240ème dîner de wine-dinners au restaurant Marsan d’Hélène Darrozesamedi, 7 décembre 2019

Le 240ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Marsan d’Hélène Darroze, organisé pour un participant de plusieurs de mes dîners. Appelons-le M.O. Il désire faire ce dîner chez Hélène Darroze et je suis allé étudier la cuisine du Marsan, ce qui m’a convaincu de faire le dîner en ce lieu. J’ai discuté avec le chef Hugo Bourny et avec le sommelier Baptiste Ducassou des orientations à donner à certains plats pour qu’ils s’adaptent aux vins anciens et la compréhension a été immédiate. Le menu a été mis au point il y a quelques semaines et quand j’ai reçu le projet final, il m’est apparu qu’il faudrait discuter encore de certains aménagements.

Mes vins avaient été livrés au restaurant il y a quatre jours avec des verres que je prête pour le dîner. J’arrive à 15h15 au restaurant afin d’ouvrir les vins. L’ouverture va prendre plus de temps que d’habitude car nous serons 21 à la belle table conviviale du rez-de-chaussée du restaurant Marsan et j’aurai à ouvrir 20 bouteilles, un magnum et une bouteille d’alcool. Les vins en bouteilles sont tous en double, et je constate que même lorsque leur origine est la même dans mes achats, les parfums à l’ouverture peuvent être très différents du fait d’états de bouchons dissemblables. Le plus gros écart concerne le Meursault Coche-Dury 1990, l’un des bouchons étant noir. Les parfums des Fargue 1985 sont aussi d’ampleurs différentes.

A 16 heures, au milieu de la phase d’ouverture, je discute avec le chef Hugo Bourny et je lui apporte en cuisine un verre du Gruaud Larose 1928 pour qu’il puisse juger de l’accord avec le rouget et avec ce qui l’accompagne. Quelques minutes plus tard je remonte en cuisine avec un verre de Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 qui permet d’éliminer une version du foie gras poêlé et de ne retenir que le foie gras poché, qui sera servi sans son bouillon de cuisson.

Je goûte aussi diverses versions du dessert à la mangue, préparées par la pâtissière, pour retenir deux versions complémentaires, avec un peu moins d’accompagnements. J’aime beaucoup ce travail fait en commun avec les chefs qui permet de se poser des questions inhabituelles telles que celle-ci : si un ingrédient est intéressant pour « faire » un plat et si cet ingrédient n’est pas un ami du vin, faut-il le conserver ? On ne fait pas un plat pour « faire » un plat, mais pour accompagner le parcours d’un vin, et c’est cet esprit qui crée les plus beaux accords. Nous nous sommes bien compris et c’est gratifiant aussi bien pour le chef que pour moi.

Lorsque M.O. m’avait annoncé vingt personnes, des amis d’enfance ou d’études, j’imaginais dix couples. Or en fait contre toutes les tendances politiquement correctes il n’y aura aucune parité puisque nous serons 21 ‘genrés’ ‘mâle européen’ et le titre du petit carnet fourni à chacun par M.O. est : « un dîner, de mecs… ». Ils sont tous dans la quarantaine active, tous amis, joyeux et volontiers taquins, et l’ambiance sera une des plus souriantes que j’aie connues dans mes dîners. Malgré les grèves tout le monde est là. Personne ne raterait ce dîner d’amitié. Comme deux ou trois sont en retard, M.O. fait ouvrir deux bouteilles de Champagne Henri Giraud blanc de craie qui sera une belle mise en bouche pour la suite du programme, champagne agréable à boire et d’une belle lisibilité.

Le menu est ainsi rédigé : des tastous pour titiller l’appétit… feuilles d’origan, anguille fumée, citron vert / croustillant de peau de poulet, foie gras de canard des Landes / pain soufflé croustillant, crémeux de chèvre fumé. A table : l’huître «Perle Blanche»… comme une icône…, velouté glacé de haricots maïs du Béarn, caviar Osciètre / le homard bleu… légèrement fumé et laqué… consommé de champignons des bois / le rouget vendangeur… farci d’olives Taggiasche et de pimientos del piquillo, jus intense lié au foie du rouget / le pigeonneau fermier cuit à la goutte de sang, flambé au capucin…jus intense au molé mexicain / foie gras de canard des Landes, poché dans un dashi légèrement infusé au cédrat mais servi seul / Stichelton / la mangue du Pérou… / madeleine à l’huile d’olive et au sarrasin, mendiant au chocolat.

