Déjeuner dans une brasserie mercredi, 18 février 2004

Je vais maintenant raconter un repas en forçant un peu  le trait. C’est un déjeuner avec un ami où l’on va parler un peu de travail. Choix d’une brasserie au nom connu que je laisserai inconnu. Un voiturier est là. On demande s’il y a une table libre alors qu’à treize heures la moitié de la salle est vide et le restera. L’homme nous répond : »je vais demander ». On nous trouve une table. Ambiance assez agréable, voire chaleureuse. Une clientèle d’hommes d’affaires discute avec entrain. On attend.

Les tenues sont assez tristes, les airs sont vieillots, les attitudes de pension de famille. Une jeune fille est chargée de fonctions précises telle que le pain, les ronds de serviette et les miettes. Elle a un détachement que seul un ermite non zélote et philosophe pourrait avoir en fin de vie. On imagine volontiers que trois bombes atomiques successives éclatant dans la salle passeraient inaperçues. La quatrième sans doute réussirait à susciter un début de réaction de la part de ce sphinx marmoréen. Je souhaite faire ouvrir un vin avant de passer commande, ce qui trouble les habitudes. Je fais signaler que le nom du propriétaire n’est pas indiqué sur la carte pour le vin choisi ce qui étonne le maître d’hôtel. Cela me permettra de découvrir un bien joli vin d’un producteur qui m’est inconnu.

Nous discutons de ce que nous prendrions au menu, associé au vin. Hélas, ce que nous désirons n’est pas disponible. Or il ne s’agit pas d’un produit qui dépend des marées mais des achats.

Cette gentille maison qui semble s’être arrêtée à la restauration du temps de mes grands parents, avec l’intérêt d’un charme désuet, me montre à quel point les plus grands restaurants que je fréquente abondamment sont des mécaniques de précisions. C’est la haute couture opposée à la confection de couturière.

Mais dans cette maison pleine de bonne volonté et qui ne s’est pas remise en cause depuis cinquante ans, il y a malgré tout quelque chose de sympathique. Car quelle que soit la ringardise du lieu, c’est délicieusement « Frenchie ». C’est Maurice Chevalier et son canotier, c’est Jean Gabin dansant la java. C’est la France de la baguette et du béret. Alors, je l’ai jouée à fond. J’ai pris des sardines délicieuses et une joue de boeuf qui ne me fera pas oublier celle de l’Amphiclès de naguère mais qui a du corps. A peine trop cuite mais goûteuse dans une expression très honnête.

Le Charmes Chambertin Les Mazoyères Domaine Pierre Ponnelle 1996 a pris l’accent du lieu. Le nez est extrêmement agréable, bien prononcé. Et en bouche, c’est l’agression. Un vin sans concession, qui ne veut en aucun cas se présenter de façon flatteuse. Goût de métal, goût d’eau. Belle astringence. J’ai aimé ce brutal interlope. Et globalement j’ai apprécié cet endroit très France profonde. Pour s’amuser, deux petites anecdotes goguenardes. Le rond de serviette est pour moi un sujet d’émerveillement dans de nombreuses maisons. La façon dont le préposé cherche à le récupérer dès qu’on a extrait sa serviette ressemble à l’ouverture d’un magasin le premier jour des soldes. Il est prêt à fondre sur la proie qu’il lorgne. Ensuite, c’est le chariot à fromages. Cette pièce de menuiserie a dû coûter une fortune au propriétaire. Il a toutes les fonctions possibles. Mais si l’on densifie les tables, cet outil de prestige a des allures d’albatros sur des navires baudelairiens. Les quelques fromages tiendraient sur un plateau qui paraîtrait dense alors que dans ce meuble ils font chiches. Mais ce meuble fait partie des meubles. On n’en change donc pas. Alors c’est du Ari Vatanen du plus bel effet.

Je préférerai toujours ces lieux pleins d’imperfections aux chaînes forcément impersonnelles. A coté des très grands étoilés, je penche pour cette restauration traditionnelle dont j’accepte les petits défauts.

 

Déjeuner chez Ledoyen mardi, 17 février 2004

Déjeuner chez Ledoyen dans ce petit havre de paix au beau centre de Paris. Trop influencé par la resplendissante époque Lejeune, j’ai du mal à concevoir Ledoyen autrement qu’au rez-de-jardin. La salle de l’étage est belle bien sûr, mais je me sens plus dans une antichambre que dans le palais que ce site doit être. Propriétaires, gestionnaires du lieu, mettez votre grand chef là où il doit être : dans le site magique où les vrais festins doivent se faire. Le rez-de-chaussée de Ledoyen est le plus beau site de Paris, donc du monde. Il ne doit pas être réservé aux groupes ou manifestations. Il doit appartenir aux plus beaux repas de la capitale mondiale de la gastronomie. Gourmets du monde, nous devons défiler de Denfert à République pour imposer Ledoyen comme le site obligatoire de la gastronomie de la France d’en bas (ou de rez-de-chaussée si vous préférez). Il est hautement probable que peu de télévisions se déplaceraient pour couvrir ce soulèvement populaire. Défilons au moins sur ce bulletin pour dire et redire : le site le plus magique pour la gastronomie parisienne c’est ce rez-de-chaussée unique de Ledoyen.

Ayant l’obstination de répéter ce que je pense, il serait bien étonnant que je ne revienne pas sur ce qui est l’évidence : la gastronomie française a besoin du rez-de-chaussée de Ledoyen, du site de Laurent, du Bristol, de Lasserre, du Pré Catelan, de la Grande Cascade, de la Tour d’Argent, du Ritz, de Taillevent, de l’Ambroisie, du Grand Véfour, du Crillon, du Meurice……. Car c’est là que la cuisine de la France est inimitable, combinant les talents les plus purs et le charme de sites inoubliables.

Je retrouve toujours avec plaisir Alain Loiseau, ce si compétentsommelier auteur d’une carte de vins éblouissante. Eblouissante mais inabordable tant les vins sublimes de la cave sont valorisés au delà de tout. Si la clientèle existe, tant mieux. Elle fait apparaître wine-dinners comme une oeuvre de charité. Ce n’est pas sûr que je m’en réjouisse. Car il faut que les amoureux du vin puissent eux aussi aborder des trésors de l’histoire du vin.

Les petits amuse-bouche sont d’une élégance rare, mais au cas où l’on n’aurait pas compris que le chef est breton, on prend en pleine figure plus qu’une lame, un raz de marée. La crème à l’algue vous désarçonne. A coté, la gnole des Tontons Flingueurs fait figure de jus de pomme. Tout ce que la marée charrie de goémons vous décoiffe. Ça pue l’algue comme aucunétier ne saurait faire.

