Préparation d’un dîner au George V jeudi, 12 juin 2003

J’envisageais de faire un dîner différent de ceux développés par wine-dinners, pour un plus grand nombre de personnes que je voulais honorer. Le George V ayant une belle capacité d’accueil, avec un service irréprochable, Philippe Legendre ayant réussi tous les dîners que nous avons élaborés ensemble avec Eric Beaumard, le choix se porta naturellement sur ce bel endroit.

Quand nous avons réfléchi à l’événement que nous créerions, Philippe me dit : je pourrais vous préparer de ces volatiles que l’on mange avec les doigts en croquant les os, mais ne soyez pas plus de soixante. Ce chiffre me convenait bien, et conduisait immédiatement à l’idée générale du dîner : n’ouvrir que des impériales et uniquement de premiers grands crus classés. L’idée avait pris consistance. Philippe Legendre et Eric Beaumard pouvaient élaborer un repas de rêve. Bien sûr, comme avec Alain Senderens j’ai changé les vins une ou deux fois, ce qui est normalement assez surprenant, car il est difficile de se tromper sur des impériales, mais j’ai quand même réussi à le faire.

Je livre les vins quelques jours avant, avec d’infinies précautions tant les flacons sont rares, et j’ajoute quatre doubles magnums de Château Meyney 1967, pour le cas où il y aurait un problème sur un flacon, ou une soif mal estimée. Pour que l’événement soit une réussite, je prévois d’affecter l’après-midi aux derniers préparatifs, et je réserve une table au Cinq pour le midi du fameux dîner. Eric Beaumard est un être exquis, mais tant sollicité et aimant tant faire plaisir à tous qu’on traite un sujet avec lui en s’y reprenant à plusieurs fois. Il est tellement enthousiaste qu’on se laisse gagner par ses élans, ce qui passe très bien. J’avais prévu que l’on ouvre les impériales la veille en cave, mais, faute d’instruction, les sommeliers ont ouvert trois des quatre doubles magnums de Meyney prévus seulement par sécurité. Je ne l’ai appris que le soir même. On en verra les conséquences, forçats que nous fumes, devant finir les fonds d’impériales.

 

 

Déjeuner chez Lavinia mercredi, 11 juin 2003

Déjeuner chez Lavinia, ce grand magasin du vin où l’on trouve de tout et où j’ai l’impression d’être riche, tant les prix explosent par rapport à mes prix d’achat. Belle surprise, la cuisine existe. C’est plus qu’honnête et mérite un encouragement.

Je suis invité, et l’on commence par un vin du stock du lieu : Puligny Montrachet les Folatières 1998 Domaine d’Auvenay mise en bouteille par Lalou Bize-Leroy. Disons le tout de suite, ce Puligny est un des plus grands que j’aie jamais goûté. On est au niveau d’un Bâtard, excusez du peu. C’est beau comme un Chevalier Montrachet. Ce vin me fait penser à un concours de tee-shirts mouillés (j’imagine, bien sûr). On sent que tout ce qu’il y a sous cette robe dorée ne demande qu’à exploser. J’aime particulièrement ce fumé métallique qui vient balancer la générosité spontanée et permet ainsi un goût énigmatique du plus beau raffinement. Le vin apporté par mon hôte est un Grands Echézeaux Grand Cru Remoissenet Père & Fils 1949. Je me retrouve sur mes terres d’élection. Le nez est discret au premier contact mais va s’affirmant. En bouche, cette spontanéité rassurante et complice, la quiétude qu’offre une pâte de fruit, et puis des longueurs qui se dessinent progressivement. Du beau travail de bourguignon. Le dessert au chocolat accueille un Nostalgia d’Arenberg rare Tawny Mc Laren Vale. Des saveurs complexes mêlant le Porto, le Muscat, la Malvoisie, et on lit sur l’étiquette que ce vin australien est un travail de potard : il y a de tout. Même si c’est facile à faire si on n’a aucune contrainte de cépage ou de mélange, il faut reconnaître que ça existe. Et c’est bon, sorte de Muscat trempé dans du thé. Belle brochette de vins fort intéressants, et l’agréable découverte d’un restaurant sensible, ce qui est bien. Peu de temps après je partais vers la région de Bordeaux écrasée de chaleur. Tout dans la gare Montparnasse évoque la laideur extrême. Cette architecture contribue à l’abaissement de l’âme là où les cathédrales montrent une foi en l’être humain embelli par sa piété.

