Archives de catégorie : vins et vignerons

jury de grands champagnes jeudi, 4 novembre 2004

Un ami professionnel du vin me parle d’une dégustation, un jury de grands champagnes qu’il a la charge de conduire pour une grande revue mensuelle. Exercice officiel où il s’agit de désigner les plus belles réussites champenoises des millésimes 1995 et 1996. Je ne sais comment cela vient, mais l’idée que je fasse partie du jury est évoquée. Je n’ai évidemment aucun titre officiel pour être juge, mais l’idée progresse. Je dis oui. Peu de jours avant, un remords me prend, et je m’inquiète de ma participation, disant à mon ami qu’il y a loin entre l’amour que j’ai pour les vins et la capacité de les hiérarchiser. Mon ami me rassure, mon rôle sera de témoin plus que de juge officiel.

Nous déjeunons ensemble au Saint-James avant le premier round de notation. Champagne Pommery 1996 pour se mettre en appétit. Champagne bien agréable que l’on devra juger plus tard mais à l’aveugle. Nous buvons ensuite la cuvée Lucullus 2000 de Hostens Picant. C’est fortement boisé, fort, puissant, et sur un confit de canard trop salé, l’approche est très agréable. Mais on se lasse vite. Le confit nuit au vin et le déstructure un peu. Je fais ouvrir un Volnay Caillerets ancienne cuvée Carnot 1989 Bouchard Père & Fils qui contraste par une élégance rare de vin subtil, frais, et délicieusement authentique.

Nous rejoignons ensemble la salle de dégustation où un meilleur sommelier européen venu tout exprès de Suède, jeune palais brillant et mon ami sommelier, conseiller expert d’un grand groupe de renommée mondiale sont les goûteurs officiels. Le journaliste qui fera le reportage assiste au début de la séance pour voir que tout se met en place. Mon travail sera le même que celui des goûteurs officiels. Nous notons les 29 champagnes présentés, tous fort bons mais différents, et mon ami me rappelle à l’ordre, car la dégustation doit être muette. Le silence est parfois rompu car l’un ou l’autre reconnaît avec certitude tel ou tel champagne, ce qui m’impressionne. Mais je vais vous raconter une anecdote qui a fait enfler mes chevilles et va m’obliger à faire élargir tous mes chapeaux.

Mon ami avait annoncé que Krug, ne pouvant fournir des 1995 et 1996 puisque l’année la plus récente actuellement disponible est 1990 avait envoyé cette année en demandant que leur champagne soit hors concours puisque non comparable. Ce champagne allait donc apparaître à l’aveugle au milieu des 29 présentés. Mon ami et le sommelier l’ont déjà goûté et moi pas. Quand j’ai fini d’inscrire sur ma feuille au numéro 20 : Krug 1990, j’ai eu la surprise que mon ami clame peu après pour le numéro 22 : c’est Krug 1990. J’ai rayé sans rien dire ce que j’avais écrit pour ne pas paraître stupide. En fin de séance, le pourvoyeur de candidats à nos jugements, qui réglait le ballet incessant des verres anonymes et avait gardé jusqu’alors une neutralité parfaite demanda : alors, quel est le Krug 1990 ? Le sommelier suédois dit 22, mon ami dit 22. Vous connaissez déjà la suite : c’était le numéro 20. De là à dire que je saurais juger les champagnes il y a un pas que je ne franchirai pas, car c’est un exercice diablement difficile. Sur les six premiers champagnes, j’étais assez perdu. Puis, à partir du dixième, j’ai pris un peu confiance, car on se forge des jalons et des repères. Je ne prétends en aucun cas que je serais capable de juger deux fois de suite le même champagne de la même façon, ce qui reste l’apanage des vrais experts. Mais ce fut un grand coup de chance que deux sommités mondiales ne reconnaissent pas ce champagne alors que je l’ai trouvé. Il en faudrait moins que cela pour que je ne me mette à parader : c’est fait, je l’ai raconté partout. Je finis ce bulletin sur ce coup de chance. La suite du jury qui a duré deux jours est au prochain numéro.

Pétrus aux Caves Legrand mardi, 2 novembre 2004

Peu de temps après, je me rends à une invitation aux Caves Legrand où, comme on me l’a écrit, je devrais goûter quelques millésimes de Pétrus. J’entre dans la galerie Vivienne m’attendant à retrouver une poignée d’admirateurs de ce vin et je suis surpris de constater l’ampleur de la manifestation. Ce sont 160 privilégiés qui vont se partager 135 bouteilles de Pétrus ouvertes ce soir. Grandiose.