Bravo au chef Christian Le Squer d’avoir le courage de ses opinions, comme dans sa crème d’huître au caviar qui est du même esprit, sans concession aucune, la brutalité de l’huître devant apparaître sans que rien ne l’adoucisse. Il nous faut des chefs de cette brise là.

Mon hôte avait apporté un Chateauneuf du Pape « BARBE RAC » 1990 de Chapoutier qui titre 14°. Ce vin a l’odeur d’un vin âgé, montre qu’il a livré bien des batailles, mais il est bon. Plus il s’ouvre et plus le charme inimitable de cette région s’impose. Il est mûr, mature comme on dit pour faire smart, il a déjà la patine que donnerait un âge largement avancé, mais il a un charme fou. Il ne s’embarrasse pas de discours intellectuels. Il joue de ses biceps et de ses pectoraux. C’est l’idole des plages et il le mérite. Comme je le subodorais, sur une merveilleuse truffe en croûte, le vin prend immédiatement le parfum de la truffe. On a l’impression de boire un jus de truffe, un élixir de truffe. Et c’est tout le mérite et l’intelligence de ce vin qui s’adapte à son terrain, au meilleur terrain.

Le caneton est cuisiné. Il est élégant et virtuose mais s’oppose un peu au langage du vin : le miel, les agrumes ne sont pas les amis du vin. Mais le Chapoutier sait s’adapter comme les livreurs de pizzas qui slaloment dans les embarras parisiens. Là, on peut jouir d’un plat de haute gastronomie, et en même temps profiter d’une belle symbiose entre le plat et un élégant Chateauneuf du Pape. Comme je l’expliquais à mon hôte rien ne m’excite plus que de voir ces vins d’infanterie se montrer grands comme les plus grands. C’est ce qui donne un formidable espoir de voir briller tous les vins français, je le répète.

Le Chateauneuf est rond, galbé, délivre un message typé, expressif, simplifié pour se faire comprendre, mais sans aucune once de facilité. C’est magnifiquement plaisant. Et tant mieux.

Sur un dessert au chocolat, un verre de Maury Mas Amiel 1954. Il tarde à s’ouvrir mais quand il le fait, on a une image d’une subtilité extrême. On est loin du 1925 ouvert récemment qui est triomphal. On est là dans l’authentique, dans le discret et dans le beau. Pourquoi inventer de nouveaux Maury si celui-ci existe ?

Un joli cadre, même si je désire l’ancien, un chef à la personnalité affirmée qui affiche sa maîtrise et ses convictions, un Chapoutier qui jouxte la perfection, et un rappel historique d’un beau Maury du passé. Mon Dieu que Paris est joli.

 

Dîner de famille lundi, 16 février 2004

Je vais parler maintenant d’un dîner de discrimination positive, d’idéal républicain. On avait, voici peu, substitué à la France bleu, blanc, rouge la France black, blanc, beur. Ce soir je lui ai ajouté la France rouge, blanc, blanc liquoreux dans un brassage qualitatif qui ferait pâlir d’envie les accessions parallèles à Sciences Po.

On verra dans cette soirée, et ce n’est pas un jeu, que toutes les formes de vins ont le droit de s’exprimer, ce qui, par ricochet, est un hommage rendu au patient travail des sommeliers qui apportent jusque sur nos tables le fruit de nos sillons, dégorgés dans nos campagnes, ces méconnus des classements des guides qui valent bien des diplômés.

Le repas est en famille. On commence par un champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1997. Si je renouvelle l’essai de ce champagne c’est pour deux raisons. La première est que j’en ai beaucoup et les bouchons trop courts de ces champagnes se resserrent, ce qui me fait craindre des malheurs si on ne les boit pas. La seconde est que j’aime beaucoup ce champagne simple, bien sec, peu dosé et très expressif. Un beau champagne facilement agréable. Lorsque je le fais suivre par un Charles Heidsieck millésimé 1985, expérience que j’avais déjà tentée, je dois goûter deux fois car je suis surpris : je préfère presque le premier. Bien sûr le 1985 est plus structuré, plus dense. Mais le champagne plus simple a plus de charme. Structure chez l’un, charme chez l’autre. Je ne fus pas le seul à penser ainsi car longtemps après, dans le calme des discussions d’après repas, ma fille plaça le non millésimé en deuxième dans son tiercé, adoubant le plus simple des champagnes. L’ascenseur social était en marche. Il allait récidiver de spectaculaire façon. Sur deux foies gras, l’un mi-cuit l’autre plus travaillé et fumé je choisis un vin dont la provenance ne m’a laissé aucun souvenir. Il n’a même pas de nom, car sur l’étiquette il y a simplement marqué : « appellation Bergerac Sec contrôlée« . Pas de titre donc, si ce n’est celui de l’appellation. En dessous figure la mention « Sauvignon Blanc », et en caractères quasi illisibles, Pouillac Maxime avec la commune de Dordogne. Pas de millésime. Je pense l’avoir depuis plus de dix ans ce qui mettrait ce vin autour de 1985. Appelons le : Bergerac sec blanc Maxime Pouillac #1985. Une couleur dont la carafe en cristal accentue le doré, un nez de discret liquoreux ce qui trouble mes convives qui attendent un vin doux, et en bouche un vin blanc sec d’une structure particulièrement bien faite. Largement plus beau que ce que j’aurais imaginé, bien fruité allant même jusqu’à l’élégance. Mais surtout, un accord exceptionnellement juste avec les deux foies gras. Ce vin ne s’impose pas, il met en valeur. C’est le Jean Nohain ou le Michel Drucker du vin. En fait on s’aperçoit qu’un vin blanc sec au message simplifié comme ce Bergerac accompagne les foies gras largement mieux qu’un liquoreux. Voilà une belle leçon de gastronomie donnée par un modeste vin ici brillant comme sans doute jamais.

Sur une fondante et goûteuse pièce de boeuf le Haut-Brion 1981 apparaît identique au récent essai que j’en avais fait. Il sent le bois, ce bois de navire de haute mer buriné par le sel et brûlé par la poudre des canons des corsaires. Ce bois a travaillé sur les océans dans des courses lointaines. Il sent l’éclat des sabres d’abordage et le rhum répandu sur le ventre des filles faciles après d’intenses flibusteries.

