Déjeuner au restaurant Pages avec le vainqueur de l’énigme Vénus de Milovendredi, 15 décembre 2017

Le sujet qui va suivre, s’il faut lui donner un titre, sera nommé : « de l’intérêt de gagner mes énigmes ». Le lecteur remarquera évidemment qu’il s’agit de le titiller et de l’inciter à gagner les prochaines énigmes. Rappelons les faits. Je lance une énigme sur la Vénus de Milo et un lecteur hasarde une hypothèse pour aussitôt la balayer comme improbable. C’était la bonne, ce qui a amplifié mon plaisir d’avoir posé une énigme que l’on ne trouve qu’en en écartant l’hypothèse.

Par le plus grand des hasards l’heureux gagnant est un assidu de l’académie des vins anciens et de plus, un des plus généreux. Aussi, alors qu’il a gagné, le voilà qui me propose d’apporter trois vins en complément du vin qui est le prix de sa découverte. Je me permets bien humblement de lui rappeler que le gagnant c’est lui et non pas moi, mais j’ajoute : tu fais ce que tu veux.

Le rendez-vous est pris au restaurant Pages où nous avons déjà déjeuné ensemble, et il est convenu que chacun de nous viendra à l’heure qui lui convient pour ouvrir ses bouteilles. Lorsque j’arrive à 11 heures, Romain a déjà ouvert ses deux vins. Le prix qu’il a gagné est de partager avec moi un Haut-Brion 1970. Mais Romain est si généreux que j’ai envie qu’il découvre un vin exceptionnel. Aussi par une théorie des compensations « à ma façon » (en français dans le texte), je prends une bouteille de Haut-Brion de niveau moyen, du genre mi-épaule, bien que les Haut-Brion n’aient pas d’épaule du fait de la forme particulière de leur bouteille, et je prends un vin que je chéris au plus haut point. Et j’ai dans ma musette deux autres surprises.

J’ouvre mes vins. Le Château Haut-Brion 1970 a un bouchon qui vient entier mais qui est gras. Il faut donc avec mes doigts essuyer l’intérieur du goulot qui est aussi gras. Le nez n’est pas parfait mais il annonce de belles promesses. C’est la truffe qui domine dans son parfum intense.

Le Corton Clos du Roi A. Montoy 1929 au niveau très haut a un bouchon qui vient aussi entier. Son parfum est une promesse divine. Je sens que nous allons être en face d’une merveille.

A 11h15 tout est ouvert et le restaurant ne l’est pas encore. Je demande au chef Teshi des Edamames, car c’est une tradition lorsque j’ai ouvert les vins d’un repas chez Pages d’en grignoter, qu’il va chercher au bistrot d’à-côté. Lorsque nous pouvons montrer que nous sommes là, je demande à Thibault de nous servir le Champagne Krug Private Cuvée Brut Réserve probablement des années 60 que Romain a apporté en m’ayant dit : « il n’y a qu’avec vous que je peux boire un tel champagne qui a perdu près de la moitié de son volume. D’autres ne le comprendraient pas ». Lorsque l’on verse les premières gouttes de ce champagne, l’impression est peu flatteuse, car le vin est gris, foncé, peu engageant. En le goûtant, en faisant abstraction de tout ce qui pourrait gêner, on sent qu’il y a un champagne qui ne demande qu’à s’exprimer, dès qu’il va éliminer cette gangue de vieillesse. Alors soyons patients. L’accord Edamame et Krug ne se fait pas car ce haricot réclame une ‘bonne’ bière plutôt qu’un champagne. Mais nous grignotons quand même. Romain, et je le rejoins, pense qu’il faut garder le Krug pour la fin du repas et il propose que nous prenions un champagne à la carte du restaurant, malgré tout ce qui nous attend. Il commande un Champagne Version Originale (V.O.) Jacques Selosse dégorgé le 22 septembre 2016, jour d’équinoxe. Le champagne est agréable, mais du fait d’un dégorgement trop récent, il manque un peu de vivacité, surtout si je pense au spectaculaire Substance dégorgé en juillet 2013 qui avait été sublime.

L’amuse-bouche est constitué de trois petites portions accompagnées d’une infusion de salsifis. L’infusion n’aura qu’un succès d’estime, car elle ne crée pas de vraie vibration. La première bouchée a tout d’un oignon mais en fait c’est un morceau de betterave, doux et sucré. La deuxième bouchée est un poisson délicieux qui s’accorde avec le V.O. de façon magistrale. La troisième est noire, sans doute un morceau de viande, de mâche curieuse mais bonne qui appellerait un vin. Cet amuse-bouche me plait par l’originalité des goûts.

Le premier plat est le plat classique de deux caviars que l’on roule dans des crêpes avec des petites tiges de ciboulette. Le premier est plutôt gris, au joli grain, provenant d’une région qui doit être, si ma mémoire est bonne entre Chine et Sibérie. Le second, plus noir, de loin mon préféré, est de Sologne. Il est vif et précis. Il n’a pas le gras que j’ai trouvé et aimé dans l’osciètre de Kaviari. Ce plat emblématique est délicieux et le champagne V.O. est compétent mais montre qu’il n’a pas la vibration que l’on pourrait souhaiter.

