Repas dominicaux avec mes trois enfantsmardi, 19 décembre 2017

Mon fils ne sera pas présent en France le jour de Noël aussi mes deux filles et leurs enfants sont invités le dimanche qui précède Noël. Leurs obligations personnelles empêcheront que nous soyons tous ensemble réunis. Ma fille aînée sera présente au déjeuner et ma fille cadette au dîner.

Pour l’apéritif du déjeuner j’ai prévu un Pavillon Blanc de Château Margaux sans année qui doit avoir une quarantaine d’années si on se fie au bouchon et à la couleur ambrée. Il est d’avant 1978 puisque ce vin n’a été millésimé qu’à partir de 1978, même si des années comme 1928 et 1929 ont été millésimées. Le premier contact avec le vin un peu froid laisse penser que le vin est madérisé, mais dès que le vin s’épanouit dans le verre on voit apparaître du fruit, et une belle ampleur qui le rendent fort agréable. Il n’est pas parfait mais significativement bon et de belle construction avec un fruit appréciable.

Nous mangeons du jambon Pata Negra qu’on enroule sur des gressins et du houmous que ma femme a rafraîchi par des grains de grenade. Il y a aussi des petits dés de mimolette.

Le plat principal est de l’osso bucco servi avec des tagliatelles. J’hésite entre blanc et rouge et je choisis d’essayer les deux. Nous commençons par un Pouilly-Fuissé Debaix Frères 1961. Sa couleur est foncée et le vin montre des signes de fatigue qui font que nous n’allons pas longtemps insister. Il est buvable, mais n’a pas assez de personnalité.

J’ai ouvert il y a deux heures un vin qui fait partie des vins que j’ai achetés il y a environ quarante ans et se révèlent brillants. C’est un Santenay Gravières Jessiaume Père & Fils 1928 au niveau très proche du bouchon, à 3 centimètres ce qui est extraordinaire pour cet âge. Le nez à l’ouverture promettait des merveilles.

Le vin est servi à l’aveugle et mes enfants, devant la puissance exposée, pensent à des vins étrangers ou du sud. Ma fille aînée pense à une Côte Rôtie et suggère 1974. Mon fils, imaginant que c’est très ancien, propose une année bien antérieure à ce qu’il ressent et annonce un vin espagnol de 1955. Or c’est un Santenay de 1928. Ce vin ne semble pas touché par l’âge et ce qui frappe c’est que du début à la fin de la dégustation, il ne va pas changer d’un pouce. Il semble avoir trouvé un équilibre qu’il ne quittera pas. Ce qui me frappe, c’est la tension de ce vin qui est vif, cinglant, avec un beau fruit présent et une acidité dosée qui lui donne de la fraîcheur. Nous nageons dans l’irréel. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que je viens d’ouvrir à deux jours d’intervalles un Corton Clos du Roi 1929 et un Santenay Gravières 1928 et que les deux ont atteint une sérénité qui semble éternelle et immuable. Ils ont atteint un équilibre qui se révèle indestructible. Dans mon livre paru en 2004 j’estimais que les années 1928 et 1929 sont deux immenses années aux vins d’une solidité inattaquable. J’en ai une fois de plus la démonstration avec ces deux vins brillantissimes.

Je garde un peu de chaque vin pour ma fille cadette qui viendra dîner. Il faut donc un autre rouge et j’ouvre sur l’instant sortant de la cave froide un Vega Sicilia Unico Reserva Especial fait avec un assemblage des millésimes 2003 – 2004 – 2006. Ce vin a été mis sur le marché en 2017. Le contraste avec le 1928 est évident. Le nez regorge de cassis et de jeunesse. On dirait un 2012. En bouche il n’est pas vraiment Vega Sicilia Unico. Il fait trop jeune, trop jeune fou. Mais il est diablement passionnant, juteux, fruité et élégant. Nous le garderons pour ce soir. Le dessert d’ananas Victoria en dés se mange en buvant de l’eau.

Le dessert est accompagné d’un gâteau diabolique, un Christstollen dont la pâte est fourrée de raisins secs et de pâte d’amande, est arrosée de rhum et saupoudrée d’une fine couche de sucre glace. Il est impossible de ne pas succomber.

Ma fille cadette fait suite à sa sœur comme dans le théâtre de boulevard où les personnages ne se rencontrent jamais. Le repas aura le même profil que celui du déjeuner. Il restait un peu du magnum de Champagne La Grande Dame Veuve Clicquot 1985 ouvert il y a deux jours que ma fille trouve à son goût. Pendant qu’elle en profite j’ouvre pour mon fils et moi un Champagne Krug 1989. Le pschitt me surprend par sa force. La couleur est un peu ambrée mais le champagne n’a pas l’ombre d’une trace d’âge. Quand je pense qu’on estimait que les champagnes devaient se boire dans les dix ans ! Ce champagne de 28 ans a plus d’énergie que des champagnes beaucoup plus jeunes. Il est riche complet et carré. Il est masculin, guerrier. Goûtant le Veuve Clicquot qui semble ne pas être affecté d’être resté deux jours après son ouverture, je lui trouve plus de charme qu’au Krug parce qu’il est plus féminin, mais le Krug est grand aussi.

Nous goûtons ensuite les dernières gouttes du Santenay Gravières Jessiaume Père & Fils 1928 de ce midi. Il a toujours la tension que j’avais alors remarquée mais il y ajoute un velours extrême. Sa douceur est prodigieuse. Ce vin riche est un miracle. La lie m’enchante au plus au point, concentré de velours.

C’est le tour du Vega Sicilia Unico Reserva Especial et je suis subjugué. Ce vin ne ressemble pas du tout à un Vega Sicilia Unico. Il est gracile, frêle, mais il a les frémissements d’une ballerine. Tout est gracieux, suggéré, d’une rare finesse. J’ai l’impression d’entendre le message d’un ange. C’est le bruit d’un bébé qui tète. Comment ce vin puissant d’Espagne peut-il être aussi délicat ? C’est un enchantement.

Le seul changement entre le déjeuner et le dîner est que le dessert au lieu d’être seulement de l’ananas Victoria a été associé à une mangue bien mûre. Et l’association est d’un bel effet. Avoir mes enfants et quatre des six petits-enfants une semaine avant Noël, c’est en avance un très beau cadeau.

le dîner