déjeuner en hommage à Gérard Bessonjeudi, 16 décembre 2010

Nous avions envisagé un Casual Friday, qui, au nom des droits à l’égalité et à la libération des jours de la semaine, devait se tenir un jeudi. C’est l’un d’entre nous qui avait proposé de fournir le plus grand nombre de vins. Tout occupé au 143ème dîner et au voyage pour des obsèques, je n’ai pas bien compris que la séance soit annulée. Elle a été remplacée par autre chose. Aussi est-ce dans une configuration différente des séances précédentes et avec des participants différents que nous nous sommes retrouvés à sept au restaurant Gérard Besson pour le déjeuner d’adieu que j’avais suggéré et souhaité pour rendre un dernier hommage à un grand monsieur de la cuisine française.

Lorsque j’arrive, des bouteilles alignées ont été débouchées par Gilles. Les bouchons sont torturés comme cela arrive avec des vins très anciens. Certains vins ont des niveaux un peu bas, et les odeurs des vins un peu chauds ne sont pas très engageantes. Il est demandé à Gilles de descendre les bouteilles dans la cave, car il serait désagréable de boire des vins trop chauds.

Gérard Besson nous a concocté ce menu : amuse bouche de gougères et saucisse coupée au couteau / Saint-Jacques d’Erquy aux lames de truffe / oreiller de la belle Aurore, sauce fumet plumes et poils / oiseau, figue et champignons / oiseau comme le faisait "Georges Garin" / Brie de Melun, lames de truffe / tarte d’automne aux quatre fruits.

Il était exclu que nous quittions Gérard Besson, que nous reverrons bien sûr, sans qu’il exécute l’oreiller de la belle Aurore, plat emblématique de la cuisine française, tourte de douze chairs différentes, de gibiers de toutes sortes.

Lorsque l’ami qui a apporté le plus grand nombre de vins se présente, avec la diplomatie qui me caractérise, je lui dis : "tu sais, il y aura du déchet". Les faits montreront que j’ai bien eu tort, car les performances furent belles. Et je trouve justifié de rendre hommage à son choix de vins.

Le Champagne Moët & Chandon Brut 1964 est magnifique. Ce qui est bien avec ce champagne dans cette année, c’est qu’il est confortable, facile à vivre, donnant l’image du champagne serein. Si on prend ses lunettes pour critiquer, on trouvera toujours un petit détail qui manque. Mais si on l’accepte comme un ami, il renvoie son amitié. C’est très agréable de boire un tel champagne qui démontre avec facilité l’intérêt des champagnes anciens.

Le Champagne le Diamant Bleu Hiedsieck Monopole 1964 est d’une extraction supérieure. Doté de plus de bulles, d’une couleur plus claire qui indique une jeunesse mieux préservée, ce vin est moins dosé, plus strict et plus profond, avec une longueur qui fait rebondir le goût. Alors bien sûr on se moque de moi car je manifeste ma joie de boire ce vin qui est mon apport, mais il est évident que si le Diamant bleu est plus grand, les deux champagnes de 1964 sont deux vrais plaisirs.

Le Pouilly-Fuissé "les Champs" Georges Burrier 1955 a une couleur qui commence à ambrer, un nez extrêmement séducteur, car il combine le parfum du zeste de citron vert avec des fraîcheurs mentholées. En bouche il est bien rond, ne montre pas trop son âge. C’est un très bon vin assez simple et de plaisir. Il a un final entraînant.

Le Meursault 1ère J. Faiveley 1919 d’une amie est une bouteille rare. Le risque est assez grand avec une bouteille de 91 ans et effectivement le nez fait très âgé, à la limite (non franchie) du bouchonné. Le palais est plus agréable et l’on note même une belle rondeur. Ce vin est fatigué mais va montrer au fil des heures un beau retour à une vie possible.