 

 

Dîner à la maison mardi, 10 juin 2003

Un Vosne Romanée Méo Camuzet 1996 choisi en cave pour montrer à des visiteurs de passage que des vins d’un certain niveau ont des choses à raconter. Il s’ouvre lentement, montrant beau fruit et légère amertume. Belle structure de vin qui aurait aimé un plat car trop brutal en pré apéritif.

L’apéritif véritable se prend dans mon restaurant secret, dont je vais bien finir par révéler le nom. Krug Grande Cuvée est la définition du champagne de race, bien vineux et expressif.

Le Corton Charlemagne Grand Cru Bonneau du Martray 1993 qui le suit a un délicieux nez parfumé, et une forte densité en bouche. Vin de présence et de belle rondeur. Un grand blanc de plaisir juteux. Je vais faire un compliment sur le Beaucastel 1990 : c’est un vin qui a un tel potentiel de bonheur qu’il ne faudrait jamais le commander en début de repas. C’est un vin à faire ouvrir quatre heures avant pour que l’oxygénation permette de révéler ses immenses qualités. Massif, imposant, imprégnant, il s’installe délicieusement en bouche. Un grand vin comme nous l’avons bu, mais qui aurait été si grand avec quelques heures de respiration de plus.

A déjeuner, nouvel essai de Lynch Bages 1989 décidément bien séduisant, travail très subtil, un grand vin qui peut séduire un palais exigeant, et qui trouve aujourd’hui une jolie maturité.

 

 

Dîner au restaurant la Pibale à Saint-Maurice et autres mercredi, 4 juin 2003

Dîner au restaurant la Pibale à Saint-Maurice, dans un environnement urbain moderne, propre, et qui donne envie de flâner, quand le soir est accueillant en ce printemps qui ressemble à l’été. La terrasse est sur le trottoir et comme il y a quarante ans peut-être, les voitures se montrent avant de se garer, extériorisation impossible aujourd’hui à Paris, alors que lorsque j’étais jeune, on aimait montrer son Austin Healey, sa MG ou sa Triumph au vroum vroum très « nouvelle vague ».

Le lieu est tenu par un homme enjoué, Jean-Charles Diehl qui traite les produits basques de bien élégante façon. C’est un restaurant modeste, sans le moindre chichi, qui ne manque pas d’intérêt. Son foie gras a une âme. Goûté avec un vin espagnol blanc Cuvée Esméralda de chez Torrès, on a les papilles qui s’amusent, car ce vin blanc ordinaire mais fruité et qui passe bien dans le gosier ondoie avec ce foie goûteux. Le canard qui suit mérite le respect, car l’ « hombre » qui torée avec les épices a su gérer les cuissons et l’apparition des épices en un feu d’artifice réglé comme du Ruggieri. C’est si élégant qu’un simple Gaillac Château Lastours 1999 se pousse du col pour paraître même élégant. Voilà un restaurant qui mérite d’être encouragé, tant on sent l’effort de bien utiliser le talent naturel d’un chef au savoir certain. Il lui faudrait peut-être une carte des vins pour exciter encore plus l’intérêt.