Mais ce Haut-Brion est comme le boxeur qui ne frappe que d’un bras, comme le stentor qui déclame en sourdine. Il souffre de ne pas vouloir se montrer. On sent tout le potentiel de Haut-Brion, cette structure inimitable mais enrouée. On a un grand Bordeaux sur béquilles. Ce qui par contrecoup met en valeur le roturier, lutte des classes oblige. Le Chambolle Musigny Nicolas 1967 n’est pas un vin de domaine : sur le bouchon est écrit « mis en bouteilles dans la région ». Cette bouteille figure dans ma cave depuis plus de 20 ans, car Nicolas a constitué la première source de constitution de ma cave. Ce vin est beau. Bu à l’aveugle, il a conduit chaque convive à se tromper de deux décennies tant il est jeune de couleur et de goût. Belle acidité, et belle trame généreuse d’un vin simple de grande séduction. Magnifique sur la viande et étonnamment brillant sur un Brie, quasi magique dans son accompagnement. Tout le monde a aimé ce vin de charme.

Mon cordon bleu de femme avait composé une crème au chocolat dont elle a le secret, d’une finesse extrême. Je l’ai mise entre les mains d’un Maury Domaine de la Coume du Roy 1925. Quel talent ! Ce vin a un charme inimitable. C’est infiniment plus léger qu’un Porto, mais la présence aromatique est quasi infinie. On nage dans la confiture de pommes et de coings, dans les pâtes de fruits les plus voluptueuses. Ce vin chante le soleil et propage une bonne humeur comme la plus efficace des médecines. Sans doute l’un des Maury les plus fins que j’aie jamais bus.

Ma femme qui ne boit jamais sauf de temps à autre des liquoreux a pu tremper ses lèvres dans plusieurs Yquem dont 1893 ou 1921. Elle a trouvé que ce Maury est sans doute le plus agréable de tous les liquoreux, par cette joie facile si simplement exposée.

Ce choix de vins est l’un des plus gratifiants pour moi. Il montre que tous les vins ont le droit de s’exprimer, de quelque origine sociale qu’ils soient, à condition qu’ils aient quelque chose à dire. Des petits vins de mélange arrivent à trouver un bel équilibre au bon moment. Et le Maury rappelle le travail heureux des ans. J’aime faire plaisir avec des étiquettes qui sont des institutions reconnues. Mais j’aime aussi quand d’obscurs et sans grade vignerons viennent prouver que dans nos provinces on a su faire ce qu’il faut.

L’ascenseur social jouait à fond ce soir. C’est bien. Il montre aussi qu’aucune province française n’aura à craindre la concurrence étrangère si l’on sait produire de l’authentique, du sincère.

Mon classement personnel fut en un l’exceptionnel Maury 1925, en deux le Chambolle-Musigny 1967 et en trois le Bergerac sec daté vers 1985. Un dîner comme je les aime.

 

Dîner de la Saint-Valentin à domicile samedi, 14 février 2004

Dîner de laSaint-Valentin. Pour une fois ce n’est pas au restaurant, car la jeune génération a eu l’heureuse idée de s’inviter. Il faut ouvrir des vins spéciaux. Dans une rangée de champagnes de 1937, je prélève une bouteille non millésimée qui a presque toutes les mentions identiques à celles des 1937 sauf un petit libellé. La bouteille est plus vieille que les 1937. Le laçage très particulier du muselet par un fil double est identique. Il s’agit d’un Mumm Cordon Rouge que je situe vers 1945 dont le bouchon parait plus vieux mais le goût fait très années 40 / 50.

Une belle couleur dorée, une bulle bien intense et un nez de fruits bruns, de coing ou de prune. En bouche cette saveur inimitable des champagnes anciens qui se sont « cognassisés » sans devenir madérisés. Si on admet qu’un champagne puisse évoluer loin de ses goûts initiaux, comme on l’admet d’un Sauternes, on a là l’archétype du goût séducteur d’un très grand champagne.

Nous allions poursuivre les énigmes avec un Saumur 1959 sec de l’Anjou Viticole négociant en Maine & Loire. Couleur d’un beau cuivre, nez très citronné, difficile à trouver à l’aveugle. Incroyablement expressif et charpenté il s’inscrit dans une classe très au dessus de son origine. Si jeune qu’à l’aveugle, les jeunes palais qui avaient tenté le choix de la Loire optaient pour 1997 ! Une palette aromatique et une persistance rare.

Je n’ai pas voulu que Pétrus 1974 apparaisse à l’aveugle. Très étonnamment au dessus de ce que devrait donner 1974 il m’a étonné par son accessibilité. Après le Ausone 1975 récent si discret et énigmatique, on avait là un vin de grande charpente, de belle concentration et d’une élégance extrême. Un grand vin.

L’Hermitage La Chapelle 1987 Paul Jaboulet Ainé qui suivait a bénéficié de l’effet d’entraînement. Quand un joueur de tennis est opposé à un bon joueur, il élève son niveau de jeu. Il en fut de même de cet Hermitage qui a surpassé des Chapelle d’années mieux notées.

Etait-ce le Valentine’s paradox qui rendait les vins meilleurs que ce que j’attendais ? J’en suis persuadé.

 

Dîner de wine-dinners dans un hôtel particulier jeudi, 12 février 2004

Un lecteur du bulletin de wine-dinners me demande d’étudier un dîner en site privé. Un impressionnant hôtel particulier d’immense prestige. J’étudie les possibilités avec un chef ami, et très rapidement diverses contraintes budgétaires imposées par le propriétaire à ce dynamique et sympathique entrepreneur de la communication qui est mon commettant rendent la chose quasi impossible. Au point qu’il envisage lui-même d’abandonner. C’est moi qui le motive pour relever le défi. Nous sommes obligés de constater que le projet n’est plus possible avec le restaurateur que j’avais choisi.

Et par le plus grand des hasards, je me retrouve avec Dominique Saugnac, ancien chef du restaurant Bruno, qui vient de lancer, sous le patronage de Bruno un restaurant « Terre de truffes » qui s’inspire des recettes brillantes du restaurant de Lorgues. Le chef est plein de son sujet : « la truffe ». Ma liste de vins ayant été remise avant que je ne connaisse le choix du chef, nous voilà partis pour une aventure. Il va falloir que mes vins se montrent souples et arrangeants pour relever le défi. Allons-y.

Pour mettre tous les atouts de mon coté je suis allé quelques jours avant déjeuner à « Terres de truffes » et je vous recommande d’y aller. La truffe est comme le caviar : c’est tellement meilleur quand il y a profusion. Et des plats intelligents la mettent en valeur. Il faudra – comme d’ailleurs à Lorgues – qu’on y trouve certains vins de qualité qui s’exprimeront élégamment sur cette magique tubercule.

Dominique Saugnac a l’accent du soleil, l’enthousiasme de la jeunesse, et quand on se trouve en ses murs, avec un peu d’imagination, on y entendrait les cigales.

