Un passionné m’invite à Lyon avec des vins raressamedi, 2 octobre 2010

Florent a autour de trente ans. Je ne lui ai jamais demandé son âge. Il recherche les vins les plus rares dont il apporte un témoignage joliment analysé. Nous avons dégusté beaucoup de vins ensemble et une amitié est née, qui de mon côté a une dimension d’affection paternelle. Si la passion des vins anciens pour laquelle j’ai un rôle « militant » pouvait me survivre par Florent, j’en serais ravi.

Mais il n’a pas besoin de moi, et le repas que je vais raconter permettra de répondre à la question : « qui est l’élève et qui est le maître ? ». La réponse s’imposera à l’évidence : il n’y a ni élève ni maître. Nous sommes deux passionnés. Deux ? Je devrais dire trois ou plus car Florent chasse la bouteille rare avec Olivier son compère. Florent invite avec son épouse et avec Olivier ses parents, son frère, des amis cavistes, les deux collectionneurs suisses avec lesquels j’avais partagé cinq vins du 19ème siècle au château de Beaune avant les vacances, un journaliste et moi.

Nous nous rendons pour déjeuner au restaurant Le Verre et l’Assiette à Lyon Vaise, tenu par Maryline et Olivier Delbergues. Dans ce petit restaurant qui ne paie pas de mine, Olivier le chef a réalisé un repas de grande qualité ciselé pour les vins avec l’aide de Florent, qui a suggéré des choix pertinents : cubes de saumon Gravlax / panacotta d’oursins, émulsion d’eau de mer aux œufs de harengs fumés / velouté d’artichauts de Jérusalem, pulpe de boudin noir de la maison Bobosse, demi homard rôti / rouget barbet sur une galette aux deux quinoas, réduction de jus d’arêtes tout simplement / ris de veau rôti, fricassée de champignons des bois, jus infusé à la fève de Tonka / superposition de céleri, foie gras et pigeon rosé et, à la paille, petit pot de lentilles fumées / dos de lièvre, racines d’Antan, jus de carcasse émulsionné au cassis / stilton, vieil Ossau / dans un verre, compotée de figues de Solliès-Pont, riz au lait déstructuré infusé au tilleul / assortiment de chocolats épicés « Bernard Dufoux ».

Pour chacun des vins, j’accolerai à son nom la remarque de Florent pour justifier son choix, lorsqu’elle figurait sur son mail d’invitation. Elle sera en italique.

Le champagne G.H. Mumm & Co Rosé 1955 a une couleur d’un or profond. Son nez est superbe de thé et de fruits discrets orangés. Le goût est splendide de belle acidité. Il n’y a plus de bulle mais un beau pétillant. Le fruit est très beau et élégant. Le final est un peu raccourci par le gravlax délicieux mais asséchant le vin. Le champagne a une belle râpe. C’est un très grand vin. A ce stade, je n’ai toujours pas remarqué qu’il s’agisse d’un rosé, car je n’ai pas regardé le menu. Et c’est vrai que rien n’indique qu’il s’agit d’un rosé, situation fréquente pour les champagnes vieux. Le vin est doucereux, avec cette richesse que seuls les champagnes anciens peuvent avoir et l’acidité le rend délicat et grand.

Champagne Billecart Salmon NF 1964 A priori aussi mythique que le 1959 élu plus grand Champagne du siècle. Sa couleur est jeune, de miel clair. Le nez est à « tomber par terre ». Il est explosif et la bulle est belle et fine. Florent nous dit qu’à l’ouverture, le bouchon avait sauté, ce qui montre la conservation de toute sa bulle. Le nez est jeune de citron confit. En bouche, ce qui frappe sous la bulle active, c’est son extrême jeunesse. Il n’y a pas de signe d’évolution mais des signes de plénitude. La panacotta fouette le champagne, qui serait un peu discret en bouche sans elle. Il s’anime et affiche une belle race. La longueur est extrême et l’émulsion d’eau de mer donne de l’iode au goût du vin. Trouvant de l’expansion dans le verre il est réveillé, emplit la bouche, champagne quasi parfait. Le plat, lui aussi, a une belle persistance aromatique.

Pavillon Blanc Château Margaux 1928 Le plus rare et le préféré du Château. La couleur est très foncée, ambrée. Le nez est celui d’un sauternes sec. Il y a du thé, des fruits compotés. En bouche, on sent le thé, une eau de vie très douce. Le vin est astringent, d’une belle fraîcheur épicée. Le final est salin. Le vin se transforme avec le plat qui arrive assez tard. Il devient brillant et si le nez perd l’aspect sauternes, c’est en bouche qu’il le retrouve. Ce vin excellent, étrange, est un grand bonheur.

