Dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol mercredi, 24 septembre 2003

Bénéficier du talent de Patrick Pignol pour un dîner de wine-dinners est toujours un plaisir, car on est dans une ambiance de création souriante et d’expression libre. La composition du menu est un travail où nous coopérons. C’est bien plus gratifiant de créer ensemble des accords excitants.

L’ouverture des vins est un rite important et contribue au succès de la soirée. Je me faisais la réflexion que depuis la création de wine-dinners en décembre 2000 je n’ai retiré lors de l’ouverture qu’une seule bouteille de l’un des dîners, remplacée par une bouteille de secours que je prends le soin d’emporter. Et même la Romanée Conti 1956 (voir bulletin 77) que j’avais annoncée cliniquement morte a été servie puis notée par certaines convives en n°1 ou n°2 de leur vote, Alain Senderens constatant avec moi cette invraisemblable résurrection : « est-ce bien le même vin ? » fut notre commune remarque tant cinq heures d’oxygénation avaient fait renaître ce blessé. Il est évident que le contrôle de l’oxygénation des vins du dîner pour une présentation optimale est une phase majeure. C’est aussi un plaisir quand avec le sommelier, comme je le fis avec Nicolas, nous devisons aimablement, jugeant ensemble ces odeurs si subtiles qui vont changer entre l’ouverture et la dégustation. Les deux Bordeaux sont apparus immédiatement séducteurs et brillants. Les trois bourgognes nécessitaient de reprendre leur souffle avec une belle bouffée d’oxygène, avec l’espoir qu’ils ne s’essoufflent pas car certains paraissaient fragiles dans leur remontée vers leur apogée.

Patrick Pignol a construit un dîner particulièrement élégant : Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé, Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide, Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée dorée aux senteurs des sous-bois, Cannelloni de homard, jus de crustacés, Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées, Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites, Fromages, Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin

Le Champagne Salon « S » 1988 est un petit bijou de champagne avec de nombreuses évocations. Il est vineux mais offre aussi beaucoup d’images de forêt, de fruits et d’espaces inviolés. Il marque déjà de son empreinte le niveau du repas. Le Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997 a un nez de Chablis délicat. Très rond en bouche, c’est un blanc plaisant remarquablement marié au plat. Je le trouve assez typé Chablis au nez mais moins en bouche, avis qui n’est pas partagé par un vigneron bourguignon présent. Je ne garderai évidemment que son jugement. La langoustine subtile lui allait remarquablement. Le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 est à la hauteur de ce qu’on peut attendre d’un vin de ce niveau. Il est à parfaite maturité, et montre des complexités passionnantes. Très profond, long en bouche, c’est un grand bonheur. Ce qui est intéressant avec des blancs si complets, c’est la variété des évocations qui satisfont le palais.

Un convive ayant lancé une discussion sur le cycle de vie des vins, qui doivent « forcément » vieillir, cela me servit de tremplin pour montrer la vacuité de cette théorie. Car les deux Bordeaux étaient d’une insolente jeunesse. Le Château Petit Village Pomerol 1950 est un délice. L’année 1950 va si bien aux Pomerol. Équilibré, subtil, avec cette finesse que permet la distinction, il enchante le palais. L’invraisemblable surprise venait du Château Haut-Brion 1924, qui avait offert la plus belle odeur à l’ouverture. Il a gardé cette odeur enivrante, et livre en bouche un goût puissant riche et alcoolique avec une délicieuse acidité qui est le signe d’une extrême jeunesse. Ce vin de 79 ans se compare à ses pairs de moins de trente ans. Epoustouflant, et largement meilleur que son année. Sur le homard, les deux Bordeaux brillaient et se situaient à un niveau très supérieur à ce que l’on pouvait attendre.

Si certains vins de mes dîners sont des sujets d’étonnement, le Vosne Romanée Henri Lamarche 1959 était l’expression absolue de l’idéal. La rondeur, ce sentiment de satisfaction et de plénitude quand il remplit la bouche, la profondeur tout en ayant une légèreté plaisante, puis une longueur qui n’en finit pas. Qu’on se sent bien avec ce vin là.

On est bien, et puis patatras, arrive une de ces surprises qui vous prend et vous terrasse : le Pommard Marius Meulien 1923, contre tout ce qui est écrit dans les livres vous met KO. Il a une puissance rare, une profondeur unique, et offre une aspect complètement opposé du vin de Bourgogne. Hyper concentré, puissant comme aucun Pommard ne peut l’être. Ce vin renverse tout ce que l’on pourrait prévoir. Il est grand comme le Haut-Brion 1924. Il subjugue.