Le jour dit, à l’heure dite, dans une immense salle de l’hôtel particulier, des cadres et dirigeants d’importantes entreprises d’un même secteur économique se retrouvent. Ils se connaissent tous. Mon lecteur organisateur avait prévu d’offrir le premier champagne, honnête champagne sans type affirmé appartenant à Ladoucette, sur une débauche de truffes. Domique Saugnac râpait de fines tranches de deux truffes distinctes, une noire et une blanche, sur des toasts inondés de sel et d’huile d’olive. Une débauche de bonheur. La truffe blanche plus amère mais à l’extrême envoûtement pourrait batailler avec un grand nombre de vins typés. D’originaux croque-monsieur à la truffe s’avalaient avec bonheur. On passe à table, et les 27 convives d’une seule table forment une belle brochette de connaisseurs attentifs qui n’oublient pas d’être aussi de joyeux lurons dissipés. Difficile de faire passer des messages sur les vins, mais heureusement cette joyeuse assemblée sut se faire esthète, et se disciplina pour profiter comme il convient des grands vins et des mets, ce qui me plut.

Le Dom Pérignon 1993 a un nez très expressif. Le charme de ce champagne sensuel agit dès le premier contact. Le premier champagne lui servant de tremplin, on put constater son extrême précision. Je l’ai trouvé particulièrement bon et supportant même très bien le choc de l’oeuf qui rétrécit toujours les vins. A deux jours de la Saint Valentin, je l’avais choisi comme un symbole, car ce champagne est, à juste titre, le champagne de l’amour.

Le Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1992 est un immense Bâtard. Oxygéné depuis des heures, et servi pas trop froid, il explose d’arômes complexes et variés au nez qui n’en peut mais de tant d’évocations. En bouche il y a du gras, voire du beurre, et une forte trame qui donne une longueur rare. L’expression la plus aboutie du Bourgogne blanc. Ramonet est au blanc ce que Henri Jayer est au rouge : l’alchimiste de la juste vinification. Evidemment ce grand blanc est à son affaire sur les différentes variations de truffes. Mais c’est sur la légendaire pomme de terre à la truffe que le Ramonet donne un accord extraordinaire. Est-ce le lieu, est-ce la saison, toujours est-il que j’ai trouvé cette sublime pomme de terre meilleure qu’à Lorgues – si c’est possible -, peut-être à cause de cet extraordinaire vin blanc ?

Sur la truffe entière en feuilleté, le château Meyney 1967 en double magnum était exactement ce qui convenait. Car le plat a une puissance énorme et ce Saint-Estèphe a des arguments de poids pour l’équilibrer. Très jeune encore, expressif, puissant, il a cette belle acidité qui convenait à la sauce lourde et au fumet envoûtant du beau caillou noir.

Un agneau fondant à souhait a accompagné le Château Ausone 1975. J’avais expliqué à l’avance combien Ausone est complexe et difficile à lire. Ce 1975 parlait vraiment un langage discret. Beau nez de belle race juste suggéré, et terriblement ésotérique. On est loin des messages directs de la vallée du Rhône ! Là, il faut chausser ses lunettes pour décrypter le grimoire. Peu de convives pouvaient lire tout ce qu’il y a de grand dans ce vin qui est un de mes chouchous. Mais j’avais mis ce vin avec l’intention de compliquer un peu la dégustation.

On franchît encore une étape de complexité avec le Château d’Arlay, vin jaune 1987. A l’ouverture, il est dans le domaine du vin ce que la truffe peut être : un Himalaya d’odeurs intenses. Délicieux vin jaune qui se mariait bien au fromage truffé. Une découverte pour beaucoup de convives.

Le château d’Yquem 1991 avait à l’ouverture une magnifique et opulente odeur. Etrangement, les trois bouteilles provenant d’une même caisse avaient des maturités différentes. Différences infimes mais repérables. En bouche, c’est un Yquem sans énigme. Tout avec Yquem parait si facile. On est loin des messages complexes. Cette année n’est pas une des plus grandes, mais le vin se boit avec beaucoup de bonheur. Le dessert n’allait pas avec lui. C’était sans importance car Yquem est à lui seul un dessert.

Par un autre hasard, le descendant d’une famille prestigieuse du Rhum se trouvait à la table. Je lui fis goûter à l’aveugle le Rhum que j’avais prévu, Rhum Naura qui est un assemblage de Rhums divers que je date vers 1940 / 1950. Il fut étonné de sa qualité. J’adore ce Rhum typé particulièrement sec de forte personnalité.

Ce repas est évidemment très différent des repas traditionnels de wine-dinners. On ne pourrait pas goûter des vins très vieux dans une telle configuration. Mais j’ai ouvert des horizons à plusieurs convives attentifs qui ont vu à quel point on peut chercher à raffiner le choix des vins et les associations gustatives. Une expérience à poursuivre.

 

 

dîner de wine-dinners dans un hôtel particulier jeudi, 12 février 2004

Dîner en site privé dans un hôtel particulier 12 février 2004
Bulletin 104

Cuisine de Dominique Saugnac de « Terre de Truffes », sous le patronage de Bruno
Dîner de truffes

Champagne Dom Pérignon 1993
Batard Montrachet Domaine Ramonet 1992
Château Meyney en double magnum 1967
Château Ausone 1975
Château d’Arlay Comte de Laguiche 1987
Château d’Yquem 1991
Rhum Naura 1940/1950

L’Union des Grands Crus de Bordeaux mercredi, 4 février 2004

L’Union des Grands Crus de Bordeaux qui compte en son sein 130 des 150 plus grands crus de Bordeaux avait dépêché 50 propriétaires pour la devenue traditionnelle réunion de présentation de leur dernier millésime à l’Automobile Club de France. Ambiance chaleureuse de dégustation souriante des plus grands vins de 2001, La Conseillante, Pape Clément, Clinet, Pichon Longueville, et tant d’autres. Après une partie studieuse où chacun comparait et virevoltait, un dîner par petites tables avec à chacune la présence de l’un des propriétaires. Avec quelques amis nous avons profité des propos d’une des propriétaires de Château La Pointe dont le 1998, bien typé Pomerol et déjà bien rond était une belle carte de visite. Il cohabitait bien avec La Conseillante 1998, plus charpenté bien sûr mais moins ouvert. Un Kirwan 1996 au charme traditionnel de Margaux et un éblouissant Pichon Longueville 1999 d’une admirable synthèse nous faisaient voyager dans le Bordelais, avec un Smith Haut Lafitte blanc typé très agréable et le petit bijou de Fargues 1997 qui ira très loin, comme le bébé Fargues 2001 non encore mis en bouteille mais présenté ici qui sera l’un des plus grands Fargues sur  le long terme. L’année 2001 promet d’être meilleure que tout ce qui a été dit. Elle est difficile à boire en ce moment et doit être conservée pour des plaisirs futurs.

