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Alain Senderens rend ses trois étoiles samedi, 14 mai 2005

Je lis avec surprise l’annonce qu’Alain Senderens rend ses trois étoiles. La pression du statut de trois étoiles a touché beaucoup de chefs : Joël Robuchon prenant une retraite anticipée alors qu’il a atteint l’inatteignable puis revenant avec d’autres concepts, Alain Passard, décidant d’abandonner les viandes, le regretté Bernard Loiseau mettant brutalement fin au combat, et maintenant ce génie qu’est Alain Senderens, bien installé dans des formules qui innovent, décide de changer. Il est clair que les grands chefs ont été, ces derniers temps, surmédiatisés, trop racontés. Si le calendrier Pirelli va bien à Gisele Bundchen ou à Eva Herzigova, il va moins bien à nos rugbymen, mais franchement encore moins bien à nos chefs (ce n’est pas encore fait, mais ça vient, tant on les sollicite). On leur demande trop et ils s’écartent beaucoup trop de leurs fourneaux. La réponse du Michelin à cette décision est cohérente : « faites ce que vous voulez. Je donnerai mes notes en fonction de ce que je vois, pas en fonction de votre attitude ».
On en saura plus sur les motivations de cet immense chef, mais n’est-ce pas l’occasion de mettre à plat quelques questions sur la gastronomie d’exception ? Il n’est pas définitivement indispensable que l’on ait besoin du raffinement extrême qui pousse les prix à des niveaux stratosphériques. Les amuse-bouches d’une complexité folle, les pré-desserts, avant-desserts, post-desserts sont-ils toujours utiles ? Les coupes de champagne qui coûtent aussi cher qu’un honnête repas. Les plats que l’on sert avec un cérémonial d’opérette : un serveur qui apporte l’assiette, un serveur qui verse une sauce, un troisième qui vient broyer du poivre sur le résultat provisoire, un quatrième avec l’assiette d’un abat, un cinquième qui cherche désespérément à loger une assiette de salade et le sixième qui propose un pain fourré à l’olive et au belota qui fonctionne avec le plat. Il y a nécessairement matière à réflexion.
Il y en a une qui s’impose aussi sur la philosophie des cartes des vins. On ne peut pas laisser son invité pendant dix minutes se demander « alors, il y va ou il n’y va pas » quand le livre de cave, si lourd qu’il faut une table spéciale pour le poser demande un temps extrême de décryptage. La démarche d’Alain Senderens, que je ne vois pas abandonner son appétit de recherche et de création, devrait être l’occasion d’une réflexion fort utile.
On s’apercevrait sans doute que la direction qui est explorée aujourd’hui n’est pas forcément celle que souhaiteraient ceux qui fréquentent assidûment les lieux. Les restaurants du plus haut de gamme sont entraînés par les motivations de ceux qui, adossés à de grands hôtels, disposent d’un avantage de moyens inaccessibles aux maisons privées.
La décision d’Alain Senderens va susciter des questions qui seront utiles si on intègre bien que Paris compte aujourd’hui un groupe de chefs inventifs comme probablement jamais ce ne fut le cas auparavant. Paris doit rester la capitale absolue de la gastronomie mondiale. Il faut affirmer plus encore cette suprématie, car les retombées sur l’image de la France et sur la filière viticole seront considérables.
Comment mettre en valeur le patrimoine des vins anciens, c’est ma motivation actuelle. Comment mettre en valeur l’exception culinaire française est un autre combat. La prise de position d’Alain Senderens va être l’occasion d’y penser encore un peu plus. Ce beau sujet va certainement exciter mes neurones.
Nos vins, notre gastronomie, quel enjeu pour notre pays !

