Bipin Desai, célèbre amateur de vins, professeur de physique nucléaire et organisateur d’événements impressionnants autour de vins rares vient d’arriver à Paris directement de Los Angeles. Nous participerons dans une semaine à un dîner de vignerons et il est d’usage que nous partagions ensemble le premier dîner qu’il passe à Paris. Bipin a souhaité aller au restaurant Le Clarence qui appartient au Prince de Luxembourg propriétaire du château Haut-Brion et de plusieurs autres vins.
L’immeuble est beau. La salle à manger du premier étage est décorée comme celle d’une maison bourgeoise. Etant en avance je vais saluer en cuisine le chef Christophe Pelé qui me parle des beaux produits qu’il peut cuisiner ce soir et je commence à regarder la carte des vins présentée en deux livres. L’un concerne les vins du groupe Clarence Dillon et l’autre les vins du reste du monde. Le livre des vins du groupe me donne des nausées. Le Haut-Brion 1961 est proposé à plus de dix mille euros et le 1989 à plus de cinq mille euros. Dans ce restaurant, boire ce premier grand cru classé emblématique devrait être une joie. A de nombreuses tables on ne boit que les seconds vins voire les troisièmes vins. C’est dommage.
Le menu que nous avons composé avec l’excellent et professionnel maître d’hôtel Louis-Marie Robert est : Saint-Jacques en tempura, radis et caviar à cru, pied de cochon et coco de Paimpol / risotto, rouget et truffe blanche / rouget, oseille, bouillon, champignons, gnocchis, foie gras, crevettes et lard de Colonnata / pigeon, trompettes de la mort, crème crue, cuisse, anguille, sésame, marbré de bœuf et foie gras, jaune d’œuf, millefeuille de céleri / chariot de fromages / glace et sorbet.
Le Champagne Bérêche Brut Réserve a été dégorgé il y a peu de mois aussi est-il un peu vert mais il suffit de la délicieuse palourde d’amuse-bouche pour le réveiller et montrer sa belle vivacité. Son dosage est parfait pour que soient équilibrées de belle façon sa vivacité et sa gourmandise. Des gougères et des petits chips de poulpe mettent bien en appétit.
Dans de grands verres Gaëtan Lacoste, le chef sommelier, nous verse le Château Laville Haut-Brion Graves blanc 1985. Le parfum de ce vin est exceptionnel. Je pense n’avoir jamais senti un Laville Haut-Brion avec un parfum aussi sensuel, développant des myriades de senteurs envoûtantes. En bouche le vin est grand, noble, expressif et trouvant une résonance avec la truffe blanche absolument idéale mais le parfum du vin est à dix coudées au-dessus. Le vin est resté constamment brillant et très long, aussi bien sur le rouget que sur les fromages, mais c’est sur le risotto qu’il a brillé particulièrement. Ce vin cinglant, tranchant et gastronomique est un très grand vin et l’année 1985 particulièrement réussie.
Le Corton Grand Cru domaine Bonneau du Martray 2002 a été carafé à la demande de Bipin Desai alors que j’étais d’un avis contraire. Mais Bipin est mon aîné. Le vin est riche, opulent, au grain lourd et il brille sur le pigeon. Il est carré et je crois que c’est la décantation qui rend le vin plus lourd, plus large alors que sans cette opération nous aurions bu un vin plus sensible et gracieux. C’est de toute façon un grand vin de richesse et d’expression.
Il est indéniable que le chef Christophe Pelé a un talent de très haut niveau. La cuisson du rouget est sublime. Si le pigeon m’a moins plu ce n’est pas le fait du chef mais de la chair. Christophe veut trop prouver son talent et il en fait un peu trop. Par exemple la crevette est délicieuse, mais qu’ajoute-t-elle au rouget ? Rien. L’effet patchwork est trop développé.
Je commence à être un peu fatigué de l’effet terre-mer qui est dans l’air du temps. J’ai adoré l’anguille sur la patte du pigeon mais j’ai moins apprécié le pied de cochon sur la Saint-Jacques même si c’est tout-à-fait possible. Il est certain que la cuisine du chef est de grand talent et je reviendrai volontiers en demandant peut-être un peu moins de sophistication.
Dans ce cadre luxueux, avec un service excellent, nous avons passé un très agréable dîner.
Plusieurs fois les yeux de Bipin se fermaient, effets du décalage horaire. Alors que je ne le fais jamais pendant les repas j’ai pu lire des SMS que ma fille m’envoyait indiquant Dom Pérignon 1964 puis Musigny 1935. Lors d’une pause-paupières, je lui demande par SMS où elle est. Elle répond Pages. Lorsque j’ai quitté Bipin, je me suis précipité chez Pages mais ma fille était déjà partie. Tomo présent au restaurant était l’auteur des verres que ma fille a bus. J’ai pu boire la lie du Musigny Comte de Vogüé 1935. C’est une suggestion de merveille et de raffinement. Quel vin racé !
le décor
au fond, la cuisine