Sur la grouse à la chair puissante, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960 présenté avec l’oxygénation idéale arrive lui aussi en dépassant les standards de son année. Très reconnaissable La Tâche, aérien, léger mais en même temps imprégnant. Un vin qui révélait des subtilités rares quand on prenait le soin de les lire. C’est l’accord de la puissance agressive de la chair de la grouse avec la trame fragile et aérienne de La Tache qui m’a le plus enthousiasmé. Un vin puissant aurait créé un choc avec la grouse, alors que cette délicate finesseopérait comme une prise de judo, accompagnant dans le sens de la force la grouse pour mieux la dominer. Accord rare comme je les aime.

Quelle surprise que ce Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945. Provenant directement de la cave du Château, il offre un équilibre et une rondeur rares. Ce qui frappe c’est une noblesse à laquelle on est peu habitué. A l’ouverture je l’avais senti à un niveau peu commun, et je me demandais comment se situerait le Château Rayne Vigneau Sauternes 1921. Et aussi bien à l’ouverture qu’au moment de le consommer, alors qu’on croit avoir atteint avec Loubens un niveau inégalable, le Sauternes, de 24 ans son aîné, place la barre encore plus haut, avec une palette aromatique quasi infinie. Un de ces clins d’oeil que j’aime du grand chef : de la guimauve à la rose en petits dés crée une confrontation gustative pleine de charme, comme cette feuille de mélisse qu’il faut à peine mâcher.

Comme chaque fois les votes furent tous différents, et 9 vins sur 10 furent cités dans les quartés, ce qui montre que tous furent au goût des convives. Forte concentration de votes dans l’ordre sur La Tache 1960, sur le Pommard 1923, sur Haut-Brion 1924 et sur Rayne Vigneau 1921.

Mon classement personnel fut Pommard 1923, Vosne Romanée 1959, Rayne Vigneau 1921 et Haut-Brion 1924. Si je n’ai pas mis La Tâche, alors que c’est l’accord avec ce vin qui m’a le plus enchanté, c’est que j’ai bu beaucoup de grands La Tache, alors que le Pommard 1923, si exceptionnellement brillant et unique forçait mon choix. Il est à signaler que beaucoup de convives n’ayant pas l’expérience des vins anciens ont placé les trois vins les plus anciens de la décennie 20 dans leur vote.

Patrick Pignol a fait une cuisine d’une subtilité rare, sachant comme chaque fois mettre son talent au service du vin. Ce soir là tous les vins se présentaient en grande beauté, ce qui montre l’importance du rite de l’ouverture. Une fois de plus un service impeccable d’une équipe motivée a permis de réussir une de ces soirées de rêve qui placent chaque convive sous le charme de sensations raffinées qui ne finissent jamais.

 

 

Les Gorges de Pennafort (suite) mardi, 23 septembre 2003

Une petite anecdote pour s’en amuser : j’ai vanté (bulletin 85) les qualités du restaurant « les Gorges de Pennafort » où j’ai pu boire Pétrus 95, Salon 90 et Haut-Brion 2000. L’ami à qui j’ai offert de partager Pétrus 95 a voulu faire, peu après notre passage, le même cadeau à l’un de ses amis. Arrivant pour dîner, il constate que les prix des vins ont quasiment doublé.  L’équipe du restaurant, ayant sans doute vu des clients qui prenaient facilement ces bouteilles, a décidé d’ajuster les prix. Les restaurateurs qui me connaissent savent que je suis partisan d’une tarification qui permet de sauter le pas. Je l’avais sauté à Pennafort. Je ne le sauterai plus. Une source de Pétrus, rare dans le Var, s’est tarie. C’est bien dommage. J’y retournerai, bien sûr car j’oublie vite. Mais les grands vins méritent d’être bus. C’est mieux que de faire seulement joli sur la carte.