A l’occasion d’un dîner impromptu j’ouvre Mouton-Rothschild 1989. Un nez extrêmement intéressant dévoilant la riche structure de ce chef d’œuvre. En bouche une agréable incertitude : est-il jeune, est-il mûr ? Il a un peu des deux, et une longueur brillante. Moins émouvant que le 1990, mais un grand vin qui va s’enrichir avec le temps. On vérifie ensuite que le Tokaji Escenzia Aszu 1988 est délicieusement expressif de raisins secs caramélisés, brillant sur des mangues poêlées au poivre, et que Laberdolive 1946 est un Bas Armagnac de grande classe.

Paris est un petit village où il y a toujours quelqu’un pour vous proposer de partager un Branaire 1947.

 

 

Dîner impromptu chez Laurent dimanche, 1 juin 2003

Je quitte le lieu et célibataire d’un soir, je m’apprête à dîner chez Laurent. Au moment où j’arrive deux hommes descendent d’une voiture neuve dont je viens d’acheter un modèle. J’échange deux phrases car j’avais un prétexte et l’un d’eux me dit : « vous n’allez quand même pas dîner seul ! ». Je réponds: « chiche ». Comme avec mon taxi New-yorkais (voir bulletin n° 72) il semble que j’ai l’allure de quelqu’un que l’on veut prendre en charge. Me voilà parti pour les suivre.

On ne me laisse pas choisir les vins et tant mieux, car on joue très fort sur un Chevalier Montrachet 1997 Michel Niellon qui accompagne un crabe délicieusement crémeux. Le nez du vin est absolument remarquable. Une distinction rare, avec cette rondeur, cette acidité, cette invasion enivrante d’une puissance extrême. Ce qui fait qu’au premier contact, le goût déçoit un peu, tant le nez était grand. Mais le crabe le réveille, et c’est un grand vin qui chatouille les papilles agréablement. Une petite amertume raccourcit le vin, mais l’impression reste grande. Le Château Branaire 1947 qui suit a un bouchon magnifique, signe d’un stockage irréprochable. Du fait de l’ouverture tardive, il y a une acidité qui ne demande qu’un peu de temps pour disparaître. Le nez est un peu austère, mais, par une de ces magies culinaires rares, lorsque l’assiette du flanchet de veau est posée, veau cuit pendant 12 heures, le nez du vin devient un miracle : l’odeur de l’assiette et l’odeur du vin se confondent, comme si chacun était fait de l’autre. Instant magique où l’on pense aux Correspondances de Charles Baudelaire, quand comme ici « les parfums les couleurs et les sons se répondent ». Le vin qui n’a pas encore eu le temps de respirer porte encore les traces de son acidité. Mais en fin de bouteille, quand on mâche la lie, on a la pureté de ce grand 1947. Le dessert se tient sur un Cazes Rivesaltes 1986 dont j’ai influencé le choix. Etranges saveurs de bois exotiques d’un vin prêt à accueillir les accords les plus brutaux sur les desserts, dans mon cas une rhubarbe fort verte.

Il est ainsi montré que des hommes sérieux et responsables peuvent se conduire en gamins, car ce fut gaminerie que de me proposer ce dîner, folie que de m’inviter, et enfantillage de ma part que d’accepter. Sans cet esprit ludique commun je n’aurais pas rencontré de charmantes personnes et partagé ce Branaire 1947. En sortant de table, je salue un grand chef, un grand sommelier et des personnalités du vin qui tenaient conclave après l’inauguration qu’ils venaient de faire du site de Lenôtre. Heureusement ils n’avaient pas lu ma critique sur la prestation de la veille.

 

 

Cocktail chez Christie’s dimanche, 1 juin 2003

Une soirée folle. Je suis invité chez Christie’s pour un cocktail dont le prétexte est la dégustation des champagnes Roederer. On goûte le Brut premier, gentil mais sans personnalité réelle, le Blanc de Blancs 1996, dont j’aime la sécheresse brutale qui n’accepte aucune concession, le Brut 1996, magistralement vineux, jugé très jeune par le directeur général, alors qu’il est merveilleusement mûr pour moi, un rosé 1996 qui a l’intelligence de ne pas avoir un goût de rosé, mais de délicieux champagne, puis le Cristal Roederer 1996, au nez puissant et au goût de champagne distingué, mais peut-être pas encore totalement formé.