Salon des Grands Vins lundi, 2 février 2004

Salon des Grands Vins, le grand rendez-vous des amateurs de beaux vins. Trois jours de dégustations raffinées. La générosité inimaginable de domaines ajoute à cet événement une émotion rare : des profanes, amoureux limités dans leurs envies par les budgets de certains crus, bénéficient pour une fois de vins mythiques normalement inaccessibles. On sent le respect, la jouissance des amateurs de goûter enfin ce qu’ils ne boiront peut-être plus. L’effet commercial ne sera pas toujours là. Mais le vin y gagne en notoriété chaleureuse. Il y a bien sûr les bousculades, les petits malins qui sont de tous les coups, de rares immodérés qui ne se contrôlent pas et confondent quantité et qualité. Mais globalement c’est un parcours de ferveur.

Il y a des conférences et des ateliers. En voici un qui me mit en appétit : le chef Thierry Burlot, pour illustrerles accords mets et vins avait préparé un délicieux foie gras poêlé aux langoustines sur lesquels Olivier Dauga, le « faiseur de vin », l’homme qui me fit goûter mon premier jus de Margaux 2000 le jour de la première vendange à Bordeaux en septembre 2000 avait hasardé quelques expressions franches de vins de beau terroir. Suivirent un foie poêlé en feuille de chou et une crème à l’oursin. L’atelier à peine fini, Thierry Burlot décréta qu’il était temps d’utiliser le piano à des fins roboratives et prépara dans le secret une lamproie à la sauce bordelaise. Elle était attendue au stand d’Olivier Dauga par une bande de vignerons bons vivants qui pique-niquaient avec cette gourmandise généreuse et partageuse que l’on ne trouve que dans le Sud Ouest.

De beaux moments ont ponctué cet intéressant salon. La truculence infatigable de Jean Hugel parlant avec amour de ses grands vins dont un Pinot Gris Hugel vendange tardive 1997 qui promet. Tout comme moi Bernard Burtschy ne pouvait contrôler son fou rire tant ce jeune octogénaire a l’aplomb d’un bateleur, pourfendant tel Don Quichotte tous ceux qui n’ont pas sa foi. La rare délicatesse de Véronique Sanders parlant en finesse de son vin si subtil et si bon, le Haut-Bailly. La générosité de Carbonnieux faisant goûter ses blancs de 2001, 1992 et 1981 et ses rouges en magnum de 1995, 1985 et le merveilleux 1975. Les étonnants et vraiment extraordinaires vins de la Ribeira del Douero dont ce Pingus 2001, grenade d’arômes qui sera extraordinaire si on la dégoupille vers 2010. Et ce Valbuena 2001 de Vega Sicilia dont la délicatesse flanquée de puissance fait un vin majestueux. J’avais très peur que les Carbonnieux qui suivaient dans le programme ne soient écrasés par la spontanéité possessive des vins espagnols. Je fus pleinement rassuré quand on put constater qu’à coté de ces grands d’Espagne, la subtilité du Bordeaux authentique se place remarquablement, sans qu’il soit nécessaire qu’on compare : il suffit d’aimer les deux. Le très beau Clos Saint-Hilaire de Billecart-Salmon, champagne de grande expression. Un grand moment de poésie lorsque Jacques Lardière de la maison Jadot parla des sensations gustatives et de leur recherche pendant que l’on dégustait trois admirables Corton Charlemagne Jadot dont un beau 1996. Un langage de poète qui pousse à aimer le lent travail de ces artistes compositeurs de vin. L’exquis Fargues 1997 qui est un immense Sauternes, l’exceptionnel Palmer 1989 qui sera sans nul doute haut dans la hiérarchie des meilleures années du Château. Le Cos d’Estournel 1990, magistrale expression de Saint-Estèphe qui a devant lui tant d’années pour intégrer ses tannins. Les Bordeaux avaient plus souvent répondu à l’appel du salon que d’autres régions. Ils ont ainsi pu montrer que 2001, en ramenant plus de sérénité économique sur le marché, se situe à un niveau de très haute qualité. Le discours des producteurs était généralement incroyablement technique, comme s’ils avaient à se justifier (mais de quoi ?), alors que Michel Bettane avait le langage qui savait toucher l’amateur et expliquer ce qui excite les sens et que Georges Lepré débordait de son si communicatif enthousiasme, sous la conduite tolérante et efficace de Nicolas de Rabaudy, calme et précis modérateur de ces excellentes et instructives expositions sur le vin.

Dans les stands, de beaux vins présentés, de grandes maisons patientes devant les exigences d’un public averti et vorace. Une belle ambiance en hommage au vin. Mon seul achat fut de très vieux Banyuls et Maury dont les expressions sont si belles et chaudes, de cacao, café, bois de santal et figues marinées. Mais je regrette de ne pas avoir acheté du Château Caillou ce délicat Barsac, tant le couple propriétaire se dévoue à faire connaître ce vin si beau avec un enthousiasme qui mérite le respect. Sylvie Douce et François Jeantet, les « décorés du chocolat » ont organisé avec leurs équipes efficaces un salon de haute volée qui fait honneur au vin français. Une petite anecdote qui me concerne : de-ci de-là j’ai fait des commentaires sur quelques vins que j’adore au cours des conférences. Lorsque j’ai dit que mon meilleur Palmer, en définitive, avait été Palmer 1928, toute la salle a ri, tant ce propos paraissait irréel ou inaccessible.

Souvenir agréable d’avoir déjeuné avec de grands producteurs au café Marly. Les territoires des Costes sont les seuls endroits où des créatures irréelles sorties du magasin Vogue vous apportent votre repas. Mais la beauté était au moins aussi grande dans la pierre, tant la vue du café Marly sur les structures et sculptures du Louvre rassure sur l’invraisemblable trésor artistique qui fait de Paris le centre du monde.