Repas au restaurant Apicius mardi, 23 septembre 2003

Apicius est une adresse où je me sens bien. Accueil toujours souriant de toute l’équipe efficace, et propositions de plats toujours aussi « démocratiques » de Jean Pierre Vigato qui conduit ses hôtes sur des chemins de rêve. Nous commençons par un Vosne Romanée Mugneret Gibourg 1989 que je trouve particulièrement fruité, juteux, rond, agréable et joyeux : c’est cela, c’est un vin joyeux. Et comme j’avais préféré le Cros Parentoux Rouget 89 au 90, à cause de la finesse discrète du 89, je me persuade avec ce Mugneret que l’année 89 est vraiment conforme à mes goûts, toute en évocations fines, discrètes et gaies. Vraiment un vin de plaisir.

 

Déjeuner en famille samedi, 20 septembre 2003

Déjeuner au soleil par un des derniers beaux jours de ce qui est encore officiellement l’été. Sur un saumon fumé fourré aux œufs de saumon, l’envie me prend, par un de ces mécanismes irréfléchis, de prendre un Pommard Coste Caumartin 1987. J’attends de cette année qu’elle soit légère, et que la crème adoucisse l’œuf de saumon. Et ça marche. Ce n’est évidemment pas l’association naturelle, mais ce Pommard, largement au dessus de ce que j’attendais, bien vivant et onctueusement chaleureux, a donné un de ces accords que j’aime tenter. Sur un filet de porc, L’Evangile 1979 Pomerol démarre comme un 1979, c’est-à-dire avec sa sévérité naturelle. Puis le vin s’encanaille et devient de plus en plus charmant. C’est en fait un vin très jospinien, qui démarre dans l’austère pour devenir rieur. Il a même brillé sur un fromage de chèvre qui n’est pourtant pas son territoire d’expression.

Déjeuner à l’Auberge des Saints Pères à Aulnay-sous-Bois vendredi, 19 septembre 2003

Déjeuner à l’Auberge des Saints Pères à Aulnay-sous-Bois, gentil restaurant dynamique où l’envie de bien faire se sent. La cuisine est juste. Comme pour les Magnolias au Perreux, il faut du courage pour faire de la grande cuisine loin de tout, c’est-à-dire loin du circuit que fréquentent les crocs acérés.

Un Doisy-Daëne sec Barsac 1959 est bu à l’aveugle, apport d’un ami que je retrouve avec plaisir. Je vois la forme de la bouteille qui imposeque ce soit un Bordeaux, mais au nez, je pense à un Meursault, typé, à la Coche-Dury. Mon ami m’expliquera plus tard que cette piste se justifie car il y a un apport de Riesling dans le Doisy, le cépage pouvant donner des odeurs de pétrole ou de métal qu’on trouve en Meursault. Je devine l’année, mais je suis incapable de citer le nom du vin, tant ce Barsac sec est spécial. Belle couleur citronnée, très jeune, goût fort agréable sur un discret foie gras bien rond. Le vin a une belle longueur, des arômes bien typés, même si moins larges que ceux des Graves. Vin intéressant car rare dans cette acception.

Sur un agneau délicieux arrive à l’aveugle un Beychevelle 1959. Là je me trompe tout simplement de 20 ans, car la légère fatigue du vin me faisait penser à 1937 (j’avais bu le 1928 dans un précédent dîner ; on voyait des racines communes). Belle couleur encore bien rouge, grande profondeur. On trouve Beychevelle, même si je ne l’ai pas immédiatement reconnu, charme des dégustations à l’aveugle, et ce vin assez monolithique a une structure d’une grande authenticité : c’est le travail de vignerons qui savent qu’ils traitent une grande année.

J’avais apporté une demie bouteille de Haut-Brion 1950, vin qu’avec mon convive nous avions adoré, pour rappeler de bons souvenirs. Je l’avais ouvert avant son arrivée, et je m’étais enivré d’une odeur immédiatement parfaite qui est le régal de tout collectionneur. Lorsqu’il est servi, le vin est d’un noir d’encre, des odeurs de sous-bois et de champignons forcent la narine. Une concentration de plaisir. En bouche il y a du caramel, mais on passe très vite à la sensation d’un grand Porto. Le vin est concentré comme le 1924 bu cette semaine. Il a sans doute un peu moins de charme que lui, mais montre toute l’excellence d’un grand Haut-Brion, sculptural. Le Beychevelle jouait le rôle de joli faire-valoir du Haut-Brion, chef d’œuvre de densité vineuse. L’équipe du restaurant est attentionnée, motivée, et on se sent bien. Que demander de plus avec ces trois vins qui représentent une page colorée des années 50 à Bordeaux.