Vins divers mardi, 10 mai 2005

Nous avons cité un vin de 1960 de Louis Max (bulletin 30) dont l’étiquette était fortement déchirée. Il s’agit d’un Côtes de Beaune Clos les Topes Bizot 1960 Louis Max. Ce sont les représentants de cette belle maison de Bourgogne, aidés des quelques lettres déchiffrables, qui m’ont gentiment reconstitué ce puzzle.
Le hasard de la relecture de bulletins m’a fait penser aux « têtes de gondole ». Dans un grand magasin, le consommateur prendra plus volontiers des produits dans certains emplacements, fonction de la hauteur, de la visibilité et d’autres facteurs inconscients. C’est ainsi que je me suis rendu compte que lors d’un dîner (bulletin 21) j’avais ouvert un Monbazillac Château Le Chrisly 1965 suivi d’un Château Gilette Crème de Tête 1949. Or, lors du dernier dîner chez Laurent, j’ai ouvert un Monbazillac Château Le Chrisly 1965 suivi d’un Sauternes Château Gilette « doux » 1945. Est-ce à dire que lorsque je flâne dans les caves qui conservent ces vins, pour préparer les successions de goûts que des chefs vont mettre en valeur, je vais « forcément » vers ces vins là ? J’ai inconsciemment réagi en subissant l’automatisme de la « tête de gondole », arme marketing qui est bien loin du charme vénitien que suggère cette expression imagée. Dans les deux cas, le Chrisly a étonné plus d’un convive.

je suis invité dans le Jura à commenter Mondovino mercredi, 4 mai 2005

A travers de petites routes du Jura de magnifiques paysages rendus encore plus beaux par les contrastes de couleurs d’un ciel chagrin poussent à l’émerveillement. Même quand elle est austère, la nature inviolée est un enchantement. J’arrive à Doucier où Christophe Menozzi, président de l’association des sommeliers de Jura et Franche Comté tient un hôtel restaurant dans une zone de fort tourisme. Nous allons, ce soir à Champagnole, commenter le film Mondovino. Christophe a réuni 150 personnes, dont un fort contingent de vignerons. Je revois le film Mondovino, dont la cruauté de l’expression me frappe plus encore. Certaines personnalités sont présentées avec une méchanceté rare, même quand on semble les filmer de façon fort bonhomme. Nous avions décidé de ne discuter qu’une heure. Alors que le film avait commencé à 19h20, nous étions encore à échanger à 23h45. Il fallut clore les débats, passionnés et passionnants avec ces vignerons dont j’adore les vins. Croyez-vous qu’on allait se coucher ? Retour à Doucier où du foie gras à profusion et un délicieux coq cuit comme en famille nous permirent de goûter un reste du Corton Charlemagne 1985. Je tenais à ce que ces solides vignerons le découvrent. Je ne fus pas déçu de leurs sourires connaisseurs. Nous bûmes un vin de l’Etoile de Jean Gros 2002 dont je suis un amoureux fou. Tout le monde s’était étonné pendant la discussion que j’aie tellement insisté sur mon amour des vins de l’Etoile. Il est vrai que j’adore ces goûts. Un Arbois Pupillin de Paul Benoit « La Loge » 2002, solide comme son propriétaire et son fils, est plaisant mais plus vin blanc que vin de Jura. Un Côtes du Jura domaine Pêcheur 2000 est fort gouleyant quand un Savagnin Côtes du Jura Château d’Arlay 1990 montrait l’effet bénéfique des ans.
Les discussions furent solides comme les mets et les vins. A 2h30 du matin je croyais qu’une horloge était arrêtée, alors qu’elle donnait l’heure exacte. Ce chaud moment où l’on célébra notre amour commun de ces immenses vins du Jura fut de la plus belle amitié.

J’allais oublier d’indiquer que mon ami sommelier de Doucier, dans son hôtel-restaurant du Jura, avait voulu nous ouvrir un Hermitage 1942 et un Mouton dont je reconnaissais l’étiquette mais pas l’année. Après minuit, avec des vignerons prêts à défendre leur région, campés sur leurs vins, il me semblait que l’expérience ne valait pas d’être tentée. J’ai stoppé sa générosité. Je pense avoir bien fait. Un Hermitage de ce calibre mérite une attention soutenue. Nous avons bu en revanche un des vins du film Mondovino, le vin de l’argentin présenté « innocemment » comme un patriarche hautain, qui utilise les conseils de Michel Rolland.
J’avais trouvé, à la dégustation des primeurs 2004, que les vins faits par Michel Rolland, quand il en est propriétaire, ont une magnifique intelligence. Là, cet argentin me déplait. C’est du jus de copeaux au refrain mille fois entendu. Ce n’est pas à boire. N’en doutons pas, Michel Rolland sait faire beaucoup mieux que cela. Je ne vais pas jeter l’anathème sur une anti-preuve aussi primaire. Le Clos de Los Siete 2002 by Michel Rolland n’a pas la hauteur du personnage. Allons le retrouver ailleurs, là où il fait bien.
C’est ce que j’ai fait. La visite de son laboratoire, où l’on a goûté plusieurs vins de l’écurie Michel Rolland, avec un Clos de Los Siete meilleur que celui-ci, sera commentée plus tard.

