dîner de wine-dinners à la Grande Cascadejeudi, 15 juin 2006

En juin, la tentation est grande de faire un dîner de wine-dinners au restaurant de la Grande Cascade. Dans cette petite bonbonnière logée dans un parc aux arbres centenaires, notre table donne sur le jardin, et nous aurons, presque pendant tout le dîner, une vision d’un beau soir annonçant l’été, oubliant les nuages d’un ciel porteur d’ondées. Je suis venu à 17 heures pour ouvrir les vins, accueilli par une belle et attentive Noémie, apprentie sommelière qui promet beaucoup. Pour quatre bouteilles je rencontrerai des bouchons qui partent en charpie, avec des combats difficiles comme avec ce Smith Haut Lafitte au bouchon indéfectiblement collé au verre. Le niveau de ce vin est exemplaire, dans le goulot, ce qui est rare pour un 1949. A l’inverse, le Gruaud Larose 1928 a un niveau de basse épaule et son nez est acide. Tout cela ne me paraît pas trop grave (j’ai tort). L’odeur du Filhot 1924 est magnifique, comme celles des deux blancs secs.

Du fait de la Delanoëisation des transports urbains, la ponctualité n’est pas le fort de cette 73ème promotion des dîners de wine-dinners. Mais la proportion de jolies femmes interdit tout commentaire. Comme il fait beau, deviser devant l’entrée est un plaisir. Des convives se reconnaissent. Il y a pour ce dernier dîner de l’année scolaire une majorité d’habitués, ce qui me réjouit.

Le menu, créé par M. Menut et Richard Mebkhout est le suivant : Gressins et allumettes / Feuilleté de bulots, jus au naturel / Truffes d’été cuites et crues en marmelade / Pavé de bar saisi à la plancha, épinards au beurre noisette / Longe de veau en cocotte, poêlée de girolles nature, un jus gras / Stilton et rôtie de fruits secs / Compotée d’agrumes et crumble, meringue vanillée, cappuccino au lait de poule. Le chef a magnifiquement épuré ses plats pour qu’ils soient au service du vin, sans que cela enlève à leur intérêt strictement gustatif.

Le Champagne Besserat de Bellefon non millésimé arrive un peu chaud, ce qui gêne pour les deux premières gorgées. C’est un champagne assez simple, au message linéaire, que le jambon espagnol titille gentiment. C’est une mise en condition, un échauffement. La partie commence vraiment avec le Champagne Dom Pérignon Œnothèque 1985 dégorgé en 1999 qui est une véritable splendeur. Ce champagne est d’une élégance extraordinaire. J’y vois des roses, des fleurs. Chacun autour de la table rivalise d’évocations colorées et plaisantes. Je viens de goûter il y a peu de jours le champagne Salon 1985. Ces deux champagnes sont délicieux. Très opposés, ils ont chacun leur place. Le Dom Pérignon est charmeur et délicat. Sur le bulot, c’est un rêve. Mais surtout sur la mousse très virile, il se met à chanter. L’accord est beau.

Le Château Bouscaut blanc 1953 à la couleur irréellement jeune accompagne le Chassagne Montrachet Georges Pollet 1964 d’un or majestueux autour de la truffe  d’été. Ce fut certainement le moment le plus intense de la soirée. Le Chassagne a tant de charme que chacun y succombe instantanément, alors que dans mon silence intérieur, je trouve au moins autant d’atouts à ce Bordeaux d’une précision rare. Quel grand bordeaux blanc ! Sa trace citronnée excite agréablement la pomme de terre presque crue et croquante. Le Chassagne est à l’aise avec la truffe toute en suggestion fragile et virginale. Lourd, expressif, il chante comme Luis Mariano une ode à sa belle. Tout à cet instant est magique, le plat suggestif en nuances, le bordeaux subtil et d’une trame expressive, et le Chassagne conquérant, Fanfan la Tulipe de l’instant.