Cocktail au nouveau site de Lenôtre sur les Champs-Elysées jeudi, 29 mai 2003

Je me rends, à l’invitation d’un ami, à un cocktail destiné à couronner deux jeunes chefs de talent. L’idée est sympathique et je viens encourager ceux qui perpétuent cet art si exigeant. Deux jeunes qui en veulent et déjà un tantinet repérés sont couronnés.

Comme les pistolets à plusieurs coups, ces manifestations sont là pour des publicités ricochet. On est convié chez Lenôtre qui inaugure demain une boutique. Erreur de casting. En l’un des endroits les plus beaux de Paris, sur la montée des Champs Elysées, on a relooké un délicieux pied à terre à la façon du sous-sol des halles. C’est laid. Et là, Lenôtre ouvre une boutique cheap. C’est une faute esthétique, quelle que fut l’intention.

Ce lieu eut mérité un Robuchon. On y vend des objets.

Le cocktail a lieu sous une tente plantée sur le trottoir des Champs. Un sauna paraîtrait une escale fraîcheur, comme on dit dans ces expressions publicitaires à la grammaire absente. Qu’une marque de champagne fasse ses relations publiques, c’est la loi du genre. Mais que Lenôtre incommode l’assistance d’une tente non ventilée, d’un buffet étique et d’un service gravement sous dimensionné, je ne comprends pas. Pourquoi écorner la réputation de cette si talentueuse maison, éclairée pendant tant d’années du sourire si généreux de son exigeant créateur. La seule consolation fut de retrouver quelques amis et de voir deux jeunes chefs flattés d’être honorés. Et dire qu’avec le Crillon, Laurent, le Pavillon Elysées, Ledoyen et Lasserre on pourrait constituer le carré le plus fabuleux de la cuisine mondiale. Aucun espace, fait de pierres illustres et de jardins ombragés ne pourrait offrir plus que ce paradis là, sous le parapluie cosmique de l’obélisque. Des palais gastronomiques au milieu des musées, des théâtres, des arbres, dans l’atmosphère magique de cet espace dégorgeant d’Histoire, voilà qui ferait saliver la planète.

Il faudrait de l’ambition pour ce quartier qui mérite l’excellence absolue. C’est bien d’exposer des vieuxtrains quand les vrais sont en grève. Mais, excellence, prestige de la France, ce serait plus porteur que des boutiques. Occasion manquée. Du temps perdu quand on pourrait atteindre l’extrême, le sublime, le rare.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent mercredi, 28 mai 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent le 28 mai 2003
Bulletin 81 – livre page 107

Les vins :
Champagne Perrier Jouët Extra Brut 1966
Gewurztraminer Hugel Réserve personnelle 1983
Bâtard Montrachet Pierre Morey 1993
Château Ausone 1er Grand Cru Classé 1953
Beychevelle 1928
Nuits Saint Georges Bouchard 1947
Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1989
Cérons Grand Enclos, Château de Cérons, 1990
Château d’Yquem 1966

Le menu, créé sous l’autorité de Jean-Claude Vrinat par Alain Solivérès :
Amuse-bouche (Rillettes de canard)
Ravioli aux mousserons des prés
Salade de roquette
Boudin de homard breton
Emulsion de fenouil
Chausson feuilleté à la truffe noire
Chou vert et lard paysan
Pigeonneau de Vendée rôti
Petits pois à la Française
Fromages (Saint-nectaire et Fourme d’Ambert à la cuillère)
Cristalline d’ananas à la coriandre
Sablé «breton» aux fraises et au gingembre

Dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent mercredi, 28 mai 2003

Un appel au téléphone : « J’ai lu un article dans le Monde sur vos dîners. J’aimerais faire en cadeau d’anniversaire à mon mari  la surprise d’un dîner». Ce coup de fil fut le conducteur du choix de ce repas tenu chez Taillevent.