Le Champagne Bollinger R.D. magnum 1973 qui a été servi en 1981 au mariage du Prince Charles avec Lady Diana est grandement mis en valeur par le précédent. Il est rond, cohérent comme une sphère de saveurs délicieusement dosées. C’est un champagne de grande personnalité, gourmand et doux. Les amuse-bouches sont très précis et goûteux et se marient bien avec le champagne raffiné.

Lorsque Baptiste avait ouvert les deux Champagne Dom Perignon 1982, l’un d’entre eux avait un parfum iodé incroyable, qui confortait mon envie de l’associer avec une huître. L’huître qui nous est servie est raffinée et s’accorde à merveille avec ce champagne romantique, tout en évocations plus qu’en affirmations. J’aime particulièrement ce millésime et il se montre sous son meilleur jour, jouant avec le plat comme un couple de patinage artistique glissant sur la glace.

Le homard très épuré et de belle et forte mâche accompagne deux vins. Si le Chablis Blanchot Vocoret & Fils 1988 était seul, on aimerait son calme, sa retenue de vin agréable sans être éblouissant. Mais il est vite ignoré car le Meursault J.F. Coche Dury 1990 est une bombe de minéralité. Comment ce vin « Villages » peut-il avoir une telle énergie et ‘pétroler’ de cette façon ? Il faut le talent de ce vigneron emblématique pour qu’on atteigne un tel niveau de vivacité et de persuasion. L’accord est classique mais efficace.

Mettre du rouget avec des vins rouges est une de mes audaces. Et ça marche. Le parfum du Château Canon La Gaffelière 1955 est probablement le plus beau des vins de ce dîner, à l’exception des liquoreux. Car la noblesse et la richesse de cette fragrance est conquérante. Le vin a une belle évocation de truffe et une mâche splendide.

Il n’aura pas, à mon sens, la consécration qu’il devrait avoir dans les votes, y compris le mien, car il est associé à un époustouflant Château Gruaud-Larose-Sarget 1928. Tous les convives sont subjugués par la couleur des deux bordeaux, si jeune et d’un rouge sang, aussi bien pour le 1955 que pour le 1928. Et le 1928 a une dimension de plus dans la richesse de son goût. Beaucoup des amis de M.O. se demandent comment il est possible d’avoir un vin aussi cohérent, équilibré et percutant. Le rouget joue son rôle de mise en valeur du vin et ce Gruaud Larose est exceptionnel, avec une longueur qui n’en finit pas. L’accord est d’une subtilité rare.

Le Clos de la Vigne aux Saints Louis Latour 1985 est d’un niveau supérieur à ce que j’attendais. Ce vin est très consensuel, comme une discussion au coin du feu. Il a un bel équilibre avec un fruit de belle qualité, mais le vin qui lui est associé va prendre tout l’espace disponible.

A l’ouverture des vins, avant que je n’ouvre le Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1964 j’avais dit à Baptiste : je suis sûr que ce parfum sera exceptionnel. Et il l’était. Maintenant qu’il est servi on sent un parfum salin d’une rare distinction, pénétrant et incisif. En bouche ce vin est conquérant, dynamique, entraînant. Un vrai miracle de charme bourguignon, d’un vin ancré dans son terroir. Beaucoup de convives sont sans voix devant tant d’équilibre et de richesse.

Hélène Darroze est venue nous saluer, nous expliquant que sa recette du pigeonneau flambé au capucin est une recette ancestrale des Landes, en vigueur dans sa famille depuis des lustres. Le pigeon est divin, à la cuisson parfaite.

La Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 accompagne le foie gras poché et tout le monde constate la pertinence du plat. Le parfum du vin est superbe mais fort curieusement, il montre moins de sel que le Chambertin. Le vin est doux, tout en suggestion, mais il a aussi une belle énergie, et comme il représente pour mon goût l’âme de la Romanée Saint-Vivant du domaine, je l’ai nommé premier dans mon vote, car on retrouve la pureté de ce vin d’une année qui ne joue pas par sa force mais par ses délicates évocations. L’accord met en valeur la subtilité du vin par la douceur du foie poché.

Les deux sauternes de la famille Lur Saluces sont servis ensemble sur deux plats, le fromage et le dessert. Le Château De Fargues 1985 a une couleur très claire alors que le Château d’Yquem 1967 a une belle couleur acajou très foncée. Le parfum de l’Yquem est d’une force rare, radieux comme un soleil et le Fargues joue plutôt sur des évocations délicates. On peut jouir des deux si on ne les compare pas, car la puissance de l’Yquem écraserait tout sur son passage.

J’aime beaucoup le Fargues expressif et long. Et l’Yquem est conquérant. C’est probablement le plus grand 1967 que j’aie bu, vin qui jouit d’une notoriété forte et montre qu’il la mérite.

Ce soir j’ai trouvé le Stichelton un peu gras et crémeux et je lui aurais préféré un stilton plus sec et plus salé. Le dessert à la mangue est idéal pour ensoleiller encore plus les deux sauternes délicieux.

Le dîner s’étend dans la nuit aussi fais-je voter sans attendre l’apparition du Marc de rosé d’Ott Domaine d’Ott 1929 qui est de toute façon inclassable avec les autres vins. Tous les vins ont eu des votes sauf un, le Chablis, que j’ai trouvé bon sans être vif, dans l’ombre du meursault. Le chambertin figure dans vingt votes sur 21 possibles et le Gruaud-Larose figure dans 18 votes sur 21. Quatre vins seulement ont eu des votes de premier, ce qui est une forte concentration, le chambertin a eu dix votes de premier, l’Yquem cinq votes de premier, le Gruaud Larose quatre votes de premier et la Romanée Saint-Vivant deux votes de premier.

Le vote du consensus est : 1 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1964, 2 – Château Gruaud-Larose-Sarget 1928, 3 – Château d’Yquem 1967, 4 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 5 – Meursault J.F. Coche Dury 1990, 6 – Clos de la Vigne aux Saints Louis Latour 1985.

Mon vote est : 1 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 2 – Chambertin Clos de Bèze Pierre Damoy 1964, 3 – Château d’Yquem 1967, 4 – Château Gruaud-Larose-Sarget 1928, 5 – Champagne Bollinger R.D. magnum 1973.

J’ai trouvé dans mes archives que le Chambertin Clos de Bèze de Damoy de 1961 ou 1964 a été servi dans 12 dîners et a obtenu sept places de premier pour le consensus. En voilà une huitième.

Le marc est sacrément puissant et rebute certains. Heureusement les madeleines apaisent le palais. J’ai connu des marcs de 1929 plus doux que celui-ci, à la belle couleur rosée.

Comme les vins, toujours en double, étaient différents d’une bouteille à l’autre, j’avais demandé à M.O. que ses amis ne cherchent jamais à goûter l’autre bouteille servie à l’autre moitié de la table. La discipline de tous a été remarquable. Vers la fin du repas M.O. a fait un court discours évoquant des épisodes et anecdotes d’événements communs. Cette camaraderie souriante est extrêmement rafraîchissante. J’ai adoré le ton général des échanges de cette soirée.

La cuisine inspirée par Hélène Darroze sur laquelle je me suis permis d’effectuer quelques petites modifications a été unanimement plébiscitée par cette belle assemblée d’amis. Les accords créés par l’iode de l’huître, le velours viril du rouget ou la divine chair du pigeonneau ainsi que le foie poché ont été superbes. Le service des vins par Baptiste a été compétent et efficace. Tout s’est passé de façon remarquable. Il ne reste plus qu’à recommencer…

le petit carnet remis à ses amis par l’organisateur du dîner ;

les vins dans ma cave

la salle avec les verres

pendant que j’ouvre les bouteilles, le chef me fait goûter des plats. Ici le rouget en deux présentations

le repas

le vote

le menu