Le Château Smith Haut-Lafitte Graves Martillac 1949 est renversant. Sa couleur est d’une jeunesse rare, son nez raconte des milliers de poésies. Et en bouche, quelle belle personnalité. C’est certainement le Smith Haut-Lafitte le plus intelligent que j’aie jamais bu. A côté, le pauvre Château Gruaud Larose Sarget 1928 au nez désagréable nous fait vinaigre. Si une lueur s’allume, elle s’éteint aussitôt. Le vin est mort. La gloire du 1949 permet de l’oublier. L’accord sur la chair du turbot seule est d’une grande justesse. L’épinard se mange séparément, et il a la politesse de ne pas biaiser le palais.

A la table, un ami au verbe péremptoire va acclamer le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953 quand il va décapiter le Vosne Romanée Leroy 1959. C’est un peu excessif. Le Vosne Romanée porte évidemment des traces de fatigue qui le handicapent. Mais contrairement au Gruaud Larose, il a gardé quelque chose à dire, à demi-mot. Le nez du Richebourg est sauvage, cheval fougueux indompté. Il est salin, de fruits rouges écrasés. En bouche, tout le domaine de la Romanée Conti se rappelle à ma mémoire. Et tout le monde aime ce vin splendide que vante le vigneron bourguignon de notre table, le jugeant immense (il le classera premier de son vote). C’est un vin du domaine particulièrement émouvant, qui remet le curseur de la DRC au niveau d’excellence qu’il ne doit plus quitter dans ma mémoire, après les hésitations que j’ai connues dans le récent déjeuner familial avec deux vins fatigués.

Le Château de Fargues 1989 sur un  stilton au goût parfait, c’est tellement facile, sans complication. C’est incroyable de constater que le plaisir est immédiat, sans complexe, pur. Ce vin emplit la bouche de bonheur simple. Ce vin, c’est le vote des congés payés en 1936, c’est un dimanche au bord de l’eau, c’est la mélodie du bonheur. Il est d’une puissance rare, d’une force inébranlable. Un sauternes parfait de prime jeunesse.

C’est un vrai délice de pouvoir faire suivre le généreux Fargues par Château Filhot 1924 d’une qualité rare. Très peu botrytisé, il décline une myriade de sensations exotiques fines. On reconnait immédiatement la parenté directe avec le Filhot 1858 que j’avais bu au château de Beaune, à l’initiative de Bouchard Père & Fils. La filiation (comme son nom l’indique) est spectaculaire. Une tranche fine d’orange et sa peau confites forment avec le Filhot un accord miraculeux. L’extase est là. C’est du plaisir pur.

Les classements me plaisent, car sur ces dix vins dont un mort et un fatigué, sept vins vont être dans les votes (de quatre vins seulement pour chaque convive), et six vins vont recueillir un vote de premier. Ça, c’est spectaculaire. Les plus présents dans les votes sont d’abord le Chassagne Montrachet puis le Dom Pérignon. Les plus votés en place de numéro un sont le Filhot 1928 avec trois places de premier et le Fargues 1989 avec trois votes de premier. Ce fut, ce soir, surtout le couronnement des vins blancs.

Mon vote, qu’un fidèle convive fit à l’identique est : 1 – Château Filhot 1924, 2 – Smith Haut-Lafitte 1947, 3 – Dom Pérignon Oenothèque 1985, 4 – Chassagne Montrachet Georges Pollet 1964.

Trois accords magistraux : la truffe blanche et surtout sa pomme de terre sur les deux blancs magnifiques, la tranche confite d’orange sur le Filhot 1924 et le crémeux Stilton sur le Fargues 1989. Mais la mousse forte sur le Dom Pérignon a beaucoup de charme aussi.

La forme de la table, trop étirée, n’encourage pas les discussions de groupe, ce qui n’empêcha pas les rires de fuser, dans une ambiance chaudement amicale. Cela me tente de définir un format de table comme j’ai défini un format de dîner. Ce 73ème dîner avec Filhot 1924 et Smith Haut-Lafitte 1949 fut un des plus plaisants.