journées nationales du livre et du vin à Saumur dimanche, 17 avril 2005

Les journées nationales du livre et du vin tiennent leur dixième édition à Saumur. A la Gare Montparnasse, un TGV spécial va conduire à Tours les auteurs en compétition pour divers prix, les membres des jurys, écrivains eux-mêmes ou personnalités célèbres, des auteurs et la presse. Les photographes indiquent par leur ballet qui est célèbre et qui ne l’est pas. Les jurys vont délibérer dans les wagons de première. Les auteurs sont en seconde classe. Un délicieux buffet, arrosé de quelques vins de Touraine, va offrir à nos papilles foie gras et homard. De Tours, des cars nous conduisent au château de Candé, noble demeure au parc splendide où une fanfare d’étudiants en médecine (délicatement nommée « la vaginale ») massacre un répertoire éculé. C’est bon enfant. Dans des tentes et au château les auteurs vont signer leurs livres. Je suis placé dans la bibliothèque du château où Jean-Claude Brialy, Edmonde Charles-Roux, Françoise Dorin, Fabien Zeller, Gonzague Saint Bris, Daniel Picouly signent leurs ouvrages. Une foule très dense ne s’intéresse qu’aux auteurs connus. Je la vois s’écouler en longeant ma table pour atteindre les stands où ces illustres écrivains signent leurs livres. Une compétition amusante se crée avec mes voisins de droite et de gauche aussi connus que moi. Qui signera le plus ? Je gagne en signant plus de livres que mes deux voisins réunis, à cent coudées des vraies vedettes.
Nous nous rendons à nos hôtels avant un dîner prévu à l’abbaye de Fontevraud. Quel site merveilleux et émouvant ! Des gisants rappellent la dimension historique du lieu. Nous nous rangeons autour du promenoir du cloître pour assister à un événement rare : le Cadre Noir de Saumur a dépêché trois chevaux qui vont exécuter devant nous des figures de dressage de la plus extrême difficulté. Dans le réfectoire des nonnes nous sommes près de 500 à partager un délicieux repas agrémenté de vins régionaux, crémant, vin d’Anjou, Saumur et Saumur-Champigny. A ma table deux meilleurs sommeliers du Monde qui ont commis des livres, Pierre Bonte que je vénère pour l’écoute qu’il a eue des témoignages d’une France rurale et ancestrale, et des gens de presse. Un parcours dans les allées des jardins de l’abbaye, éclairées de couleurs vives intéressantes, est plaisant, tandis qu’un groupe de bon jazz dans une des salles est fortement anachronique, même si les sonorités sont belles.
Je rejoins mon hôtel au confort inhabituel qui mérite une anecdote : la salle de bains a un lien de parenté avec les sanisettes qui jalonnent les boulevards parisiens : une coque toute plastifiée accueille les fonctions sanitaires et permet les désinfections intermédiaires. Là, une coque plastique, prévue pour placer deux pieds et deux pieds seulement, offre toilette, lavabo et douche. Je décide d’utiliser cette douche exiguë. Je décachette un savon aux dimensions inspirées par la volonté de ne pas gâcher. Sous le flot de la pomme, mon savon timbre-poste glisse. J’essaie de me replier pour le récupérer. En remontant, ma tête heurte le porte-savon qui tombe. J’ai en main le savon. Pour le reposer, puisqu’il n’y a plus rien, je vise un des coins du lavabo. Comme dans un film je vois au ralenti la trajectoire du savon. Il surfe sur le bord du lavabo. Il entame une glissade vers les toilettes et sa destination finale sera la cuvette des WC. Pas de Pom Pom girl pour saluer cet exploit balistique. La distance de tir étant courte (et pour cause !), ce n’est pas un panier à trois points.