On commence à préparer le palais avec Laurent Perrier Cuvée Grand Siècle non millésimé que je trouve particulièrement bien fait. Il est même vraiment très bon, aidé aussi par le format en magnum. On se met à table devant neuf verres de dégustation encore vides. Je ne résiste pas au plaisir de citer une anecdote car elle est amusante. Je devais ce soir là faire un dîner de wine-dinners. Je l’avais prévu dans mon programme. J’avais réservé une table et je m’apprêtais à composer le groupe de convives. Arrive cette invitation pour neuf millésimes de Pétrus. J’arrête mon lancement, et j’annule la table retenue dans un grand restaurant. Qui s’assied auprès de moi ? Le directeur dudit restaurant. Il me dit : « si vous aviez fait votre dîner, j’aurais dû rester auprès de vous. Mais quand j’ai vu que vous annuliez, je n’ai plus hésité et j’ai accepté l’invitation ». Nous en avons ri.

Nous allons approcher Pétrus par trois séries de trois vins, allant des plus légers aux plus puissants. On nous verse Pétrus 1993. Couleur noire. Le nez est austère et sec. Mais c’est très vineux et géant de fruits noirs. Très étonnant que ce 1993 ait tant de densité. Il y a du raisin sec poivré. Le Pétrus 1994 a une couleur plus claire, un nez plus sec aussi. En bouche, c’est très austère et sec. Il y a du poivre très fort. Le Pétrus 1997 est plus rouge. Le nez est d’herbe et de poivre. Il est beaucoup plus boisé, amer. Son poivre apparaît progressivement. Le 1997, dès qu’il s’échauffe, devient prodigieux. Il y a des tonnes d’épices. Le 1993 se referme un peu alors qu’à la première gorgée il était plus généreux. Les trois de cette série sont des vins brillants, avec une constance de Pomerol austère, mais avec des explosions d’épices rares. Des trois, je préfère le 1997 qui me paraît plein de charme.

Le Pétrus 1999 a un premier nez sec. Mais en bouche, je pense dès la première gorgée : « ça c’est du vin ». La première série était très végétale, voire florale. Là, on sent qu’on attaque le vin. Le Pétrus 1996 a un nez contenu. Mais en bouche on sent que le vin trace la route. Il imprime en bouche une trace profonde et longue comme un hors bord lancé à vive allure. Le Pétrus 1995 est aussi austère à son apparition, puis il s’ouvre en devenant beau. C’est vraiment un beau Pétrus. Mais lequel préférer des trois ? Il n’y a pas une seule gorgée où chacun ne change d’aspect, jouant avec nos analyses. Les commentaires des amateurs à notre table sont tous différents, chacun relevant un aspect spécifique, et les vins s’amusent à compliquer encore notre dégustation par des variations impressionnantes d’une seconde à l’autre.

Jean-Claude Berrouet, l’homme qui fait les Pétrus depuis quarante ans et les connaît tous comme ses enfants prend la parole pour faire quelques commentaires explicatifs. Il appelle des questions et je me lève pour témoigner à quel point sur une trame évidemment constante du plus pur Pomerol on a des variations énormes entre les années, mais surtout des variations pour chaque vin au sein du verre, jamais deux gorgées ne se ressemblant. D’autres firent comme moi de larges remerciements. Les commentaires de grands dégustateurs montrèrent que dans Pétrus, chacun peut trouver un aspect qui lui convient, pas forcément le même.

Le Pétrus 1998 a le nez archétypal de Pétrus. Extrêmement vineux. Un Pétrus de force. C’est le plus pur Pétrus. Le Pétrus 2000 a une concentration vineuse invraisemblable. J’ai l’impression d’avoir en bouche un 1928 tant c’est velouté. Ce Pétrus là n’est presque pas du Pétrus, c’est un velours d’une puissance extrême. Je m’en ouvre à Jean-Claude Berrouet. Nous bavardons et cet homme passionnant me montre que son enthousiasme et son ouverture d’esprit sont de tous les instants. Le Pétrus 1990 au fort nez de vin me déroute un peu. J’attendais un peu plus de ce millésime grandiose. Je me fais des images : le 2000, c’est du bois de navire, le 1998, c’est la magie, car il n’y a pas l’ombre d’un défaut, et le 1990, c’est un vin d’un équilibre total.