 

 

Déjeuner chez Patrick Pignol jeudi, 18 septembre 2003

Chez Patrick Pignol j’ai aussi mon rond de serviette virtuel. La faconde du maître d’hôtel, le sourire de charme de Madame Pignol, la discrète complicité de Nicolas le sommelier et l’exubérance créatrice du maître, tout cela repose mon âme, car je sais que j’aurai toujours une bonne surprise. J’y allais pour livrer les vins du prochain repas  et pour mettre au point le menu. Mais ce chef est un Paso péruvien. On ne va pas l’enfermer comme cela dans un programme. Il veut s’inspirer des arrivages du jour et choisir le gibier quand j’aurai ouvert mes vins. Cela me va bien. Au déjeuner, à l’eau (!), je goûte une variation sur les cèpes. C’est traité avec un talent rare, car en mangeant, j’avais l’impression de marcher en forêt. J’avais la mousse sous mes pieds et une branche odorante me caressait la joue. Un délicieux plat champêtre. Une coquille Saint-Jacques traitée au naturel et à l’ail livre un message simple mais qui interdirait tout vin, du fait de cet ail prenant. Alors qu’un homard à la chair exquise appelait un vin. Je ressentais le manque. J’ai pensé à Pomerol, par exemple Vieux Château Certan pour accompagner ce délicieux homard à la sauce de viande, véritable appeau de Pomerol.

Cela m’ouvre les papilles pour le prochain dîner.

dîner de wine-dinners au Pré Catelan mardi, 16 septembre 2003

Dinner held by restaurant « Le Pré Catelan » on September 16, 2003
Bulletin 87
For the friends of Bipin Desai

The wines offered by the generous friends :
Didier Depond : magnum Salon 1976
Bipin Desai : Meursault Perrières Comtes Lafon 1990
Francis Bessettes, Meursault Perrières Coche Dury 1990
Pierre Chevrier, Haut-Brion 1934
Edmond Asseily : Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947
Aubert de Villaine (who could not come) : Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1953
Eric Platel : Vosne Romanée Cros Parentoux Emmanuel Rouget 1990
Jacques Glénat : Hermitage La Chapelle Jaboulet 1991
François Audouze : Château Chalon Bourdy & Fils 1921
Antoine Maamari : Filhot 1939 and Filhot 1929
Alexandre de Lur Saluces : Yquem 1937

The menu created by Frédéric Anton and his team :
le vernis préparé en coquille,
marinière de coquillages et haricots coco, gratiné au beurre de sarrasin
le turbot
cuit au plat, recouvert d’un « pesto » de cresson
le ris de veau
cuit en casserole, jus de pomme à cidre et truffes
l’agneau
la poitrine pochée puis dorée au four, farcie de légumes confits, jus gras
les fromages fermiers frais et affinés
le baba au rhum, crème fouettée à la vanille
café et mignardises

Déjeuner de wine-dinners au Pré Catelan mardi, 16 septembre 2003

Nous nous étions rencontrés, quelques amateurs collectionneurs de vins anciens, à l’occasion d’un événement rare : la dégustation des trente meilleurs millésimes d’Yquem depuis 1893. Cette profusion de grands vins, étalée sur trois repas, avait permis de constituer de façon informelle un petit groupe d’amis autour de Bipin Desai, groupe qui prit l’habitude de se retrouver chaque année en septembre. Je fus chargé d’organiser cette année le rite et nous choisîmes le Pré Catelan. Comme dans une famille vivante, de nouveaux convives venaient apporter du sang neuf, complétant notre cercle. Une tablée de dix amateurs ou professionnels d’un niveau de compétence extrême.

Chacun avait apporté sa bouteille, j’avais été en charge de gérer leur harmonie pour que l’on ait de quoi composer un repas bien balancé comme ceux habituels de wine-dinners quand les vins procèdent tous d’un choix raisonné. Le repas a été mis au point par Olivier Poussier, le sommelier si titré attaché au groupe Lenôtre. Je vous laisse deviner à la lecture le vin que j’apportai.

Le menu qui nous fut servi est le suivant : le vernis préparé en coquille, marinière de coquillages et haricots coco, gratiné au beurre de sarrasin, le turbot cuit au plat, recouvert d’un « pesto » de cresson, le ris de veau cuit en casserole, jus de pomme à cidre et truffes, l’agneau la poitrine pochée puis dorée au four, farcie de légumes confits, jus gras, les fromages fermiers frais et affinés, le baba au rhum, crème fouettée à la vanille, café et mignardises.