Le petit déjeuner est en plein air sur une belle place. Des stands de vins remplacent des cafetières improbables. De lourds pâtés, des rillettes épaisses, du lard, du boudin, des pieds de porc sur des toasts chauds plombent l’estomac de graisseuses victuailles, sans doute pour absorber de verts et virils vins du pays. De charmantes hôtesses nous avaient encouragés à respecter absolument cette coutume locale. Elle explique sans doute une partie du sous-peuplement de la région : qui peut résister à cela ? Le ventre chahuté de saveurs en grave décalage horaire (la cochonnaille, c’est d’habitude beaucoup plus tard) je rejoins la table où je vais signer mes livres. La veille, une élégante dame m’avait demandé de dédicacer mon livre à un Frédéric. Au moment de payer, elle ne retrouve plus son carnet de chèques. Elle dit que son mari l’aidera à payer, mais elle n’est plus revenue. Ce matin, peu avant le déjeuner, un nouvel acheteur demande que je lui signe mon livre. Il annonce Frédéric. C’est sûrement le petit-déjeuner saumurois qui m’aura enlevé tout réflexe. J’ai signé une dédicace alors que j’avais sous mon coude le livre déjà dédicacé et non payé. Je me mordis les lèvres d’une telle erreur.
On appelle tous les auteurs candidats à la remise des prix. Il y a neuf catégories avec cinq ou six auteurs en piste. Mon livre concourt dans la section : « grand prix Saumur 2005 » qui couronne un « ouvrage original consacré au vin ». Irène Frain est la présidente de ce jury. Avec un sourire radieux elle encense mon livre. J’ai le prix. Largement félicité par des auteurs et gens de presse de grande gentillesse, je me rends au repas, tout heureux de cette nouvelle gloire, car j’avais dans mon groupe de rudes concurrents. De délicieuses huîtres Gilardeau, une lourde joue de bœuf, mais surtout les passionnantes anecdotes du Marquis Robert de Goulaine, viticulteur et écrivain, participent à mon contentement.
Revenant à ma table, les signatures s’accélèrent, car un prix facilite les choses. Lors des conversations qui entourent les signatures, un jeune sommelier veut acheter mon livre et me demande : « pourriez-vous mettre : à Frédéric ». Quand il entendit : « dans mes bras jeune homme », et quand je lui remis un livre déjà dédicacé, j’ai vu une profonde stupeur modifier son visage. Il se demandait sans doute par quel prodige ce prestidigitateur a une signature d’avance à chaque prénom. Un autre visiteur vint réciter ses poèmes, cherchant peut-être un écho mais surtout l’adresse d’un éditeur. Quel sort cruel que de déclamer – mal – ses propres poèmes, quand on n’en a pas été prié.
J’épuise très rapidement le stock du libraire. J’ai fait de nombreux mécontents. Puisque je n’avais plus rien à signer, je passai de stand en stand, parlant avec les auteurs primés et quelques auteurs passionnants. Vous voyez d’ici comme je crânais !
Un train fort tardif ramena à Paris des écrivains las mais généralement heureux. Un Saumur-Champigny Cuvée des 100 vignerons 2003 au fruit rouge profond distribué dans le train voulait qu’on se souvienne longtemps de cette belle région où la plume et le vin furent un instant complices.