Je m’amuse à faire un classement, sachant que si on en faisait la demande à tous les présents, on aurait des réponses extrêmement variées, comme lors de mes dîners. Je place en premier le 2000, conscient que c’est sans doute celui qui est le moins Pétrus, mais je lui vois un avenir époustouflant. Ensuite le 1998 car lui au contraire est totalement Pétrus. Puis 1990 – 1995 – 1996 – 1999 – 1997 – 1993 – 1994. Un expert mondialement connu indiqua qu’il n’avait jamais eu l’occasion que l’on serve neuf années de Pétrus dans la même soirée. Ajoutons : et avec une telle générosité dans le verre, puisqu’on pouvait disposer de nombreuses gorgées pour apprécier. Ce fut un grand événement salué par tous comme une réussite exemplaire. La constance du goût de Pétrus était là, avec de belles variations quand le climat de l’année s’en mêle.

J’ai été suivi le lendemain par l’équipe de tournage de France 2 qui avait filmé ma cave. Ils voulaient me voir en action d’achat en salle de ventes. J’ai acheté quelques Pétrus. C’est ce qu’on appelle la mémoire immédiate.

l’Union des Grands crus de Bordeaux mercredi, 13 octobre 2004

En un autre endroit l’Union des Grands crus de Bordeaux présentait ses 2002. J’y allais plus pour voir des amis que pour goûter les vins. On voit parfaitement le clivage entre ceux qui boisent sans vergogne et ceux qui préservent romantiquement le terroir. L’année 2002 sera moins petite qu’on ne le dit. Tant de millésimes grandioses se succèdent que 2002 sera sans doute le 1993 de l’époque actuelle. Mais les voies des uns et des autres se sont tant séparées, modernisme contre terroir, qu’aucune généralité ne sera confirmée. Tout le monde se réjouit de 2004.

Club des professionnels du vin mardi, 12 octobre 2004

Manifestation de vignerons qui s’appellent le Club des professionnels du vin. Je goûte avec beaucoup de plaisir un champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs 1989 qui a déjà gagné une belle maturité et donne, sous un nez floral, des enluminures de goût du plus bel effet. Il y a une rondeur qui enveloppe les bulles de caramel beurré et de parchemin délicat. Je goûte peu, butinant, et j’étonne un jeune viticulteur du Jura qui présente la palette quasi complète des vins de sa région en ne goûtant que son vin de l’Etoile, car je sentais que j’allais lui trouver des complexités rares. Ce fut le cas. Je goûte aussi sur les conseils d’un ami un très joli Pomerol, Château Gombaude Guillot 2002 dont le travail est d’une pureté  à signaler.

Dîner au Château de Clos Vougeot lundi, 4 octobre 2004

De grands Antiquaires sont réunis en Salon aux Hospices de Beaune dans des salles où chaque objet est mis en scène dans l’esprit des lieux. Un raffinement extrême. Au milieu d’une foule impressionnante de britanniques et de français, un dîner célèbre le 955ème Chapitre de la Confrérie du Tastevin au Château de Clos Vougeot. Les organisateurs du salon, les antiquaires et quelques exposants fêtent l’événement dans une salle immense, un cellier qui a connu des vins en fûts il y a plus de huit cents ans. Discours joyeux, chants bourguignons, plaisanteries grivoises ou « almanach-vermotesques » intraduisibles pour des non bourguignons ou non rabelaisiens, sonneries de cors, « époumonement » de trompettes, tout y était pour une fête qui réjouit le cœur des convives prêts à succomber aux arômes diaboliques des vins de la Côte des  mille et une Nuits. L’organisation est rodée comme une montre suisse, la cuisine est bourguignonne à l’excès, et les vins servis pour 600 personnes donnent un spectre suffisamment significatif des vins de la région petits et grands. J’ai retenu un Mazis Chambertin Grand Cru 1999 de belle tenue qui se mariait avec une justesse rare à un fromage de Cîteaux. En gastronomie, les plus beaux mariages culinaires sont consanguins, c’est-à-dire région et région.