L’idée était depuis longtemps dans l’air. Elle démarre d’une anecdote ancienne. J’ai participé en tant que touriste à une croisière gastronomique sur le Norway rebaptisé France. Avec Jean-Claude Vrinat et son épouse, nous évoquions ces services non tenus par un croisiériste hâbleur. Des grands chefs et de grandes maisons ont régalé près de 2.000 personnes, tour de force incroyable, et c’est Taillevent que j’ai placé en numéro un, à cause de la précision invraisemblable des cuissons, prodige de logistique et de qualité extrême. Valérie Vrinat, qui prend de l’autorité dans le groupe agrandi par son père avait aimé l’un de nos dîners au Bristol. Nous voilà donc partis.

Coopération entre Jean-Claude Vrinat et Alain Solivérès, Valérie Vrinat servant d’aimable messager, pour imaginer un menu délicat qui forme le programme de cette soirée : Amuse-bouche (Rillettes de canard), Ravioli aux mousserons des prés, Salade de roquette, Boudin de homard breton, Emulsion de fenouil, Chausson feuilleté à la truffe noire, Chou vert et lard paysan,Pigeonneau de Vendée rôti, Petits pois à la Française, Fromages (Saint-nectaire et Fourme d’Ambert à la cuillère), Cristalline d’ananas à la coriandre, Sablé «breton» aux fraises et au gingembre.

Peu de jours après, la jeune artiste qui avait composé le si joli stand de wine-dinners au salon des grands vins m’appelle et me dit : « je voudrais faire un cadeau d’anniversaire surprise à mon père ». Notre table allait accueillir deux surpris fêtés. Cela promettait une belle atmosphère. Le repas fut l’un des plus joyeux que nous ayons eus.

Ouverture des bouteilles à 16 h 30 au restaurant, avec Vinny, sommelière très compétente puisqu’elle officie aux Caves Taillevent. Son origine italienne jouera un rôle comme on le verra ci-après. Le nez du Beychevelle est rassurant, celui de l’Ausone me fait très peur. Cette odeur aqueuse pourrait être irrécupérable. Comme chaque fois j’ai des angoisses. Une découverte étonnante : le Nuits Saint Georges 1947 est dans une bouteille soufflée très ancienne, au cul profond qui avait, fait incroyable, le goulot ébréché d’un bon quart, forcément avant embouteillage, et l’on avait rempli la bouteille sans la refouler. Il y a deux capsules l’une sur l’autre. Voilà une énigme pour la maison Bouchard. Le Nuits a un nez merveilleux, et l’Echézeaux promet. L’Yquem a un nez insolent tant sa perfection est irréelle. Tout se présente bien, sauf l’angoisse pour l’Ausone. Comme avec chaque sommelier des discussions passionnantes. Il y a toujours de la passion à partager. Nous réglons ensemble les détails de service qui seront essentiels.

Arrivée très ponctuelle des convives, sur un champagne Perrier Jouët Extra Brut rosé 1966. La bulle est rare, il y a une amertume déroutante puis admise, et ce qui est devenu un vin est bien élégant, avec ce petit picotement qui rappelle qu’il fut champagne. J’aime assez ces saveurs acides apéritives. Nous passons à table où une crème de rillettes de canard avec des toasts aillés se marie merveilleusement avec un Gewürztraminer Hugel réserve personnelle 1983. Tout le monde adore ce vin généreux et immédiatement aimable, qui vit si bien sur le toast qui l’excite agréablement. Au plan purement gustatif, le moment où l’on mord dans le ravioli de mousseron est une délicatesse extrême. C’est comme ouvrir avec ses dents la caverne d’Ali Baba. Le Bâtard Montrachet Pierre Morey 1993 passe assez difficilement après le talentueux Hugel, car il est ici en discrétion. Le Bâtard est suggéré. Mais si on lit bien, quel beau vin, sur un plat lui aussi en finesse.