Le Montrachet Marquis de Laguiche 1966 Drouhin a un nez incroyable. Il évoque immédiatement la perfection du montrachet. En bouche, c’est la complexité absolue. Il est pur, d’une complexité extrême et d’une élégance rare. Il est fort, mais sait jouer en douceur. Le bouquet de saveurs est unique, avec citron, fruits confits, épices. C’est un vin parfait dans l’élégance et le Margaux 1928 ne perd rien lors de la confrontation. Le boudin est parfait, le homard à la chair intense souffre un peu de la place prise par le boudin, et l’artichaut qui rend le plat cohérent n’apporte rien aux vins. Le plat va plus sur le 1928 que sur le 1966.

Le Bâtard Montrachet 1979 André Ramonet, le plus abouti des Bâtard de Ramonet pour Clive Coates, est d’un jaune citron. La minéralité du nez est impressionnante. On croirait un 2005. En bouche, c’est la fluidité, la perfection, l’impression que le vin coule en bouche comme une cascade chantante. L’impression qui domine, c’est celle de rencontrer la perfection absolue, celle qui fait que l’on donne une note de 100/100 sans hésitation. Le vin est délicat, citronné, minéral, élégant, puissant et fluide, et sa rémanence est celle d’un vin profond. De la cuisine, je sens les effluves du plat qui va être servi et de loin, je dis : « ce plat serait un plat de vin rouge ». Je n’ai pas lu le mail !

Et Florent dit : « pour toi, connaissant tes goûts, j’ai mis aussi sur ce plat le Château Rayas (Rouge) 1979 Clin d’oeil pour François car servi sur du poisson… L’égal du 1978 pour Bettane. Le nez de ce vin est évolué mais d’une richesse rare. On imagine un coulis de quetsche. La couleur est un peu trouble. En bouche, la richesse du fruit est immense. Le vin est puissant et évolue.

Le Bâtard est moins adapté au plat que le Rayas, qui est beau, mais pas aussi parfait que le Bâtard. Le rouge est un peu sérieux mais j’aime. Il n’est pas très sophistiqué, mais présent en bouche. La lie me montre qu’il n’est pas totalement équilibré, ce qui avait gêné un ami suisse pendant sa dégustation.

Le Chateau Montrose 1921 est d’une couleur d’un beau rouge doré, si l’on peut dire. Le nez est un peu torréfié. Il y a beaucoup de bois dans ce nez un peu poussiéreux. En bouche il y a de l’acidité mais aussi une douceur extrême. La trame est incroyable. Voilà un grand vin qui va se révéler. Avec le délicieux ris de veau, spécialité du chef, le vin exprime de la rose avec une grande délicatesse. Autour de la table, trop longue et étroite pour que nous discutions tous ensemble, j’entends que le vin est rustique. Je trouve au contraire qu’il est tout en finesse, délicat mais au final un peu limité. Il s’assemble de plus en plus et devient très grand.

Quand on boit le Clos Vougeot Cuvée Liger Belair 1923 Nicolas, on s’embarque vers le bonheur. La couleur est trouble et un peu laiteuse. Le nez est très épanoui. La bouche est riche. Il y a un fruit imposant, fruit rouge délicat. Le vin est ample et plein de charme. Son grain est velouté. Il exprime la grandeur du pinot noir et je reconnais pleinement tout ce que j’aime de 1923.

Le Château Mission Haut Brion 1934 est de l’année la plus élégante chez Mission pour Michael Broadbent. La couleur est d’une densité peu croyable. Le rouge est sanguin. Le nez est imposant, lui aussi d’une densité extrême, où la mine de crayon domine. Florent voulant que les vins ne soient pas chauds a donné un coup de froid au vin, que je ressens. Quand le vin s’étend, il est truffe, mine de crayon, et surtout d’une densité incomparable. Le pigeon goûteux fait « exploser » le Mission.

L’Echézeaux 1966 Henri Jayer a une couleur clairette. Le nez est austère mais précis. L’élégance des vins d’Henri Jayer se retrouve ici, avec des notes de café subtil, non torréfié et de léger cacao. Expressif, élégant, c’est un grand vin. La crème de lentilles fumée donne du fumé au vin. La juxtaposition du 1934 et du 1966 sur le plat est quasi naturelle sans aucune nuisance entre les deux. La pureté du vin de Jayer est exceptionnelle. Un ami qui l’a connu dit : « c’est le fruit de Jayer ». La largeur de ce vin est exceptionnelle. C’est un témoignage, la quintessence du pinot noir.