On aura, dans toutes ces conférences, tant parlé de technique, de l’extension du domaine de la lutte raisonnée, de l’osmose inverse et autres effeuillages printaniers que je me suis fait quelques remarques. La première c’est que certains vignerons intègrent bien les démarches modernes dans l’histoire de leur vin, et c’est bien. Car croire qu’avant eux rien n’existait est une erreur majeure. La seconde concerne l’évolution historique des goûts. Il parait assez évident qu’avec les techniques actuelles, on aurait mieux réussi les années 1931, 1932, 1938, 1939, 1941 et 1942 par exemple. Mais je suis prêt à prendre le pari – pour autant qu’il existe un moyen de juger – que l’année 2000 élaborée avec les techniques de l’an 2000 donnera de meilleurs résultats que l’année 2000 qui aurait été élaborée avec les techniques (ou soit disant absences de techniques) de 1928 si on boit le vin dans les quinze ans. Mais en 2060 je pense que le millésime 2000 serait meilleur avec l’élaboration façon 1928 qu’avec l’élaboration actuelle. Quelques vignerons prestigieux lisent ce bulletin. Je serais heureux que ceci crée un amical débat. Car tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes si on vise que 2000 soit bu en 2012. Mais pour les quelques amoureux des saveurs qu’apporte l’âge, l’immense réussite des années 1928 et 1929 est telle que l’on ne peut que statufier la soi-disant absence de méthodes d’alors. C’est ce qui m’avait poussé à dire il y a un an au vinificateur d’un prestigieux château : « on n’y connaissait peut-être rien avant que n’apparaissent vos brillantes méthodes, mais on a quand même fait les années 1900, 1928 et 1929 qui sont absolument sublimes et des exemples pour toujours ». Il ne fait pas de doute que le travail remarquable actuel, quand il est fait dans le respect de l’histoire, donne des vins d’un niveau remarquable. Et dans ce contexte, le vin français n’a rien à craindre d’être comparé à des vins étrangers extrêmement brillants qui sont bienvenus d’explorer, eux aussi, des pistes passionnantes.

Une petite anecdote amusante car il faut bien aussi de temps en temps prendre du recul. Le brillant inventeur de verres de dégustation de grand renom, avec qui j’ai partagé en dîner privé quelques antiques flacons servis dans ses verres, faisait un atelier pour montrer l’influence de la forme du verre sur l’odeur, ce qui est évident, mais aussi sur le goût, ce qui l’est moins et m’a toujours surpris. Il prit un jeune blanc sec et trois verres de formes distinctes. Sur le premier verre, manifestement non fait pour un vin blanc, l’odeur était citronnée et amère et le vin en bouche rappelait ces notes coincées. Nous versâmes, studieux élèves de l’atelier, le contenu du premier verre dans le second et fumes saisis par l’écart d’odeur et de goût. Le vin s’arrondissait. Il s’agissait d’un verre possible pour ce vin. Puis dans le troisième verre, parfaitement adapté au vin, les arômes éclataient de bonheur et en bouche il y avait une belle tenue. Mais voilà, j’ai eu l’audace de continuer l’expérience et de verser le contenu restant du troisième verre dans le premier, celui qui n’est pas fait pour les blancs. Et même si l’odeur se rétrécissait, en bouche le vin avait une belle rondeur, bien comparable à celle du troisième verre. Redoutant de m’être trompé je demandai à ma charmante voisine d’atelier de faire de même. Stupeur identique, car le premier verre produisait le même effet sur elle. Dans ces cas là, seul le silence est grand. Je raconte cette anecdote qui m’a amusé, car j’ai par ailleurs un grand respect pour ces verres qui incontestablement permettent de mettre en valeur les grands vins.

Voilà en vrac mes impressions de trois jours de fête, car je pouvais approcher des vins que j’aime et des producteurs que j’apprécie. C’est mon manège à moi. L’an prochain, courez-y.

 

Déjeuner au restaurant Lucas Carton samedi, 24 janvier 2004

Déjeuner au restaurant Lucas Carton. Quel plaisir de se retrouver dans ce temple de l’intelligence gastronomique. La carte a toujours cette association des plats avec un vin exprimé en majeure. C’est le talent d’Alain Senderens de créer un accord juste qui pour quelques infimes détails pourrait changer la parfaite osmose, ce qui sépare le génie du talent car c’est comme accorder un piano : il y a une note juste et toute autre note est fausse.

Ici le plat a un dosage juste qui transcende l’accord. Je suis d’humeur à prendre un vin qui est un symbole, et lui ajuster le plat. Mon idée est de faire ouvrir Château de Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990. Parce que c’est en ces lieux que j’ai « travaillé » sur les saveurs avec Jean-Pierre Perrin, et parce que j’aime cet immense vin. La tourte au gibier s’impose. Pour l’entrée, j’ai envie d’essayer le rouget qui fut à une époque mon poisson fétiche mais que j’essayais moins car son acceptation des vins rares est plus limitée que celle d’autres poissons plus complices.

Nous profitons de beaux amuse-bouche, une asperge au caviar avec une crème onctueuse, et une coquille Saint-Jacques crue merveilleusement traitée. Pour le rouget, le Beaucastel blanc 2001 s’impose, pour qu’il prépare la bouche à l’arrivée de son prodigieux aîné rouge. Ce vin blanc ressemble à ces totems sculptés à coups de serpe. C’est brut, viril, simplifié. On sait que ce blanc est du Rhône, d’un Rhône qui charrie des galets et lamine tout sur son passage. Lourdement boisé, d’un tison de feu de la Saint Jean il a une puissance de conviction énorme. Le nez est généreux, la première gorgée est pesante, puis le vin s’habitue au plat, se domestique et devient séducteur. On est loin de certaines subtilités bourguignonnes, mais on est bien, bercé par des goûts francs de bon aloi. Ce vin pourrait attaquer bien des viandes et les apprivoiser.

Le Beaucastel Hommage à Jacques Perrin 1990 est une institution et je voulais la situer par rapport à d’autres grands repères, les Hermitage de Chave, les Mouline et autres Landonne, et les Henri Jayer, mes chouchous.

Un nez d’une expression vineuse quasi insolente. Ce vin de 1990 bu à presque 14 ans parait sorti de cuve. Il est un Etna qui crache le bois et surtout expectore le fruit. Au début de la dégustation, le vin ne s’est pas ébroué. C’est une puissante esquisse d’un message que l’on sent intense. Puis on s’amuse à le voir s’animer, à sortir toutes les facettes de son talent. Il est peu de dire qu’il est déroutant, car ce vin nous emmène dans tous les lieux pervers. C’est Satan qui conduit le bal, un bal interlope où l’on bouscule toutes les traditions oenologiques. C’est vineux, c’est boisé, c’est puissant, cela a un fruit de gamin mais une trame splendide. Le vin surprenant de plaisir. Cela n’a évidemment pas de sens de comparer. Qui est plus coloriste, Van Gogh, Warhol ou Basquiat ? Ça n’a pas de signification de juger. Mais ce vin est fortement enraciné dans son Rhône, plus brutal que les Mouline et Hermitage, diablement dense et fruité. Petit cadeau qu’il ne faut jamais négliger, je demande toujours au sommelier qu’on m’apporte la bouteille. Car au fond il y avait la lie, bien lourde et étonnamment abondante pour un vin de cet âge. Mais c’est le meilleur que j’aurais manqué si je ne l’avais pas demandé : suprême condensation des arômes les plus forts, où se trouve la vraie personnalité du vin. Ici un infini rayon de soleil de cette belle parcelle d’excellence. Au mépris des orthodoxies associatives le vin si fort a ensuite magnifiquement accompagné les desserts et mignardises car certains de ses cépages feraient volontiers un vin de dessert s’ils étaient traités autrement. Avec un tel fruit, on peut tout se permettre.