j’ignore le vin de mon cercle pour Angélus 1990 mercredi, 13 avril 2005

Je fais partie d’un des plus beaux cercles de France, dans un immeuble magistral situé sur une place où l’on guillotina fort il y a quelque deux cents ans. Le vin du cercle, que je ne nommerai pas, prévu pour les déjeuners à coûts partagés, devrait être inscrit au patrimoine de la déshumanité. Que de fois, dans des banquets où le budget est âprement discuté, c’est le vin qui trinque ! Etant avec un ami aussi chahuteur que moi dans une assemblée dont l’âge rappelle celui de mes vins, je substitue à l’ordinaire un Angélus 1990. Au premier contact le bois est assez insupportable. Puis l’oxygène le domestique et ce saint-émilion s’adoucit pour devenir intense, généreux, de belle provocation. L’Assemblée Générale annuelle et statutaire des membres du cercle est aussi passionnante qu’un texte de Robbe-Grillet. Mais c’est la loi du genre. Je m’échappe pour aller saluer des amis qui déjeunaient dans l’antre de Jean François Piège, au Crillon tout proche, où un café fort utile effaça les effets à court terme de la lecture des statuts.

vins de Bergerac au restaurant d’Hélène Darroze mardi, 12 avril 2005

Un ami veut me voir et me propose de le rejoindre chez Hélène Darroze. Je suis prêt à y courir, d’autant que j’entends que le thème est l’armagnac. C’est le nom d’Hélène qui a dû induire cette confusion, ainsi que ma tendance à écouter trop vite, car il s’agissait en fait des vins de marque de Bergerac. La confusion phonique est possible mais peu excusable. De nombreux vins étaient présentés et de grands experts les analysaient, posant des questions pertinentes. J’en avais moins la volonté.
Le menu d’Hélène Darroze fut fort bon. Le pigeon est d’une chair splendide et d’une cuisson respectueuse des tendretés. Le dessert me faisait peur par des intitulés de kaléidoscope mais fut particulièrement réussi, accompagnant un bien jeune mais délicat Monbazillac du Château de Monbazillac 2000 très justement dosé. Le vin qui m’a séduit au sein de ces vins un peu courts est le Château la Barde les Tendoux, Côtes de Bergerac 2000, vin à l’avenir prometteur, car son amertume actuelle promet des plaisirs intenses.
Le cadre de ce restaurant devrait pouvoir s’égayer. Hélène Darroze doit atteindre, avec sa sensibilité, le niveau des grands chefs de Paris tout en gardant l’esprit de ses attaches familiales. Son pigeon en prend nettement le chemin.

dégustation avant une vente aux enchères mercredi, 6 avril 2005

Christie’s organise l’une de ses ventes de vins dont un thème important sera la vente de la cave de vins anciens du domaine Séguin-Manuel, que le nouvel acquéreur vend sans doute pour financer l’achat de la propriété. En prélude à la vente on peut goûter quelques vins actuels de bourguignons qui me sont souvent inconnus, et un vin de 1955 de Séguin-Manuel qui doit donner des indications aux rares enchérisseurs qui se seront déplacés, puisque maintenant beaucoup de mes « opposants » sont virtuels, donnant leurs ordres par internet ou au téléphone. Je goûte ce 1955 à l’amertume certaine mais dont j’aime le râpeux bourguignon. Voilà un vin qui se boirait à table, sur une viande sauvage, pour atteindre de brutales provocations. J’entends autour de moi : « imbuvable », ou « ouille, ouille, ouille », ou « pas possible ». Un ami expert en vins à la culture extrême qui arrive me demande : « ça vaut la peine de goûter ? ». Je lui dis : « faites attention, car sous une attaque très rebutante il y a la matière d’un bon vin ». Mon ami me remercie en me confiant que si je ne l’avais pas prévenu il aurait sans doute condamné ce qu’il considère maintenant comme un bon vin. L’aptitude à la tolérance influence forcément le goût. Est-ce un mal ? La vente a confirmé que les prix des vins anciens s’expriment aujourd’hui en euros avec les mêmes chiffres que l’on atteignait, mais en francs, il y a dix ans. L’engouement s’approche de la folie. J’avais fait part à Christie’s de mon jugement sur les prix de cette importante cave : trop chers à mon goût. Ayant quitté la salle après de belles rapines pour ne pas me laisser tenter par cette cave importante, j’ai appris par la suite que les estimations avaient été doublées ou triplées dans l’excitation de la vente. La hausse des prix des vins extrêmes n’est pas finie. Il y a plus de demande que d’offre sur ces vins.

des achats fous et inopinés à Saint-Emilion lundi, 4 avril 2005

Je quitte l’endroit, espérant me sevrer de tout, quand on me dit : un vigneron fait goûter son vin. C’est le Château de Ferrand Saint Emilion Grand Cru 2004, auquel je trouve un fruit élégant. Allais-je enfin m’arrêter. On m’accoste et on me dit qu’un vigneron, cousin de la charmante vigneronne, veut me montrer des oubliés de cave. Et me voilà achetant des 1893, 1900, 1921, 1926, 1929, 1934 de divers vins dont bien sûr des saint-émilions mais aussi des sauternes. Je retourne manger un petit casse-croûte chez Jean Luc Thunevin. On m’apprend que j’ai raté les truffes pendant que j’explorais ces caves en déshérence. Un Vega Sicilia 2004 sur un solide pâté, même si c’est irréellement jeune, c’est vraiment bon. Je m’effondre sur mon lit pour la deuxième fois, deuxième pierre de mon chemin de croix.