présentation des vins de Henri Maire vendredi, 1 octobre 2004

Je suis invité à une présentation des vins de Henri Maire. Les plus anciens se souviennent qu’il fut l’inventeur de la vente directe des vins aux particuliers. La publicité pour son Vin Fou, un pétillant du Jura, inonda les ondes, les écrans de cinéma et toutes les routes de France, chaque village ayant le décompte du nombre d’habitants qui lisent Paris match et le rappel de Henri Maire à boire son Vin Fou. Sa fille nous présente ses vins. Un Arbois Chardonnay 2003 est un bien agréable blanc bien fait. Le rouge est un peu moins appréciable pour moi, mais je me délecte d’une cuvée rare, un Arbois rouge vigne « Pasteur » 1990 qui n’est jamais vendu dans le public car, provenant du Clos Rosières de la famille Pasteur, il est gracieusement vinifié par Henri Maire et offert à des scientifiques. Ce vin titillerait volontiers le cerveau pour qu’on invente de nouveaux vaccins. Fait de cinq cépages, il a une personnalité rare, car de saveur jamais bue. Le Château Chalon Henri Maire 1986 est un très joli vin jaune qui raconte des histoires quand on croque avec lui un beau Comté. Et sur les délicieux desserts de l’hôtel Bristol, un vin de paille la Vignière 2000 bien jeune encore offre des promesses de bonheur lorsqu’il aura pris de l’âge. La publicité insistante de Henri Maire il y a plus de quarante ans avait associé son nom à l’idée de vins de quantité, donc sans qualité. L’intérêt de cette séance conduite par l’héritière de Henri Maire, outre d’avoir réveillé des souvenirs d’enfance, est d’avoir montré que ses vins savent aussi trouver la qualité.

Dégustation de Salon et Delamotte mercredi, 22 septembre 2004

Dans une galerie d’exposition de meubles de qualité, Salon fait salon. On allait boire Delamotte, agréable champagne, Delamotte millésimé 1997, champagne de grande classe et de grand plaisir, beaucoup plus agréable que le Salon 1995 encore trop jeune et qui va se former bien sûr, déjà redoutable en magnum, car il y a une nette différence d’expression du fait du format. Quel grand champagne ! L’objet était en fait de découvrir le seau à champagne résolument moderne de Salon. Un brillant designer chaleureux et très ouvert au dialogue a créé pour Salon un seau destiné à représenter l’image de la marque. C’était son apparition en public. Alberto Herraiz, le chef de Fogon, le meilleur restaurant espagnol de Paris, avait laissé libre cours à son imagination créatrice, permettant des accords libres éclectiques. Un chef de talent et qui plus est extrêmement sympathique. Une soirée particulièrement réussie organisée par mon champagne favori

Visite au domaine de Beaucastel dimanche, 22 août 2004

On suit l’Autoroute du Soleil. Une sortie vers la campagne et l’on se retrouve au milieu de vignes écrasées de soleil. La terre est recouverte de lourds galets ronds polis par des flots puissants, jadis violents et depuis longtemps disparus. Les ceps ont des pieds imposants et chenus. Les grappes sont rares mais belles, très proches du sol tant les ceps sont trapus. C’est le soleil sur les galets qui va fabriquer leurs saveurs. On sent que la vigne a été soignée comme en un jardin de curé pour ne faire grandir que les grappes les plus belles. Une belle demeure à la pierre ocre et chaleureuse est plantée depuis des siècles dans cet environnement où le temps se souvient qu’il fut heureux. Le sourire de Jean Pierre Perrin propriétaire avec son frère François du Château de Beaucastel est plus large que  la porte massive. Nous avions participé ensemble à plusieurs événements dont cet inoubliable atelier de travail avec Alain Senderens (bulletin 47). Il était décidé que nous bavarderions ensemble sur des sujets de vins et de gastronomie, ce que nous fîmes. Ce grand pédagogue va m’expliquer la nature : les ceps sont petits parce que le mistral est fort. Les ceps sont anciens car il faut chercher l’eau très profondément. Les grappes sont rares parce que l’eau l’est aussi. Il explique les treize cépages et leurs fonctions, les options de stockage en fût ou en cuve liées à des éléments de logique naturelle mais aussi de personnalité. Les combinaisons de cépages différencient Beaucastel de Rayas, la Nerthe, Vieux Télégraphe et d’autres. Quand on entend que chaque choix est commandé par la nature, dans le plus grand respect de l’histoire, je ne peux qu’applaudir, tant je suis convaincu que la sagesse d’aujourd’hui a mis des siècles pour devenir ce qu’elle est.

