déjeuner au Saint-James et dîner à Pujols avec de grands vinsjeudi, 17 avril 2008

Me rendant à Bordeaux, je vais loger à l’hôtel Saint-James à Bouliac que j’ai connu il y a plus de trente ans du temps du bouillant Jean-Marie Amat. A déjeuner, je suis raisonnable, commandant des grenouilles et un bar. La cuisine très épicée est faite de cuissons très exactes mais l’addition de saveurs contraires ne doit pas faciliter la tâche de Richard Bernard, sommelier très titré qui fut nommé entre autres meilleur sommelier de France et sommelier de l’année. Le foisonnement de Michel Portos, au-delà de son art certain, doit effrayer les vins, ce qui est dommage, car la carte des vins est spectaculaire. Le bar est submergé de poivrons, d’oignons et de copeaux de gingembre qui chavirent le palais. Je suis à l’eau, aussi Richard m’apporte un verre de Château Guiraud 2001 pour le dessert. Quand je lui ai dit que je l’avais déjà bu il y a deux jours, je le sentis triste de ne pas avoir trouvé un vin à découvrir. Ma chambre surplombe la plaine de Bordeaux et un vent soutenu fait chanter les structures métalliques de cette architecture avant-gardiste. Le parc et les vastes couloirs de la belle bâtisse sont envahis de sculptures qui évoquent les maigreurs de Giacometti et les spectres qui sortent de terre dans le clip le plus génial de Michael Jackson, Thriller. Ce n’est pas très motivant par un temps triste et pluvieux.

Je me rends à l’hostellerie de Plaisance à Saint-Emilion pour retrouver mon ami S., collectionneur américain avec lequel je vais dîner. Le propriétaire du Château des Fougères, Patrick Baseden et son épouse Corinne nous emmènent au milieu de nulle part, à Pujols, au restaurant « La Poudette », du nom de cet instrument en forme de serpette qui sert à tailler la vigne. Un couple charmant nous accueille, Frédéric Jombard aux fourneaux et Sophie Cabantous qui claudique car leur coq vient de la blesser de ses ergots. Elle souffre encore. Nous commandons du jambon d’un cochon noir avec un toast aillé et un tournedos à la sauce réduite au vin. Tout est délicieux, goûteux, respirant la France profonde qui peut faire des miracles dans la simplicité. Nous commençons par un champagne Krug Grande Cuvée assez jeune mais très signé « Krug ». Ce champagne apporte la joie. Patrick nous fait goûter le Château des Fougères, La Folie de Montesquieu Graves 2006. Corinne est la descendante de Charles-Louis de Montesquieu. Le vin a un nez très expressif, d’un bouquet généreux du fait de ses 14°. A ce stade de jeunesse, ce vin qui pulse fort est assez difficile à apprécier, mais l’on sent que quelques années de plus vont lui profiter. Le Château Haut-Brion blanc 1985 ressemble plus à mes goûts familiers, car l’âge l’a arrondi, a agencé toutes ses harmoniques et son équilibre le rend séduisant. La légère acidité est très contrôlée. C’est un grand blanc sans toutefois le petit grain de folie qui le rendrait charmeur.

La divine surprise de ce soir, c’est le Château Latour à Pomerol 1964. La couleur est d’une jeunesse rare comme le nez très pur. En bouche, il subjugue par son fruit généreux et sa jeunesse folle. Qui pourrait dire qu’il s’agit d’un 1964 ? J’avais bu avec mon ami S., qui a fourni les vins de ce soir, un magnum de Pétrus 1964 de ma cave qui était absolument sublime. Le Latour à Pomerol boxe dans cette catégorie-là, un cheveu en dessous.

Avec un sourire gourmand d’homme généreux, S. nous sert maintenant un Romanée Saint-Vivant Morey-Monge Domaine de la Romanée Conti 1969. Le charme bourguignon est impressionnant. Ce vin est d’une folle séduction. Le contraste entre bordeaux et bourgogne est saisissant, et les deux me plaisent, l’un par sa trame parfaite et l’autre par sa séduction subtile. Le chef nous offre un Bas Armagnac Château de Gaube Francis Darroze 1971 fort précis.

Dans ce restaurant perdu d’une grande qualité, nous sommes allés nous encanailler comme cette jeune fille du 16ème arrondissement qui oserait s’aventurer dans le 20ème arrondissement. Impensable, non ? Sur une cuisine authentique et sincère, les vins de mon ami ont brillé plus encore. Les trois hommes de ce repas ont rendez-vous demain à dîner au Domaine de Chevalier.

De retour dans ma chambre, sorte de cube vitré qui surplombe la ville, toute les lumières de la ville forment un décor hollywoodien. Mais lorsque l’on veut dormir, les choses changent. Des six stores électriques, le seul qui ne se baisse pas, c’est celui qui est en face de mon lit. Je dresse mes valises sur des fauteuils pour faire écran, je joue avec les oreillers pour me protéger, mais rien n’y fait. Ma chambre ressemble à ce flic tortionnaire qui crie : « nous avons les moyens de vous faire parler » en aveuglant le suspect. Et malgré mes désirs d’échapper au supplice, je rumine dans ma tête éveillée tout ce que je pourrais avoir à avouer. Le plus insolent de l’histoire, c’est lorsque l’on m’apporte le petit déjeuner. Racontant mes mésaventures à cet aimable maître d’hôtel, il fait remonter les stores puis les baisse. Horreur ! Le store marche à nouveau. Le petit déjeuner est fort bon, avec des saveurs plaisantes. Lorsque je vais prendre ma douche, je pense aux gens d’un certain âge qui ont un blocage envers l’informatique et l’internet. Dans mon cas, ce sont plutôt les douches qui veulent jouer aux spas. Quand je vois tous ces robinets, toutes ces manettes et tous orifices d’où pourrait jaillir de l’eau, je guette avec angoisse le moment où de l’un de ces bulbes troués jaillirait une eau glacée que je ne pourrais stopper. Ce matin, rien de tout cela, mais le designer qui trouve sans doute vulgaires les bonnes vieilles pommes traditionnelles a inventé un tuyau en forme de gyrophare qui a fait de moi le pompier d’un jour.