Un Mouton 1898 compense un faux Pétrusvendredi, 13 février 2009

Un nouveau casual Friday a lieu un vendredi 13, ce qui est signe de bonheur. Les participants ne sont pas du groupe habituel. J’ai apporté mes bouteilles la veille au restaurant Laurent. Notre rendez-vous est à 12h30 mais j’arrive à midi pile pour vérifier si les ouvertures se sont bien passées et je mets au point le menu avec Philippe Bourguignon.

Daniel a très correctement ouvert les bouteilles et je vois que le Pétrus 1936 n’est pas arrivé. J’imagine que mon ami a dû l’ouvrir chez lui car il habite à proximité. Le premier des arrivants vient de Lyon. C’est la première fois que je le vois, car l’envie de déguster ensemble s’est formée par nos échanges sur la toile. Florent a 32 ans, et son pedigree dans le domaine des vins anciens est déjà impressionnant. Il a apporté un Château Latour 1918 de la cave Nicolas et un grand vin blanc de Bourgogne que je lui demande de ne pas ouvrir car nous avons assez de vins. Le troisième larron de 57 ans que je connais pour avoir partagé de rares bouteilles et lutté contre lui en salles de vente arrive avec son Pétrus 1936 ouvert et nous montre le bouchon. Le bouchon est récent. Le nez du vin ainsi que sa couleur sont récentes. Le nez est objectivement de Pétrus, mais il s’agit d’un faux. Richard en est étonné, car qui ferait un faux 1936, année qui normalement ne suscite pas la fraude ? On ne fraude généralement que sur les grandes années. Richard a apporté en compensation un Château Mouton-Rothschild 1898 dont la capsule et le verre de la bouteille indiquent l’authenticité, l’étiquette récente ne donnant que l’indication d’un habillage récent. Si Richard a pris cette bouteille, c’est parce que j’avais annoncé un Pichon Baron de 1898. Or ayant aussi bien 1898 que 1904, je pense que mon Pichon Baron est de 1904, l’année n’étant pas lisible et le bouchon incapable de confirmer.

Avant qu’ils n’arrivent, j’ai goûté le Constantia d’Afrique du Sud du début du 19ème siècle que j’avais joint. C’est une supposition faite d’après le livre de cave des vendeurs d’une cave achetée récemment. Je suis étonné de la fraîcheur et des notes citronnées qui contrastent avec le parfum capiteux que j’avais attendu d’une goutte collée au goulot lorsque j’ai pris la bouteille en cave. Ce que je goûte ne ressemble pas à un Constantia. Nous verrons. J’ouvre le Mouton et le bouchon s’émiette. Richard est anxieux quand je l’ouvre, ce que je trouve sympathique car je suis aussi anxieux quand quelqu’un ouvre mes bouteilles.

Le menu consiste en une entrée au foie gras et joue de bœuf, un ris de veau à la truffe et une côte d’agneau. Les plats sont exécutés avec une douceur qui convient parfaitement au vin.

Nous prenons l’apéritif avec le faux Pétrus 1936 qui est, supposons-le, un Pétrus 1979. C’est en tout cas un Pétrus, avec un petit défaut qui s’amplifiera avec le temps au point de ressembler plus tard à un solide goût de bouchon. Le vin est buvable si l’on a soif, mais n’apporte aucune réelle émotion. A ma demande Daniel verse maintenant les quatre rouges dans nos verres, de gauche à droite : Château Mouton-Rothschild 1898, Château Pichon Longueville Baron de Longueville 1904, Château Latour 1918, faux Pétrus 1936.