Peu de bouteilles furent apportées avant l’heure. Et comme Bipin Desai demande une ouverture tardive, la seule bouteille ouverte avant l’heure fut celle d’Aubert de Villaine, celle dont j’avais la charge puisque son auteur avait malheureusement dû se décommander. J’ouvris donc le Grands Echézeaux 1953 du Domaine de la Romanée Conti. Cette bouteille eut une oxygénation idéale, les autres étant carafées peu de temps avant d’être servies.

Dans ce cadre champêtre très « gentleman farmer » qui s’épanouit lorsque l’été dispense encore d’agréables chaleurs, une belle table aux harmonies de couleurs judicieuses. Nous conversons dans le jardin avec une coupe de champagne Salon 1976 servi en magnum à parfaite température. Un nez déjà affirmé hésitant encore entre la jeunesse et l’âge adulte. Des notes d’agrume, mais aussi de rhubarbe, tant ce champagne est vert. C’est un grand champagne dont la jeunesse s’explique par le fait qu’il fut dégorgé il y a seulement une semaine et non dosé. Le champagne accompagna le vernis pour procurer un accord très subtil.

Sur le turbot à la chair délicate et la cuisson exacte, le Meursault Perrières Comtes Lafon 1990 offrait le charme, l’opulence, la générosité, la chatoyance. En revanche, le Meursault Perrières Coche Dury 1990, au nez si Coche Dury, offrait un typique Meursault brutal, sans concession, avec une pointe d’ascétisme. Deux expressions diamétralement opposées de Meursault qui eurent chacune ses champions. Chacun défendait son camp ou son image de l’exact Meursault. Je fis voter, et six convives vantaient le Lafon contre quatre le Coche. Je fus du camp du Coche et la suite montra, comme le fit remarquer Bipin pourtant « Lafon’s lover » initial que le Coche était plus orthodoxe que le Lafon. Comme j’aime les accords plutôt provocateurs, ce fut bien sûr le Coche Dury que j’aimais voir attaquer le turbot pour créer des chocs aux étincelles gustatives passionnantes.

Nous avions décidé avec l’inventeur du Haut-Brion 1934 qu’il se boirait seul, comme un noble trou normand. Belle bouteille de conservation impeccable, couleur d’encre aux reflets de jeunesse. En bouche plusieurs choses frappent. La jeunesse d’abord, qui surprend. La densité ensuite, tant ce vin est solide. Et puis, ce sont toutes ces évocations de chocolat, de cannelle, de bois précieux, de cigare. On égrène les suggestions que ce solide gaillard délivre à profusion.

Le ris de veau fut délicieux avec une cuisson dont la perfection fut sans conteste la plus belle démonstration du talent de Frédéric Anton. Nous portâmes un toast en pensant à Aubert de Villaine. La carte de visite qu’il nous avait laissée ne pouvait être meilleure : le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1953est un vin d’une subtilité rare. Très aérien, voire léger alors qu’il est d’une grande profondeur. On est émerveillé par la simplicité apparente du message, alors que par ailleurs toute la complexité de ce vin si bien fait s’étale. J’adore quand on est porté par des sentiments si contraires, de légèreté et de profondeur, de monolithisme et de complexité. Très grande longueur en bouche avec ce sentiment de trace diaphane. Le Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947 ramène à la conception traditionnelle du Bourgogne de charme. C’est la pompe cardinalice, c’est Charles Trenet au couvent des oiseaux. On a l’onction de la puissance ronde de la Bourgogne, avec un léger voile créé par une petite fatigue, mais ça jute dans la bouche comme un vin de l’année. Alors qu’il n’y a que six ans d’écart entre les deux vins, le Grands Echézeaux est encore un athlète éthiopien du cinq mille mètres, quand le Charmes Chambertin est le Bourgeois Gentilhomme étrennant un costume d’apparat fait de riches tissus.

La poitrine d’agneau a un goût délicat et intense permettant toutes les audaces et j’en risquai une par la suite, tant cela me tentait. Nous commençâmes par un vin non annoncé apporté par l’un des convives, désireux de nous faire sortir de la ligne générale. Le Côtes du Rhône domaine Gramenon ceps centenaires cuvée « Mémé » de P. et M. Laurent 2000 qui titre 14° crée une rupture telle que je ne cherche pas à en saisir le message. Ce vin mérite un autre repas pour qu’on en mesure l’intérêt.

