Un incroyable « soldat inconnu » probablement préphylloxériquelundi, 12 mars 2018

J’ai acheté une cave qui est une caverne d’Ali Baba, car s’y trouvent des vins qui font partie de chers désirs. Tous ont plus de 140 ans. Les vins sont arrivés dans ma cave et je les range dans des zones que j’ai organisées pour qu’ils me fassent rêver. Bien évidemment, lorsque mon fils vient à Paris, je n’ai qu’une envie, c’est de lui montrer. Nous passons de longues heures à regarder les bouteilles et à ranger près d’elles les bouteilles que j’avais déjà et qui sont de mêmes origines. Nous parlons, nous nous extasions et je pense alors au dîner de ce soir. Ma femme étant dans le sud, nous serons deux. Il est tentant de prendre une bouteille dans le nouvel arrivage et de façon assez naturelle je prends la plus basse des nombreuses bouteilles de Chypre 1869 vins qui sont plus vieilles de cent ans que mon fils. Une bouteille, la seule, a un niveau à mi-hauteur. Je la prends.

Il faut ensuite un grand champagne et ce sera un beau 1973. Pour commencer, on prendra un champagne plus probablement sans risque et ce sera un 2005. Il manque autre chose. Lorsqu’une jeune collaboratrice m’avait aidé à organiser ma cave, elle avait stocké dans des cases des vins impossibles à identifier. Dans une des cases, le cul de bouteille que je vois a toutes chances d’être du 19ème siècle. Profondeur, irrégularité de la circonférence du bas de bouteille, tout signe l’ancienneté. Je regarde la bouteille sans indication. Ce doit être un blanc de Bourgogne dont la couleur est belle. Une autre bouteille a le même fondement mais pas tout à fait. C’est alors que je vois une bouteille bordelaise infiniment plus menue que les larges et fessues bourguignonnes, et ce qui me frappe, c’est la finesse incroyable du pli de bas de bouteille, entre le cylindre et le cul. Le cul est profond mais tout dans la bouteille est frêle. Avec l’aide d’une lampe j’essaie de voir la couleur du vin et j’ai un déclic. C’est cette bouteille qu’il faut choisir.

Nous rentrons à la maison et à 17 heures j’ouvre les bouteilles. La capsule du vin bordelais est bleue, d’un bleu de libellule adouci par les ans. Et sur le haut de la capsule il y a une ancre de marine sur laquelle repose une grappe de raisin. Rien d’autre n’est visible. Fort classiquement le bouchon vient en miettes car il y a au milieu du goulot une surépaisseur qui étrangle le bouchon. On doit donc déchirer le bouchon pour qu’il s’extirpe. Même en miettes on voit que la qualité du liège est très belle. Le niveau dans la bouteille est à mi- épaule. Lorsque je sens, je suis surpris qu’il y ait un fruit rouge aussi généreux. La promesse est belle aussi est-ce opportun de laisser la bouteille tranquille dans une atmosphère assez fraîche.

La bouteille de Chypre 1869 qui a perdu près de la moitié de son contenu a sur le disque de contact entre la surface et le verre une myriade de bulles blanches qui sont franchement peu engageantes. Mais il faut savoir que j’ai choisi la plus blessée de toutes les bouteilles. Le bouchon est recouvert d’un énorme chapeau de cire très légère qui se découpe au couteau. Le bouchon ne fait pas deux centimètres de longueur et comme souvent avec ce type de vins, il s’est twisté, le bas du bouchon n’ayant rien d’horizontal. Le bouchon sent le vinaigre et le vin dans la bouteille sent le vinaigre. Ça me paraît mal parti.

Pour l’apéritif nous aurons des petites sardines, du saucisson, du pâté, et pour le plat nous aurons de délicieuses côtes d’agneau préparées avec moult épices du midi et pour la suite, nous improviserons.

Le Champagne Pierre Péters Blanc de Blancs Grand Cru L’esprit de 2005 a une couleur qui est plus foncée que ce que je pouvais imaginer. La bulle est active. Le champagne est beau, mais qu’est-ce qu’il est jeune ! J’ai perdu le goût pour des champagnes si jeunes. Plus le temps passe et plus les qualités de ce blanc de blancs se montrent. C’est avec les sardines qu’il est le plus vif, plus qu’avec le saucisson ou le pâté. C’est vraiment un champagne de gastronomie.