une nuit à l’hotel Plaisance à Saint-Emilion lundi, 4 avril 2005

L’Hostellerie de Plaisance, au pied du clocher de Saint-Émilion, est l’hôtel de Gérard Perse. J’ai bavardé avec lui peu avant le dîner magique à La Gaffelière. Il est aussi propriétaire de château Pavie qui eut l’honneur du classement du Grand Jury Européen pour l’année 2000. C’est dans la lettre que j’ai adressée aux lecteurs de mon bulletin. Le fait que son vin soit classé premier lui semble tout à fait naturel et destiné à se reproduire sur de nombreuses années. C’est une confiance à la Schumacher. Le chef de cet hôtel, Philippe Etchebest, meilleur ouvrier de France comme le fut Eric Fréchon, est un ami de Yannick Alléno, d’un gabarit plus rugbystique que lui. Il fit le délicieux repas au château La Gaffelière (voir bulletin 136), d’une sensibilité rare.
Evoquons un de ces moments forts que vous avez sans doute connus comme moi : des camions sont affectés au ramassage des containers permettant le tri sélectif des bouteilles et débris de verre. Un fonctionnaire municipal a déterminé qu’il ne faut pas déranger la circulation automobile diurne. Il s’agit de confort urbain. C’est à 6h15, quand les effluves de La Gaffelière 1904 caressent encore mes rêves, qu’on opère sous ma fenêtre. Un gyrophare donne à ma chambre des gaietés de carnaval, une discrète sirène mise en sourdine rappelle que le véhicule est important. Le verre qui change de réceptacle a un délicat bruit de coquilles d’huîtres qu’on jette dans un vide ordures. Je venais juste de m’endormir en un site merveilleux qui évoque les galanteries médiévales. Le geste par lequel j’entasse trois oreillers sur mon visage est serein, rassuré : je sais que l’Environnement est protégé. La défense de la planète est en marche. A toute heure.

Quand je suis réveillé, il est temps de prendre livraison des vins que j’ai dénichés dans une cave privée. Le prix offert avait plu à leur propriétaire au point que là où j’avais demandé qu’il choisisse six vins de bons niveaux de 1929, il m’en a donné douze. Pour le plaisir. Il siéra de lui rendre cette faveur sous une forme adaptée.

je découvre le splendide nouveau site de Apicius vendredi, 25 mars 2005

La bonne humeur qu’avait créée la surprise du chasseur lecteur m’a sans doute poussé à rester dîner (voir bulletin 135) en improvisant une table à 19h55 ! Avant que mes convives n’arrivent pour ce dîner je cours saluer Jean-Pierre Vigato dans son palais de la rue d’Artois qui donne à toute son équipe un large sourire. C’est ainsi que l’on devrait concevoir de vivre à Paris : un parc de cinq mille mètres carrés et un hôtel particulier où l’on doit compter bien plus de mille mètres carrés de plancher. Et je ne peux m’empêcher de penser à Jean-Pierre Raffarin. Un ministre sans enfant a le droit de se loger dans 80 mètres carrés. Si l’on admet que la surface permise va décroître de deux mètres carrés par échelon hiérarchique dans la fonction publique, j’imagine volontiers que le garde barrière de la SNCF qui surveille la D 129 qui mène à Trifouillis les Pomponettes va se voir attribuer un logement virtuel de « moins » dix mètres carrés, concept mathématique fort intéressant où la logique raffarinienne créerait des surfaces dont les dimensions sont des nombres imaginaires purs, qui auraient passionné Salvador Dali s’ils avaient eu une couleur comme les voyelles rimbaldiennes. Je quitte le palais de la rue d’Artois joliment décoré d’un modernisme rassurant. Les arums y sont présentés dans de gigantesques soliflores garnis de belles ailes d’ange toutes blanches sans doute volées à Victoria’s Secret. Des peintures et sculptures d’une rare beauté, des coloris tendance, tout ici donne envie de festoyer. On le fera bientôt : pour le mois à venir, un dîner dans une suite où Dali a vécu, un autre dans le beau palais d’Apicius. Diriger les dîners de wine-dinners est un vrai sacerdoce. Je gagne mon paradis.