Nous avons sur la poitrine Hermitage la Chapelle Jaboulet 1991 que Bipin trouve intéressant, car après le 1990 qu’il venait de boire ce midi, il pouvait craindre une baisse de qualité, mais apparemment, ce 1991 éveillait son intérêt. J’ai personnellement jugé que le message un peu trop simple de cet Hermitage, loin de ce que l’on peut trouver dans les grandes Côtes Rôties de la même année, était plutôt insuffisant. A part le légendaire 1961, peu d’Hermitage la Chapelle m’ont donné le plaisir que ce vin doit exprimer quand il est grand.

En revanche, le Vosne Romanée Cros Parantoux Emmanuel Rouget 1990 est un chef d’œuvre. Sans doute le vin de la soirée qui est en pleine possession de ses moyens.C’est le beau et jeune Bourgogne généreux, gratifiant d’une puissance délivrée sans compter. Chacun s’extasiait de son charme mais je faisais remarquer à Bipin Desai qui acquiesçait que le 1990 était tout en puissance alors que le 1989 que nous avions partagé quelques jours avant avait pris le temps de nous raconter son histoire subtile, délivrant avec un bon dosage des complexités que le 1990 si puissant balaie sur son passage. Je classerais contre toute attente le 1989 avant le 1990 car je préfère les évocations en finesse, comme le fait d’ailleurs le Grands Echézeaux 1953, si beau conteur de discrètes histoires.

Le Château Chalon Bourdy et Fils 1921 convient évidemment bien sur un Fribourg fort ancien, mais c’est presque dommage. Ce vin à l’odeur la plus extraordinaire qui soit, jeune encore car indestructible mérite toutes les audaces. En le donnant en représentation sur du fromage, c’est comme demander à Luciano Pavarotti de chanter Frères Jacques. A propos d’audace, celle que je fis, partagée discrètement avec mon voisin de table fut de boire le Meursault Comtes Lafon sur la poitrine d’agneau. C’est excitant et pimenté, et mériterait un essai en pleine lumière et non à la sauvette sur une fin de verre. J’aime ces chocs.

Le Château Chalon est un vin dont je continue d’être amoureux. Celui-ci très orthodoxe ne donnait pas la moindre trace d’âge. Sa profondeur est immense et sa persistance éternelle. Un grand vin.

Le Château Filhot 1929 offrait une couleur dorée et cuivrée du plus bel effet. Très caractéristique de Filhot et très caractéristique de l’année 1929, si grande dans toutes les régions, ce vin a donné l’occasion d’un accord fort enrichissant : avec une délicieuse vieille mimolette. Car avec un Roquefort trop typé et trop salé, le choc est trop rude. Très beau Filhot, Sauternes plus discret et aérien que d’autres de la même année.

L’arrivée d’un Yquem 1937 est toujours emprunte d’une grande émotion surtout quand on peut bénéficier des commentaires si pertinents et formateurs d’Alexandre de Lur Saluces. Une couleur aussi merveilleusement dorée mais une transparence rare pour un vin de cette époque. C’est l’affirmation de la perfection d’Yquem avec cette présence, cette densité et cette concentration unique d’arômes inimitables. On a entre les mains et sur la langue l’expression la plus absolue du vin parfait. Le dessert ne pouvait pas convenir, comme on m’en fit la remarque, alors que si on acceptait d’essayer, l’opposition des saveurs ne manquait pas d’intérêt. Mais ma cause était perdue, Bipin me grondant d’avoir fait un crime lèse Yquem. Nous bûmes donc ce nectar seul, ce qui lui va sans doute encore mieux. J’ai trouvé intéressant que ce vin qui a encore la chaleur du sucre commence à prendre des aspects secs que j’adore, caractéristiques des cette décennie d’Yquem. Ce 1937 est d’une stature de très haut niveau.

La cuisine de Frédéric Anton fut bien adaptée à ce repas, avec des accords très orthodoxes, sans prise de risque inutile. J’ai préféré l’accord du vernis avec le champagne Salon et ma petite tentative faite en catimini du Meursault avec la poitrine d’agneau, et j’ai apprécié le mariage d’un instant de la mimolette et du Filhot. La cuisson du ris de veau est un grand moment de gastronomie. L’odeur du Château Chalon et la perfection d Yquem sont des moments rares.