Mon fils cuit les côtelettes d’agneau et nous goûtons le vin inconnu. Le nez évoque des fruits rouges. Il est généreux. En bouche, le vin est un miracle. Il a des intonations de beaux fruits rouges avec une fraîcheur exemplaire. Sa longueur est irréelle. Immédiatement je pense à Château Margaux 1928 à cause des fruits rouges et du côté féminin du vin, mais force est de constater que le vin est beaucoup plus vieux, car la bouteille est du 19ème siècle et ne peut pas être une bouteille de réemploi. Alors je cherche. C’est un vin si féminin qu’il m’évoque un margaux. Mais il a une telle persistance aromatique et une telle fraîcheur que ce doit être un vin éternel. Et l’idée me vient qu’il puisse s’agir d’un vin préphylloxérique. Comme il est forcément du 19ème siècle, comme il a la noblesse d’un premier grand cru classé, pourquoi ne pas imaginer qu’il s’agisse d’un Château Margaux 1870 ou d’une année préphylloxérique de ce château. Et c’est alors que je me souviens que j’ai un Château Margaux 1887 dont la capsule est bleue. Il faudra que j’aille la regarder en cave. Mais pour l’instant j’ai envie que ce soit un Château Margaux 1870. Personne ne pourra me contredire, je ne cherche à convaincre personne, mais il y a un point important qui mérite d’être signalé. Je bois avec mon fils de nombreux très grands vins. C’est la première fois que je lui dis en cours de repas : « taisons-nous et recueillons-nous sur ce vin ». Je ne serais pas loin de penser que c’est le plus grand bordeaux que j’aie bu, mais si l’on veut être objectif, Mouton 1945 ou Lafite 1900 ont plus de charpente. Mais au niveau du charme, je ne vois pas de vin qui pourrait offrir un si beau fruit romantique associé à une telle longueur. Le caractère préphylloxérique est ressenti à cause de la jeunesse du vin et surtout de l’impression que ce vin éternel serait le même s’il était ouvert dans cent ans.

Mon fils et moi, nous sommes KO. Nous nous regardons comme deux athlètes qui viennent de se rendre compte qu’ils ont fini de courir un Marathon. On sait qu’on a accompli un exploit. C’est ce que nous ressentons. Et c’est d’autant plus fort que nous ne savons pas ce que nous buvons. Cet instant de grâce a une importance particulière.

Après ce moment inoubliable qui justifie plus que jamais les risques que j’ai pris d’acheter des bouteilles qui n’intéressent quasiment personne, que boire ? Le vin de Chypre qui avait gardé longtemps une ceinture de bulles blanches les a perdues. Le vin paraît beaucoup plus pur. Et il n’y a plus la moindre esquisse de vinaigre. Mais après un vin aussi extraordinaire que le bordeaux, le Chypre, même débarrassé de ses défauts, ne pourra pas briller. Aussi, comme l’aération lui fait faire des progrès, laissons-lui un jour de plus à s’aérer.

J’ouvre le Champagne Royal Charles Brut Charles Heidsieck 1973. La bouteille est belle et d’une forme très originale. Son étiquette est comme neuve. Le bouchon se brise et même avec le tirebouchon on ne peut empêcher que le bas de bouchon se brise aussi. La couleur du champagne est magnifique, d’un or blond léger, la bulle imperceptible à la sortie du bouchon laisse la place à un pétillant très net et très actif. Le champagne est vif, vibrant, tranchant comme la lame d’un sabre de samouraï. Il est immense et montre que si le champagne Péters a de grandes qualités, il ne peut lutter contre l’effet si bénéfique de l’âge. Je prends un peu de camembert sur le Royal Charles. Nous grignotons ensuite des petits biscuits et nous bavardons de tout et de rien.

Il me semble que nous n’avons probablement jamais été aussi émus par un vin comme ce bordeaux inconnu aux fruits rouges invraisemblables et à la longueur et la fraîcheur des plus grands vins que nous ayons bus.

le vin de Chypre 1869 a une cassure de verre sur le goulot qui doit dater de plus d’un siècle

photos prises lorsque la bouteille est vide :

les deux bouteilles, celle du bordeaux étant vide

les côtelettes