J’ai pu bavarder avec Alain Senderens qui prépare sa nouvelle carte. Il est aussi joyeux en parlant des prochaines surprises qu’un jeune apprenti qui aurait réussi sa première recette. A son niveau on ne crée bien que si l’on a la foi de la jeunesse. Belle leçon de création et d’amour.

Voici deux chefs réunis dans ce bulletin qui partagent une immense jeunesse et un prodigieux talent. Rappelons l’apophtegme d’un homme au nom bien peu vineux : « Boileau ». Il disait : « cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, polissez le sans cesse et le repolissez ». C’est à ce prix que nos grandes tables françaises sont merveilleuses. La recherche de l’excellence est la clef de tout. Deux brillantes démonstrations, sur des vins qu’ils ont le talent d’honorer.

 

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 22 janvier 2004

Yannick Alléno était arrivé au restaurant de l’hôtel Meurice avec une belle notoriété. J’avais eu confirmation de la pertinence de cette réputation lors d’un déjeuner de préparation. Le dîner de wine-dinners s’annonçait bien, tant le chef apparaissait motivé. La suite allait le prouver.

Ouverture des vins selon un cérémonial toujours agréable avec David, courtois et sympathique sommelier. Cela surprend toujours les sommeliers que je mette une heure et demie à ouvrir dix bouteilles. Les odeurs d’ouverture ne se retrouvent jamais sur table, tant l’oxygénation joue un rôle de première grandeur. Ce travail de l’air a surpris David, qui n’aurait pas imaginé qu’un Moulin à Vent puisse franchir tant d’étapes en si peu de temps. Nez incertains du Latour et du Chambolle Musigny. Le premier a remonté la pente. Le second a peiné.

Le menu conçu et réalisé par Yannick ALLENO : Mousseline d’œuf de poule, royale de poireau au fumet de truffe, allumettes croustillantes à la crème de lard. Turbot aux truffes cuit en croûte d’argile, crème légère de céleri au coulis de persil plat. Ragoût gourmand d’hiver en surprise. Tarte « Flammekuche » truffée, cœur de salade à la crème, jus perlé à l’huile de noix. Selle de chevreuil au poivre, couqueline de pomme de terre truffée. Fourme d’Ambert. Capucin aux agrumes. Une profusion de truffes de très belle qualité, un turbot au goût intense, et un dos de chevreuil tendre et violent, voilà pour les produits. Quant à la façon ! Un traitement des pommes de terre, des légumes et des pâtes feuilletées qui est du grand art. Avec la force de frappe de l’hôtel Meurice, on sent que ce chef talentueux va décrocher les étoiles comme au mât de cocagne. Entre le dîner et ce bulletin, une de plus vient déjà de tomber dans son tablier.

Le champagne Veuve Clicquot la Grande Dame 1989 est un noble champagne. Nez magnifiquement généreux et structure d’un classicisme rassurant. Bel accord avec la délicieuse entrée aérienne d’une grande finesse.

Le Bâtard Montrachet Veuve Moroni 1992 a un nez de miel et un goût de gâteau de miel. Une rondeur et une solidité indestructibles.  Le Meursault Perrières Domaine Jaques Prieur 1989 a le nez caractéristique des Meursault avec cette évocation de pierre à fusil. Plus typé Meursault que le Bâtard n’est Bâtard, il a une belle élégance intellectuelle, mais son discours colle moins au magistral turbot à la chair expressive que le solide Bâtard Montrachet. Ce miel profond se mariait parfaitement à la belle chair dense et goûteuse du poisson.

Le Château Lynch Bages 1959 est une surprise particulièrement agréable. Parfaitement ouvert et épanoui, c’est le Pauillac en pleine possession de ses moyens. On imagine mal que ses composantes puissent former un ensemble plus harmonieux que ce qu’on découvre ce soir. A part le fougueux Lynch Bages 1989 qui brilla dans un autre registre, je ne vois aucun Lynch Bages qui m’ait donné une impression de sérénité aussi accomplie que ce Lynch là. Vin magnifique. Ayant été servi de la première gorgée du ChâteauLatour 1934 j’ai eu peur d’une déception, mais très rapidement ce vin a développé des complexités dignes de la valeur légendaire d’un des plus grands vins du Haut-Médoc. Les évocations rares fusaient en bouche avec une longueur extrême. Alors que je faisais la moue sur la première gorgée c’est un convive qui s’inscrivit en faux contre mon doute. Il avait raison. Deux vins très différents mais très complémentaires, l’un, le Lynch joyeux dans sa maturité épanouie, l’autre le Latour, décochant des énigmes gustatives sur la longueur d’un vin de grande lignée. Le Lynch couvrait bien le plat de baisers quand le Latour le fouettait.

Un convive m’ayant offert un ChâteauTrotanoy 1982 la veille du repas, il était encore temps que cette marque de générosité s’insère sur une Flammekuche dont la réalisation est de niveau trois étoiles. Quel contraste avec les vins précédents ! C’est le pur sang tout fou qui caracole dans tous les sens, avec une énergie inépuisable. Je refuse de carafer les vins au moment de l’ouverture, mais dans ce cas précis j’eus dû le faire. Un carafage de dernière minute a permis de contenir sa fougue. Alors que des amateurs américains que je côtoie sur un forum internet se demandent déjà (mon Dieu !) si 1982 ne devient pas « over the hill », c’est à dire au delà de la période dite de maturité, ce fringant Pomerol en a « sous la semelle » pour des décennies. Grand vin de fort potentiel.

La grande surprise pour tout le monde et pour David avec qui je l’avais ouvert, c’est l’extraordinaire perfection du Moulin à Vent Genard 1947. Faible à l’ouverture il ne me posait aucun souci. C’est comme une Marie José Pérec qui aurait réussi son « come back ». A l’aveugle, on tromperait tous les experts tant ce vin évoque les plus grands Bourgognes d’une belle année : 1959 par exemple. On retrouve un peu de l’accomplissement du Lynch Bages, car toutes les composantes du Moulin à Vent sont harmonieusement assemblées.

