j’ai l’impression qu’il est meilleur que les quatorze précédents.
Nous allons boire maintenant les vins doux et liquoreux qui sont de très bas niveaux, restes d’agapes antérieures. En premier un Monbazillac années 40 avec une étiquette générique qui n’indique aucun domaine. Je suis surpris qu’il soit si bon et si riche. J’avais acheté du Stilton et du Shropshire. Les deux se marient au vin avec un avantage pour le Shropshire.
Le Château Rayne-Vigneau est probablement un 1923 que j’avais ouvert plusieurs mois auparavant. Quelle surprise ! Car je pensais que le Monbazillac jouait dans la cour des grands, mais en fait le Rayne Vigneau le transcende. Quelle complexité. Il s’accorde mieux au Stilton.
Nous buvons maintenant deux Vins de Chypre. J’en ai de deux millésimes, 1869 et 1870. Le fait qu’ils soient si différents indique donc que les deux années sont représentées. L’un est doux, l’autre est brutal, intense et percutant. Je préfère le plus pointu des deux, qui est immense avec le stilton.
Une bouteille très ancienne, peut-être du 18ème siècle offre un vin qui est assez neutre. Il est bon, mais pas excitant.
En revanche, le Malaga 1872 est une merveille absolu. J’ai l’impression de goûter le côté blanc de la peau d’un citron. Le vin est vif, percutant, d’une complexité qui m’émeut. Quel moment ! Avec un fondant au chocolat Baulois, une perfection.
Le Sherry du Cap 1862 a perdu un peu de son énergie, mais il est très grand, original et complexe.
Le Cognac Navarre 1925 que j’avais servi au 300ème dîner mais qui avait déjà été ouvert avant est d’une puissance extrême. Je suis impressionné par sa précision préservée.
Le Rhum Nady probablement années 20 ou 30 n’a plus de personnalité excitante.
En revanche le Black Head RUM Cazanove probablement années 1890 a gardé toute sa puissance. C’est un grand rhum totalement plaisant.
Que dire de cette folie ? Elle démontre que les vins liquoreux anciens offrent de grands plaisirs même plusieurs mois après leur ouverture, elle montre que les champagnes de bas niveaux méritent qu’on les déguste et elle montre que le Nuits Cailles 1915 est pour moi, toutes proportions gardées, comme la Venus de Milo ou la Victoire de Samothrace, un marqueur de la perfection.
Mon classement a été : 1 – Nuits-Saint-Georges Les Cailles Morin P&F 1915 pour sa perfection éternelle, 2 – le Malaga 1872 pour sa fraîcheur, sa jeunesse et l’émotion qu’il offre et 3 – Champagne Veuve Clicquot Ponsardin 1904 étonnant champagne au plaisir certain.
Il faut donner à chaque vin l’opportunité de nous éblouir.