le premier jour du nouveau chef du Crillonmercredi, 14 avril 2010

Après le départ de Jean-François Piège du restaurant du Crillon, la belle salle aux stucs imposants était bien triste. Je voulais être là le jour où le successeur serait trouvé. On m’indique la date et une table est réservée pour mon épouse et moi. Lorsque je me présente le premier jour du nouveau chef, Antoine Pétrus me dit : « nous vous attendions ce midi, un champagne était au frais pour vous ». J’avais omis de demander l’heure tant il me paraissait évident qu’une ouverture se fait à l’heure des opéras. En attendant ma femme, j’ai le temps de consulter la très exhaustive carte des vins, où je déniche quelques bonnes pioches possibles à côté de prix fortement dissuasifs, rendant les premiers grands crus de Bordeaux quasiment inaccessibles, et donc réservés à une clientèle fortunée de passage.

Il fait beau, j’attends ma femme sur le seuil de l’hôtel, observant les allées et venues de passants et touristes tous pendus à leur téléphone portable, ne portant aucun regard à l’une des plus belles places du monde.

Nous entrons dans la belle salle très surchargée mais au cachet inimitable, et Antoine apporte dans un seau une bouteille de champagne Selosse « V.O. » dégorgée le 23 octobre 2007. Le champagne est d’une couleur fortement ambrée pour son âge, mais c’est le style Selosse. Le nez est de belle personnalité, la bulle est fine et délicate et la première gorgée donne une impression cistercienne, monacale. Car la charpente est forte mais le vin est peu enveloppé et ne parle pas beaucoup. Il commence à discourir sur le petit amuse-bouche, une huître perle noire de Cancale avec une émulsion de pommes granny-smith et des copeaux de céleri. L’accord est intéressant, car le picotement de la pomme verte excite le champagne qui prend de la largeur et adopte l’iode de l’huître.

Nous étudions le menu et à ma grande surprise, ma femme choisit le menu dégustation, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Ses désirs seront des ordres et je ne chercherai donc pas la pertinence absolue des accords avec le vin que j’ai choisi, un Chambertin Armand Rousseau 1999. Antoine me le fait goûter dans sa fraîcheur, juste sorti de cave. L’attaque est juvénile puisque le vin est frais, mais ce qui est impressionnant, c’est la longueur invraisemblable de ce vin au sortir de la cave. Chapeau bas, car c’est un signe de grandeur. Le menu est ainsi présenté : Le caviar impérial de Sologne, transparence de brocolis et crème acidulée / La morille, farcie au jambon ibérique, écume de noisette / La langoustine rôtie, fenouil craquant, jus corsé au yuzu / Le pigeon de Vendée en deux services, oignons grelots façon Tatin, les cuisses en ravioles dans un bouillon / Tarte aux fraises gariguette glacées, accompagnée de crème au citron / Le Finger chocolait, glace à la banane, croustillant noisette et mousse « Jivara ».

Le caviar est d’une qualité rare. Le brocoli est très original. La salinité du caviar donne au champagne Selosse une ampleur spectaculairement démarquée de ce qu’il offrait jusqu’alors. Il faut donc des goûts salins pour que ce champagne prenne son envol. Le jus de la morille est parfait, idéal pour prendre la vraie mesure du chambertin. Sur ce jus, le nez du chambertin est à se pâmer. Le vin est d’une sensualité sans égale. Le jambon n’est pas dominant ce qui est bien. Le plat est très équilibré et c’est le jus qui propulse le vin rouge dans la cinquième dimension.

La langoustine est cuite au millième de seconde près. Elle est divine. Le fenouil est cohérent, la sauce est parfaite. Le plat est réussi dans sa simplicité. Pour que le chambertin puisse être apprécié, il faut qu’il soit bu sur la mémoire de la sauce. La chair de la langoustine me conquiert. La réaction du chambertin sur le yuzu, c’est plutôt spécial, mais ça excite le palais. L’idée qui me vient à ce stade du repas, c’est que la cuisine du chef, c’est du John Wayne : on sait que ça ne peut qu’être gagnant. Car il y a de grands produits, une recherche de simplicité et de lisibilité, avec une exécution parfaite. C’est la clé du succès.

Le pigeon de cuisine traditionnelle est parfait et le chambertin devient follement bourguignon. Mais le vin est obligé de se battre, car la personnalité du pigeon est dominante : c’est lui qui mène le bal sur les papilles. Sans doute vexé, le chambertin se met à jouer profil bas, perd de son velouté, et devient sculptural, maigrelet. C’est assez incroyable, car il retrouve tout son charme sur le bouillon et les ravioles, car là, il peut s’imposer comme dominant. On dirait qu’il nous a joué le jeu de la jalousie. La légère salinité du bouillon excite tout le talent du vin et je me suis amusé à décortiquer le jeu de rôle que ce grand vin a si fortement vécu avec les plats. A ce stade, l’amertume bourguignonne prime sur la rondeur. Le vin est sans concession et je l’adore quand il est rebelle comme cela, même si j’ai été ému par sa longueur quand il était froid. Le Selosse est revenu en scène pour les desserts.

Christopher Hache, le nouveau chef est tout jeune et souriant. Ayant travaillé à la Grande Cascade, auprès d’Alain Senderens et d’Eric Fréchon, il a choisi une voie prometteuse de succès, fondée sur la lisibilité de plats cohérents. La morille, la langoustine sont des plats de grande cuisine. L’ouverture du restaurant ce jour s’est faite sans tambour ni trompette pour que le chef puisse vérifier si ses choix sont appréciés. Le bouche à oreille va très rapidement remplir la salle, car nous tenons avec Christopher un chef promis à tous les succès. Ma femme a envie de revenir vite. C’est un signe qui ne trompe pas.