Le Château Rausan Ségla Margaux 1928 est très peu marqué par l’âge, mais il l’est quand même un peu. Sa couleur est un peu trouble, le nez est élégant et en bouche il se boit agréablement, riche dans sa structure. On pourrait être moins critique mais le Château Nénin Pomerol 1955 est tellement éblouissant que le cœur ne retient que lui. Tous les vins de 1955 sont grandioses en ce moment, cela se vérifie à chaque essai. L’oreiller est magnifique et sa sauce est redoutable. Nous l’aimons tellement que nous réclamons un supplément, car à l’œil, nos sept tranches sont loin d’épuiser le long oreiller, presque de lit double. Gilles nous dit que le reste a été partagé en cuisine, ce qui est une belle attention de la part du chef.

Lorsque l’on verse le Chambolle Musigny Albert Brenot 1926 nous nous souvenons de la phrase indélébile de notre ami, dont nous nous moquons, qui est : "je n’ai jamais été déçu avec les 1926". C’est le petit côté élitiste, voire l’aspect "secte des sachant" que nous stigmatisons. Et en fait, ce 1926 lui donne raison. Il a une rondeur de grand cru, alors qu’il ne l’est pas. J’adore ce vin chaleureux. Les oiseaux sont servis par des sauces absolument exceptionnelles, car le chef est le prince des sauces. Les vins en profitent.

Au contraire, le Chambertin Cuvée Héritiers Latour Domaine Louis Latour 1935 fait franchement fatigué. On peut lui trouver des circonstances atténuantes, car le message est encore lisible, mais il vaut mieux se tourner vers l’Aloxe-Corton P. A. André négociant au Château de Corton 1959, vin absolument resplendissant et sans défaut. Voilà un vin que j’aime.

L’Hermitage E. Vérilhac 1945 montre moins de signes de fatigue que ce que le bas niveau faisait craindre. Il est pur, équilibré, solide comme un hermitage, et se boit avec plaisir si on enlève le voile de fatigue.

Le Caillou blanc du Château Talbot 1959 est parfait, ne lésinons pas sur le commentaire. Ce que je veux exprimer, c’est qu’il n’a aucun défaut, l’année merveilleuse lui donnant une jeunesse éternelle. Equilibré, serein, il n’a peut-être pas le coffre des plus grands, mais il se boit comme un grand. Le Puligny-Montrachet les Pucelles Bouchard Père & Fils 1976 est aussi une belle surprise, d’un vin qui apporte un joli fruité. Ces deux blancs sont purs.

Le Champagne Salon 1997 est une belle récompense sur le brie et sa truffe. Charmant, floral à souhait, il se révèle comme un Salon qui joue plus sur l’élégance que sur la force.

Le Château Rayne-Vigneau 1928 est grand, bien campé solidement sur un squelette irréprochable. Sa sérénité est conquérante et sur la sublime tarte de Gérard Besson, c’est un régal. Bravo l’ami pour tes choix de vins.

Gérard Besson vient nous rejoindre et nous fait servir un Gewurztraminer Sélection de Grains Nobles Clos des Capucins Domaine Weinbach Théo Faller 1983. Le vin est riche, frais, fluide, avec la légèreté des grands liquoreux alsaciens. Nous trinquons avec Gérard en évoquant quelques grands souvenirs de gastronomie. Les voix s’éraillent sous le poids de l’émotion. Nous imaginons une rencontre nouvelle chez un autre chef ami de Gérard, pour que le cordon ombilical ne se coupe pas.

Les amis s’en vont, je reste seul pour embrasser Gérard Besson et son épouse, et là, les larmes sont au bord des yeux. Prince des sauces, prince des gibiers, grand connaisseur des accords mets et vins, Gérard est devenu au fil des ans un ami. Il part en plein succès car tout le monde veut l’honorer, au point que le service a du mal à suivre. Tant mieux, car Gérard partira en sachant que de nombreux gourmets lui doivent des souvenirs impérissables.