J’ai fait voter pour désigner les quatre plus grands vins de la soirée. Alors que tous le convives sont des sommités de la connaissance des vins, ce fut le même phénomène que lors d’autres dîners : aucun vote ne fut identique. Neuf vins furent cités. Je suis assez content que le choix des quatre vins que je fis est strictement le même que celui de Bipin Desai, à l’ordre près, notre choix n’étant partagé par aucun autre. Il y eut une large concentration de votes d’abord sur Yquem 1937, ensuite sur deux vins, le Grands Echézeaux DRC 1953 et le Vosne Romanée Cros Parentoux 1990. Puis le Haut-Brion 1934 reçut beaucoup de suffrages. Mon vote personnel fut : Yquem 1937, Vosne Romanée Cros Parantoux 1990, Grands Echézeaux 1953 et Meursault Coche Dury 1990.

Je fus ébloui par l’érudition des participants qui connaissent chaque domaine, chaque vigneron et chacune de leurs méthodes de vinification. Des conversations passionnantes, des vins rares et des saveurs excitantes. Mais aussi un service remarquable d’une équipe motivée qui nous a permis de réussir dans un lieu prestigieux un événement de grand plaisir œnologique et gustatif. Ce sera long de tenir un an avant de nous revoir.

 

 

Déjeuner chez Prunier vendredi, 12 septembre 2003

Déjeuner chez Prunier. Il s’agit d’un lieu chargé d’histoire, dont la décoration est classée. On peut ne pas aimer, tant c’est typé, mais j’adore cette pierre noire chargée d’or, ces évocations d’un temps révolu, les magnifiques panneaux de verre gravé qui chantent la mer. On a l’impression d’être hors du temps, et on aimerait bien que ce lieu revive, car il mériterait d’être bouillonnant, fou comme Joséphine Baker. La mer est belle quand elle est violente. Ce lieu évoque hélas la marée basse. La préservation du caviar aquitain n’est pas suffisante pour faire un programme qui fédère. Un marin pensif scrute la mer dans une posture figée dans le métal. Il risque de s’interroger encore longtemps si l’étincelle d’un phare ne jaillit pas à l’horizon.

Déjeuner au restaurant Hiramatsu jeudi, 11 septembre 2003

Je rencontre pour déjeuner Bipin Desai, l’un des plus grands palais du monde, qui a tout bu, même l’inimaginable, et a tout retenu. Il m’entraîne au restaurant Hiramatsu, où nous prenons le menu dégustation. Quelle découverte !

Les saveurs ont des précisions diaboliques, ciselées comme les définitions d’un dictionnaire, mais surtout, chaque saveur d’accompagnement forme un tableau pastel où tout est justifié. C’est une cuisine en suggestions magiques, en évocations subtiles, où le mets de base du plat est mis à l’honneur avec respect. Les lobes de foie gras glissent comme du beurre fondant, le rouget danse dans la bouche. C’est une cuisine d’un esthétisme rare. Le champagne de Souza brut tradition a beaucoup plu à Bipin, mais malgré sa belle sécheresse, je n’ai pas tant vibré. Le Corton Charlemagne Bonneau Du Martray 1992 mérite le respect. Grand vin, grande année. Un nez puissant, de belles choses à raconter. Sur le homard à peine cuit, ça sonne bien, mais je l’ai dix fois préféré sur le foie gras au chou. Là il excite le palais. Fort judicieusement le très compétent sommelier a apporté Le Vosne Romanée Cros Parantoux Rouget 1989 sur le rouget, à cause de la sauce au chocolat qui collait si bien à ce vin parfumé de café et de chocolat. Nous allons boire ensembleavec Bipin dans quelques jours le même vin de Rouget en 1990. Si on peut en attendre plus de puissance, j’ai particulièrement apprécié la légèreté aérienne de ce vin extraordinairement délicat, qui collait comme il convient avec une sensualité d’esthète à cette cuisine si richement évocatrice de sensations neuves. Un grand moment de saveurs excitantes. On sent une équipe qui piaffe et cherche un local digne de ses ambitions. S’ils persistent dans cette motivation tellement apparente, on peut attendre comme pour l’Astrance, d’y trouver la voie de la cuisine de demain. Les évocations sont discrètes, suggérées, et là où le charme agit, c’est qu’elles sont justifiées.