Etant sur place, il était évident que nous allions goûter les productions récentes, et dans une cave très sobre où de nombreux mouvements de vins se faisaient, une décoration minimaliste était un message : on vient là pour goûter le vin. Pas pour autre chose. En blanc, le Coudoulet 2002, le Beaucastel 2002 préparent l’entrée en bouche du Beaucastel Roussanne Vieilles Vignes 2002 qui est une pure merveille. Ce qui est amusant, c’est que le Beaucastel blanc 1970 est dix fois plus défendu par moi que par Jean Pierre Perrin. C’est normal : il se prépare à sa future récolte qu’il va surveiller comme le lait sur le feu. Le goût de ce 1970 est bien loin de ce qu’il recherche aujourd’hui, quand mes lèvres lui trouvent des évolutions fort pertinentes.

En rouge nous essayons le Beaucastel 2001 que je trouve extrêmement généreux et plaisant, puis le Beaucastel 1989 qui est déjà plus évolué, plus sérieux. Loin de l’exubérance du 2001, mais représentant une autre forme de vin plaisant. Je sens pendant que nous goûtons que Jean Pierre Perrin est à cent lieues de ce vin là, tant son esprit le pousse à rechercher des palettes de saveurs qui sont loin de celles là. Je me suis amusé de cet écart de préoccupations. J’accepte beaucoup plus que lui ce qu’il considère déjà comme du passé. Il n’aurait sans doute pas la même attitude si nous n’étions en cave. La cave, c’est le sérieux du jour. Le vin à table, c’est l’école du plaisir. Nous allions d’ailleurs nous livrer à une bien belle expérience dans une salle à manger privée du château. Le menu préparé par un chef de grand talent était une petite merveille de précision et de création : la tomate cœur de bœuf et le poivron doux dit « marocain » façon « Pan Bagna » à l’huile d’olive douce, bouchée de parmesan au basilic sur son gressin, langoustine vapeur dite à la cuiller, fenouil craquant et Serrano frais, jus émulsionné à l’huile d’olive douce, le canard en trois services dont la cuisse confite en chiffonnade, caramel au poivre noir et bâtonnets de betterave, le magret aux figues et à la feuille de figuier mis en coque de pain façon pastilla, le magret pré-salé rôti , sirop à l’écorce de citron de pays et romarin frais, carré d’agneau rôti, légumes braisés au romarin, concassé de petits pois à la marjolaine fraîche et jus au thym, calisson chocolat à l’écorce d’orange confite. Le cuisinier a produit des plats d’une extrême intelligence. Il fallait juger des accords avec de nombreux vins qui sont commercialisés ou produits par l’autre société de la famille Perrin, des Côtes du Ventoux, des Côtes du Rhône, des Chateauneuf du Pape et pour finir un Rasteau. Et ce fut passionnant. Je n’ai pas pris de notes, mais j’ai retenu que dans deux cas, la nourriture a manifestement amélioré la qualité intrinsèque du vin. Dans quatre cas, la combinaison fut parfaite, le vin se sentant bien et s’épanouissant grâce à la pertinence du plat. Dans deux cas, le vin et le plat se déplaçaient séparément sur des routes parallèles, et sur deux cas la nourriture s’opposa au vin. Ce fut l’objet de discussions acharnées et intéressantes entre le chef Laurent, Jean Pierre Perrin et moi. Le chef ayant entendu mes propos revint avec un carré d’agneau aux rognons et un Beaucastel rouge 1980. Ce fut un accord fantastique sur un vin comme je les aime, qui raconte l’histoire de sa belle terre. Cette expérience fut intense. Et je ne prétends évidemment pas que mon avis représente le goût universel, puisqu’il n’existe pas. Mais pouvoir parler comme nous le fîmes de ce qui est l’essence du goût fut une expérience vivante. Je retiens de ce passage en un domaine que j’apprécie la tenace recherche de l’excellence dans la fabrication du vin, la motivante recherche des accords mets et vins pour mettre en valeur des vins dont certains ont des classifications très ordinaires à coté des vins prestigieux, et surtout la chaude amitié que renforce la commune démarche vers la justesse gastronomique.

Visite à la Romanée Conti dimanche, 27 juin 2004

Le lendemain matin suivant la féerique dégustation des vins de Bouchard au château de Beaune, j’imaginais mal quitter la région sans aller me recueillir sur les plus belles vignes de cette si belle région. Je me rends sur les terres du Domaine de la Romanée Conti, et j’annonce ma présence au Domaine.