Le Ausone 1953 présente encore quelques blessures au premier contact, puis miracle, toutes les faiblesses disparaissent comme si le vin connaissait à la minute près son entrée en scène, et le vin est beau, formant avec le boudin de homard un couple très original. On quitte alors toute délicatesse, car arrive un mastodonte : le chausson à la truffe, lourd comme du plomb fondu, dense de goûts profonds, qui crée un merveilleux mariage avec le Beychevelle 1928 brillant de mille feux, jeune et surtout équilibré d’une belle rondeur. Très grand vin, et belle réussite de cette si grande année.

Le Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947 envahit la table d’un parfum intense. Et comme on lui offre le plus noble faire valoir qui soit, un pigeon, on entre dans des saveurs voluptueuses, d’une sensualité rare. Un grand moment qui conduira la totalité de la table à faire figurer ce vin dans son tiercé. Ce Nuits est un témoignage de la perfection des anciens Bourgognes. Comme chaque fois le retour vers notre époque rassure. L’Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1989 est délicieux, évocateur de toutes les subtilités de la Bourgogne. Le nez est généreux, le goût est complexe, en formation encore quand on a la mémoire de ce fabuleux Nuits Saint Georges. Grande émotion pour tous de boire leur premier vin du Domaine. Un beau vin chaleureux. Et un intéressant contraste entre la fougue du jeune et la majesté du 47.

Sur la fourme arrive le Cérons grand Enclos Château de Cérons 1990. Comme je passe d’une conversation à l’autre, je crois entendre un convive demander à Vinny ce qu’elle pense de ce Cérons. Elle répond : « 0 – 0 à la fin du temps réglementaire, on joue les prolongations ». Voici l’un des commentaires œnologiques les plus documentés que j’aie eu l’occasion d’entendre de ma vie. Je l’ai bien sûr inventé. Apparemment on se préoccupait plus du match Milan AC Juventus de Turin, car les bougies prévues pour les deux anniversaires ne vinrent pas. C’est évidemment par jalousie footballeuse que je moque l’origine de Vinny car tout au long du repas elle fut la plus attentive des sommelières, aussi précise pour le service du vin que le furent les serveurs pour les plats, ceci procédant de la qualité légendaire de cet établissement. Revenons à notre Cérons, puissant, envahissant, assez monolithique mais partenaire fort loyal de tous les goûts que l’on lui a adjoints. Arrive enfin le Yquem 1966 qui était une première pour tous les convives. Prendre pour premier Yquem celui-ci qui fut invraisemblablement parfait va rendre difficile tout nouvel essai. Odeur pénétrante, attaque en bouche avec des milliers d’évocations de multiples fruits : dattes, mangues, citrons confits, tout y était. Autant dire que même avec du gingembre, les fraises ne pouvaient pas aller avec ce vin qui réclame soit des fruits exotiques, soit d’être seul, tant son extrême perfection illumine le palais sans besoin de duo. Tout le monde a été tellement saisi par la perfection de ce Yquem d’une profondeur rare qu’il ne figura que dans peu de votes, tant il était naturel de le mettre hors compétition. Tout le monde cita le Nuits Saint-Georges, hommage mérité, et beaucoup de vins furent notés. Mon choix personnel, assez consensuel fut : Nuits Saint-Georges 1947, Beychevelle 1928 et Yquem 1966.

L’atmosphère était détendue, des relations communes ou des coïncidences apparaissant entre plusieurs convives ce qui montre, comme on dit, que le monde est petit. Un grand plaisir que le restaurant Taillevent accueille un de nos dîners. De beaux accords dont ce croûton aillé avec le Hugel et évidemment le pigeon avec le Nuits, mais sans doute plus explosif, le chausson avec le Beychevelle. Un chef discretet précis qui nous a régalés, une maison élégante fondée sur la qualité. Encore une belle étape sur le chemin de notre pèlerinage gastronomique, prosélyte des grands vins.