Nous sommes trois, avec nos âges, nos cultures et nos expériences qui différent. Aussi, quand Richard dit que les deux plus vieux sont au-delà de leur période de vivacité, il crée un climat. Je savais que Richard est beaucoup plus critique que moi, et je sais que je suis plutôt « bon public », tolérant avec les vins anciens, mais cette phrase crée forcément une atmosphère. Fort heureusement nous sommes là pour partager ces flacons, et nous en profiterons. Le nez le plus beau, comme le souligne Florent, c’est celui du Pichon Baron. Je lui trouve en bouche de beaux accents fruités, même si une acidité insiste un peu. C’est au fil du temps le Mouton qui me plait le plus, qui devient de plus en plus mûr et structuré au point qu’en fin de repas il atteint un équilibre qui me ravit. Le plus désagréable en début de repas c’est le Latour 1918 aux accents giboyeux beaucoup trop prononcés. Mais progressivement ce défaut disparaît, même si le vin ne devient jamais d’une pureté totale. Ces évolutions me montrent qu’il eût été crucial d’ouvrir les vins beaucoup plus tôt.

Mes remarques sur ces quatre rouges seront les suivantes : il est certain que les deux plus vieux auraient été plus fringants il y a trente ans. Mais ils sont là, personne ne les a bus avant nous. Ils trouvent aujourd’hui l’issue pour laquelle ils ont été créés. Le Mouton 1898 me donne un réel plaisir. J’adore sa subtilité, sa délicatesse et sa finesse, et furtivement, j’ai pu retrouver ce que j’aime en Mouton, car comme pour chacun des vins, ce n’est pas facile de reconnaître son ADN sur ce que nous buvons. Le Pichon Baron 1904 est à la fois plus acide et plus velouté. Son fruit me séduit. Le Latour 1918 serait revenu à la vie quelques heures plus tard et ne nous a pas donné le plaisir escompté. Le faux Pétrus 1936 n’offre rien de bon,  même si c’est un 1979, car il a une absence de longueur et un gros défaut. Est-ce que le bilan est positif ? Pour moi il l’est, car l’important, c’est d’ouvrir ces témoignages qui ne demandent qu’à être bus. Florent est de mon avis. Est-ce que Richard, qui a bu tellement de vins extraordinaires est satisfait ? Malgré son regard critique sur les vins, je le crois volontiers. Nous n’avons pas laissé la moindre goutte des deux plus anciens. C’est la preuve que nous avons aimé.

Le supposé Constantia d’Afrique du Sud du début du 19ème siècle avait offert un nez de noix à l’ouverture, aussi ai-je demandé que l’on nous serve un Comté. Le nez est doux, fin et racé. La trace de noix existe. En bouche, c’est le citronné qui domine, puis un gras doucereux, avec une infime trace de glycérine. Ce vin est un objet vineux non identifié. Richard scrute la bouteille, d’une rare beauté, et confirme qu’elle a près de deux cents ans. Il confirme que le goût est bien de la première moitié du 19ème siècle. Les supputations ne vont pas beaucoup plus loin, car c’est un vin doux, dont la région pourrait être l’Afrique du Sud, mais sans certitude autre que le livre de cave là où je l’ai acheté. Le vin est-il bon ? Florent l’adore, Richard et moi l’apprécions plus pour la curiosité que pour une véritable valeur gustative. Nous sommes loin de la douceur captivante de mes vins de Chypre de la même période et des souvenirs de vins de Constance que j’ai déjà bus de cette période.

L’ambiance était amicale. Richard a une expérience unique au monde, ayant bu des vins rouges du 18ème siècle par exemple. Quand il nous raconte Lafite 1804 ou Lafite 1848 nous buvons ses paroles comme si nous buvions le vin. Florent pour son jeune âge a une expérience qui impose le respect. Cela me tente de l’aider, si je peux, à élargir le champ de ses connaissances déjà impressionnantes par certaines de mes pépites qui attendent en cave.

Nous avons bu des vins qui objectivement auraient dû être bus depuis longtemps. Mais nous les avons ouverts, et c’est cela qui compte. Et la délicatesse du Mouton 1898, le velouté du Pichon 1904 suffisent à mon bonheur. Aucun vin ne brillera à mon Panthéon mais nous pouvons être fiers d’avoir fait ce déjeuner où l’amitié n’est pas la moindre des richesses.