Déjeuner impromptu avec les dirigeants du Domaine. On ouvre un Vosne Romanée Premier Cru Domaine de la Romanée Conti 1999. Un nez soyeux, rond, agréablement velouté qui signe un vin déjà formé. La bouche est moins affirmée, mais il y a un coté flatteur qui n’existait pas avec beaucoup de vins de Bouchard plus stricts. Un bien agréable vin qui va s’affirmer de belle façon dans quatre ou cinq ans. Je goûte aussi le Bâtard Montrachet DRC 2002, au nez de pétrole et excitant. Au goût le vin est assez léger, aqueux, mais va mûrir. Ce n’est pas puissant, mais c’est extrêmement plaisant. Le lecteur sait bien sûr que le Bâtard ne sort jamais des limites du domaine, puisqu’il n’est pas commercialisé. Il sait aussi que j’en suis amoureux fou.

Nous allons déjeuner à Gevrey-Chambertin munis d’une bouteille sans aucun repère qui me permît de deviner. Un délicieux fromage de tête réveille à peine un Pouilly-Fuissé Joseph Drouhin 2002 sans intérêt à ce moment là : on ne peut pas avoir dégusté tant de Corton Charlemagne et autres Montrachet et avoir le palais qui réagisse à ce vin sans discours. Sur un beau rumsteck le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1957 trouve un terrain d’expression. Ce vin est animal, guerrier, c’est le sioux dissimulé derrière des bosquets, car dès qu’on croit avoir découvert la trace d’une saveur il en propose une autre. C’est la définition parfaite du bourgogne qui se cache, disant à son dégustateur : compte jusqu’à vin, et trouve mon secret. J’aime ces bourgognes qui délivrent leurs messages sous forme codée. C’est magiquement captivant comme l’énigme du sphinx. Discussions sur l’histoire qui nous entraîneraient fort loin si les agendas ne nous rappelaient à l’ordre. Agréable moment impromptu de chaude complicité.

Dîner au château de Beaune Bouchard samedi, 26 juin 2004

Nous avons ensuite participé à un dîner que seule la maison Bouchard est capable d’organiser, sans équivalent dans le monde. Le repas consistait en foie gras de canard sur toast de pain d’épices et chutney d’ananas, sandre sauce dieppoise, volaille de Bresse aux morilles. Repas de haute qualité.

Chablis Grand Cru les Clos William Fèvre 1998 : belle minéralité. On commence à sentir le miel et le champignon. Très grand équilibre. Un beau Chablis.

Montrachet 1953 : couleur d’or. Magnifique. Un vin d’équilibre. Nez de beurre. Extraordinaire vin, gras dans le verre. Un accomplissement absolu. Il montre les dimensions galactiques qu’atteint le bourgogne blanc extrême (à prononcer façon Salvador Dali).

Meursault Charmes 1858 : couleur d’airain. Nez de beurre discret. Goût fabuleux. Complètement équilibré. Un vin de magie totale. Il renforce par sa présence la perfection du Montrachet. Dans ce Meursault il y a du citron vert, de la groseille à maquereau, c’est magique, et comme pour le 1846 déjà bu ici même, plus le vin s’installe dans le verre et plus il s’améliore, devenant grandiose

Le Corton 1947 : un nez merveilleux de grande jeunesse. Il y a des cotés fumés qui rappellent Cheval Blanc 1947. C’est un vin géant, velouté qui a des évocations de cigare ou de porto. Envoûtant

Fleurie Poncié 1929 : un nez de calvados. Sous-bois, forêt. On sent les légumes. Après quelques gorgées, mais surtout après que Bernard Hervet nous a livré la solution de ce vin bu à l’aveugle, on retrouve le goût de beaujolais. Jeune et magnifique. Quel témoignage !

La Romanée 1865 : le nez est fumé. La couleur est incroyable de belle jeunesse. Des goûts de champignon, un équilibre hors du commun. Ce vin est invraisemblable, le graal de tout amateur. Car l’année 1865 est la plus fantastique des années pour les bourgognes rouges, surpassant toutes les autres.

C’est un privilège unique que d’avoir accès à de tels flacons qui montrent que l’on savait faire du vin au milieu du dix-neuvième siècle, quand aucune technique moderne n’existait.

Le lecteur assidu de ces bulletins pourrait ne plus s’émouvoir de lire les noms de ces vieux flacons. Mais c’est une chance invraisemblable qui m’a été donnée de pouvoir mettre mes lèvres sur des vins incroyablement vivants après cent quarante ans d’existence. 1865 c’est l’année de la parution de Alice aux Pays des Merveilles, c’est l’année de la première de Tristan et Yseult de Richard Wagner, c’est la fin de la guerre de Sécession. Et des vins faits cette année là sont encore brillants ? Le vin ancien est un monde de fascination et de pur plaisir.