Le Chambolle-Musigny Chanson Père & Fils 1955 n’a pas connu le même réveil. Couleur sombre comme de l’encre, odeur de viande, goût assez agréable mais blessé. Des convives ont eu la gentillesse de lui trouver quelques beaux messages, et c’est vrai qu’il y en avait quelques uns, mais force est de constater que ce vin avait fait son temps, peut-être fatigué de voyages ou de stockages difficiles. Si ce vin avait été unique pour un repas, il eût été inacceptable. Ici, dans cette succession de grands vins, il fut toléré. Je proposai malgré tout d’ouvrir un vin de plus. J’avais la naïveté de penser qu’on me dirait non puisque j’avais ajouté Trotanoy. J’ai donc ouvert Richebourg Gros Frère et Sœur 1987. Quelle beau Richebourg frais et bien construit. Mais ouvert juste pour être servi il faisait déplacé dans la série des vins accomplis que nous avions bus. En d’autres circonstances on le trouverait brillant, ce qu’il est. Là, il n’eut pas été opportun de l’ouvrir. Ce fut malgré tout une belle petite pause, un trait d’union avant d’entrer dans le domaine des liquoreux.

Le Château Rabaud, premier cru de Sauternes 1940 à l’ouverture à 17h était tellement expressif que je me demandais si l’association avec une pâte persillée n’allait pas être une erreur. Je suis donc allé en cuisine goûter la fourme d’Ambert et j’ai vérifié que cela se concevait. Belle couleur de thé, odeur profonde où les épices affleurent. Et ce Sauternes apparaît alors comme très sec, comme le furent le Yquem 1932 ou le Filhot 1858 bus récemment. Une personnalité extrême et des saveurs qui déroutent tant on est loin de tout ce que l’on peut boire habituellement. L’accord se fit sur la fourme, sans être le plus naturel qui soit. Ce vin reconditionné en 1991 au château a montré une élégance dépaysante du meilleur aloi.

La couleur du Château Suduiraut 1949 est d’une beauté sans pareille. C’est la couleur d’un chaud soleil. Nez d’agrumes, d’épices, de clémentines confites. Le nez intense du Suduiraut épanoui. En bouche, quand on a pris soin de manger d’abord un peu d’agrumes, on a un vin vivant, qui a une élocution dix fois plus rapide que ce que le cerveau peut capter. Il est étourdissant comme un manège qui tournerait trop vite, car on devine des saveurs, on serait prêt à les nommer, à les retrouver, mais il en invente de nouvelles qui vous entraînent dans les délices des énigmes irrésolues. Rien ne peut procurer autant de plaisir sensuel que ces immenses Sauternes aux facettes infinies.

J’ai noté une fine crêpe gracile qui en bouche explose de fruit de la passion comme si on en avait avalé une tonne. Comment tant de goûts peuvent se trouver dans cette si fine pellicule ? Collante comme de la barbe à papa, elle fut un rayon de soleil d’enfance, signature élégante pour parapher le texte du Sauternes.

Chaque convive allait d’émerveillement en émerveillement. On se livra à l’exercice des votes, où chaque convive doit donner le quarté de ses préférences. On sait qu’il est assez irrationnel de hiérarchiser un Bourgogne par rapport à un Sauternes par exemple, tant leurs goûts sont distincts. Mais c’est le jeu.

Il faut être là pour y croire, car personne n’imaginerait qu’il est possible d’envisager des votes aussi disparates. J’ai déjà souvent raconté que les votes sont très différents. Mais là, quelle variété !

Tous les vins, sauf le Richebourg qui est – comme par hasard – celui qui n’a pas bénéficié de ma méthode d’oxygénation lente, ont figuré dans au moins l’un des quartés. Et six vins ont été nommés en numéro un. C’est un grand plaisir pour moi. Mais ma plus grande fierté, et de loin, c’est que le Moulin à Vent 1947 a été le plus cité et a été cité le plus de fois (trois fois) en numéro un. Quand on a dans un dîner Latour 34, Lynch Bages 59 et Suduiraut 49 constater que c’est un Moulin à Vent 47 qui gagne, on ne peut que se féliciter du choix éclectique des vins de ce dîner.

Le consensus des convives a favorisé particulièrement quatre vins : le Bâtard Veuve Moroni 1992 qui a obtenu deux votes de premier et quatre votes de second, le Lynch Bages 1959 avec deux votes de premier, trois votes de second et trois de troisième, le Moulin à Vent 1947 avec trois votes de premier deux votes de troisième et trois votes de quatrième et le Suduiraut 1949 avec un vote de premier un vote de second deux votes de troisième et trois de quatrième. Même le Chambolle Musigny si fatigué a figuré en troisième dans l’un des votes.

Cette diversité montre bien que chaque vin a sa chance, puisqu’un convive pourra lui trouver des aspects qui lui rappellent tel ou tel plaisir. Comme je le dis à chaque repas, on ne doit pas juger un vin, mais essayer de le comprendre. Et le vote final n’est que ludique.

Mon quarté personnel fut : premier Moulin à Vent 1947, second Suduiraut 1949, troisième Lynch Bages 1959 et quatrième Latour 1934.

Avant chaque repas les convives se sont fait une idée de ce qui allait se passer et la réalité dépasse le plus souvent comme ici ce qu’ils avaient imaginé. Dans mon cas c’est la cuisine de Yannick Alléno qui a dépassé mes attentes. Il avait envie de bien faire et a laissé s’exprimer son talent. Les couleurs dans les assiettes étaient d’un raffinement serein. La cuisine fut légère et appuyée quand il faut. Le traitement de produits de qualité fut magistral. On peine à trouver un accord qui serait plus fulgurant tant tous furent adaptés. Le plus beau plat fut la Flammekuche – à mon goût – et pour le plus bel accord, j’hésite entre la chair du turbot avec le Bâtard et le topinambour avec le Latour 1934.

Pendant l’ouverture des vins, j’ai discuté avec David de l’intérêt d’avoir des vins très anciens à la carte pour des restaurants de cette envergure. Même si cela parait prêcher pour ma paroisse, je crois que c’est une erreur dont nous avons eu immédiatement la démonstration. Si le Latour 1934 avait été ouvert pour une consommation immédiate, un convive sur deux l’aurait refusé. Ne parlons pas du Chambolle Musigny qui aurait rejoint l’évier  par la voie la plus courte, et le Moulin à Vent ne figurerait même pas sur la carte, car le sommelier n’imaginerait pas que quelqu’un soit assez fou pour le commander. Quand au Lynch Bages, on n’aurait jamais eu que le quart du bonheur qu’il nous a apporté avec sa mise en plein régime par une oxygénation idéale.

Les vins les plus prestigieux méritent un soin particulier. Le temps que je leur consacre est inenvisageable dans la structure générale d’une grande maison.

Salle splendide, service fort juste, sommelier attentif et motivé, chef de talent qui a eu l’envie et la sagesse de mettre les saveurs au service des vins. Que demander de plus ? Simplement la date du prochain dîner.