Château Troplong Mondot 1947 L‘un des 5 plus grands 1947 pour le critique Suisse Allemand R. Gabriel. Très rare ! Nul d’entre nous n’a de repère sur ce vin qu’il est impossible de trouver. Sa couleur est très belle, représentative de celles des 1947. C’est un beau rouge intense. Le nez est très précis, pointu, de fruits rouges et d’épices. En bouche l’équilibre est beau, le fruit est dosé, l’épice est aguichante et le final fruité est grand. C’est cependant un vin qui ne peut pas aller jusqu’à l’extrême, car il lui manque un petit « je ne sais quoi ». Il a la beauté des 1947 bien maîtrisés. C’est un grand vin, au beau fruité, au bel équilibre et au fruit dosé.

Côte Rôtie La Mouline 1976 Guigal Le Cheval Blanc 1947 du Rhône pour Parker... La couleur est d’un beau rouge brillant. Le nez est époustouflant. Il est profond, « énorme ». En bouche le vin est riche, opulent, pas très complexe, mais tellement complet. La bouteille est parfaite, venant directement du domaine. Ce n’est que du bonheur. On sent l’alcool, le bois trempé dans de la décoction de fruits, le fruité est presque irréel tant il est grand. C’est un vin colossal.

Y d’ Yquem 1959 Le tout premier Y de l’histoire. La couleur est ambrée, avec un léger gris. Le nez explose d’alcool avec des traces d’amande. On dirait un madère. En bouche, l’alcool domine et le mimétisme avec un madère est confondant. Avec l’Ossau, l’accord est parfait. C’est à ce stade du repas le seul vin dévié que nous buvons. Il est bon, mais ce n’est pas un « Y ».

Florent chouchoute son Vouvray Clos Petit Mont 1928 Allias. Bettane le vénère, et le classe Top 5 de l’histoire. Introuvable. Le domaine n’en possède plus… C’est avec un regard gourmand qu’il nous le sert. Le nez est beurre, miel et litchi, très Vouvray. En bouche, quand d’autres pensent mangue, je trouve litchi, kiwi, figue de barbarie. Le vin est frais, léger, citronné, délicat. Il est très beau et va bien avec le stilton. Il est élégant et intemporel. L’évocation du tilleul dans le dessert lui convient. C’est un grand vin, mais pas le rêve que Florent avait conçu.

Ayant compris que Florent ne souhaitait pas que j’apporte un vin car sa composition d’ensemble, d’un raffinement extrême, aurait été troublée par une ajoute, j’ai apporté une bouteille de Une Tarragone des Pères Chartreux années 1910/1920. Cette Chartreuse a un nez qui soignerait toutes les maladies par les plantes, car il est envahissant de pureté de fleurs de printemps. Et pour reprendre la comparaison faite tout à l’heure, on sait avant même de la goûter que l’on est dans le 100/100, la perfection divine. En bouche c’est un péché tant c’est bon. J’en suis amoureux et j’ai fait des émules.

J’avais apporté en cadeau à Florent une bouteille mystérieuse qui m’avait été offerte il y a près de dix ans. La bouteille dit « liqueur du Père Kermann », puis sur une feuille collée au dessus de l’étiquette de la liqueur, « Grenage » mot titre dont la signification est un mystère, Bonafos Jean et 1902. Florent me demande de l’ouvrir. Le bouchon est sec et fait bien son âge. La couleur est transparente. Le liquide ne sent rien. Je le goûte, et c’est de l’eau ! Mon ami pourrait croire que je lui passe une patate chaude, mais il n’en est rien. Est-ce moi qui ai reçu une patate chaude ? La méprise, impossible à imaginer est trop drôle.

Olivier, le complice de Florent, fait passer fort opportunément une bouteille de Rhum « Trois Rivières » 1953 de 45° absolument merveilleux, un régal qui se marie divinement avec les beaux chocolats variés.

Nous n’avons pas classé les vins aussi mon classement (extrêmement difficile) est fait après coup. Je mettrais hors compétition la Tarragone, nectar olympien et ensuite : 1 – Bâtard Montrachet 1979 Ramonet, 2 – Côte Rôtie La Mouline 1976 Guigal, 3 – Echézeaux 1966 Henri Jayer, 4 – Montrachet Marquis de Laguiche 1966 Drouhin, 5 – Clos Vougeot Cuvée Liger Belair 1923 Nicolas.

Le chef a fait une cuisine exemplaire, avec des produits aux goûts profonds. Florent a imaginé des accords d’une belle intelligence, et son ordre des vins, peu conventionnel, s’est révélé cohérent. Autour de la table il n’y avait que des fous de vins. C’est l’amitié qui gagne le premier prix.