Nous avons ensuite, présenté sur une omoplate de bœuf, un carpaccio de bœuf Ozaki qui appelle, avec une évidence absolue le second vin de Romain, le Bâtard-Montrachet Louis Latour 1986. Le vin est superbe, joyeux et franc, sans chichi et ce qui me plait le plus c’est qu’il ne cherche pas à surjouer. Il est franc et c’est le principal. J’ai trouvé que le carpaccio travaillé au fumoir perd un peu de la spontanéité d’un carpaccio. Je l’aurais préféré – et le vin aussi – dans la pureté du carpaccio.

Le plat suivant est un risotto avec des coquilles Saint-Jacques crues. Et c’est incroyable de constater ce que le risotto apporte à la coquille qui, seule, n’a pas le même talent. Et il apparaît de façon évidente que ce plat appelle le Krug. Et le miracle, c’est que le Krug devient brillantissime avec ce plat. C’est une résurrection que l’on pourrait raconter cent fois sans convaincre, tant qu’on ne l’a pas vécue. Nous vivons un miracle. Le Krug blessé est éblouissant avec une râpe franche et une vivacité sans pareille.

Il y a ensuite un cromesquis de foie gras qui est plus un exercice de style qu’un plat gourmand. Nous ne voyons aucun vin qui pourrait l’accompagner. Sa sauce appelle le Selosse.

Le plat suivant est une tranche de cabillaud cuite comme je l’ai demandée, dans sa pureté avec une petite sauce viande. Fort curieusement ce plat est servi dans une assiette bleue et noire qui inhibe la vibration du poisson, du moins pour moi. Nous prenons le Bâtard Montrachet mais ça ne colle pas. Une évidence m’apparaît : « bon sang, mais c’est bien sûr » c’est le Haut-Brion qu’il nous faut.

Le Château Haut-Brion 1970 va faire comme le Krug une remontée ascensionnelle extraordinaire. Bu sur les premières gorgées, on sent la truffe, un grain très riche et une présence très belle, mais un voile de poussière qui donne un petit goût de vieux. C’est sur le cabillaud.

Mais lorsqu’arrive le veau aérien, tout défaut disparaît et le vin, le premier Haut-Brion pour Romain, devient parfait avec une truffe précise, un grain de plomb tant le vin est riche et un finale qui ne s’éteint jamais. Ce n’est que du bonheur et l’aération prouve, une fois de plus qu’elle est capable de miracles. Et ce veau qu’on croirait voir voler tant il est aérien en bouche est l’accompagnateur absolu de ce grand vin.

Le grand classique du restaurant c’est le trio des viandes de bœuf, de Normandie, de Galice et d’Ozaki. Le Corton Clos du Roi A. Montoy 1929 quand il est servi a une couleur d’un rouge d’une jeunesse extrême. Le nez est parfait et la bouche est d’une insolente perfection. Il y a dans ce vin du velours, une salinité bien dosée et il y a même un beau fruit rouge. Mais ce qui frappe le plus, c’est que ce vin est éternel. Tout au long de sa dégustation, ce vin n’a pas bougé d’un gramme, parfait de la première à la dernière goutte. Et surtout, on se dit que si l’on ouvrait ce vin dans vingt ans, on aurait le même vin car il a atteint une plénitude absolue.

Alors, ce vin est d’une magnitude incommensurable par rapport au Haut-Brion. On est en face du vin absolu, celui qui est le rêve de tout amateur. C’est avec le bœuf de Normandie que l’accord a été le plus pertinent, car le gras de l’Ozaki n’est pas adapté à ce vin. Quand Naoko, l’épouse de Teshi a demandé si nous voulions du fromage pour accompagner le reste du 1929 il était évident de dire non, pour que nous finissions ce vin à la grâce pure et absolue pour lui-même, comme on le ferait d’une liqueur. Rencontrer de tels vins est ma passion. Romain en a profité et j’en suis heureux.

J’avais dans ma musette le reste du Muscat de la Tour mis en bouteille en 1897 que j’avais fait goûter lors du dîner de vignerons. Et je suis obligé de dire que si le Corton 1929 est au sommet de la hiérarchie du vin, il faut inventer une huitième ou une neuvième dimension pour savoir où situer ce muscat. C’est invraisemblable. Il a de la rose, des fruits blancs et des fleurs blanches et une délicatesse comme des pétales de rose alors que c’est un vin doux naturel. On arrive au-delà de toute limite gustative à un niveau de paradis puissance dix.

A côté, le reste du Maury 1937 que j’avais présenté au salon Vinapogée est délicieusement gentil mais fait revenir sur terre. Et par un de ces hasards qui n’arrivent qu’aux gens chanceux, le dessert au chocolat, absolument délicieux, semble avoir été fait pour le Maury 1937.

Romain a un train à prendre car il dîne ce soir chez Bocuse. J’ai moi-même ce soir un dîner avec mon fils qui arrive de Miami. Cela ne doit pas nous empêcher de penser que nous avons vécu un moment de grâce absolue avec un Corton 1929 qui est l’expression absolue du vin rouge à maturité éternelle, et parce que nous avons vu des résurrections incroyables avec un Krug blessé et un Haut-Brion un peu claudiquant qui ont su donner le meilleur d’eux-mêmes, comme si de rien n’était. Et les dernières larmes du Muscat 1897 sont la preuve que quand on croit avoir bu l’ultime de l’ultime, il existe encore un Olympe au-dessus de l’Olympe. Quel beau repas !

N’oubliez pas les prochaines énigmes !

la couleur du 1929

apéritif

amuse-bouche

repas