Déjeuner à l’Arpègemardi, 16 mars 2010

Lorsque Cédric est apparu à l’un de mes dîners, son amour du vin, sa compétence, ses envies ont immédiatement enfanté une amitié coup de foudre. Nous avons bâti mille plans pour goûter le plus extrême, le plus subtil et le plus charmant. Un petit pépin de santé a mis un frein à ces projets et Cédric m’a demandé un an de répit. Au terme de sa pause sabbatique, je l’appelle pour des retrouvailles. Il me dit : « rendez-vous chez Alain Passard. Je t’invite et tu apportes le vin ».

Le jour dit, je suis très en avance. J’ai donc le temps de bavarder avec Gaylord, le sommelier qui en d’autres endroits a participé au service du vin lors de certains de mes dîners. Il se souvient que grâce à moi, il a bu Yquem 1907 dont il garde un souvenir impérissable. Cédric arrive et dès les premiers mots, c’est comme si nous nous étions quittés hier. Et avec la même folie et le même enthousiasme, nous bâtissons mille projets, comme s’il fallait absolument rattraper le temps perdu.

Cédric est un habitué du restaurant Arpège, et il a demandé à Alain Passard de mettre les petits plats dans les grands. Le menu impromptu veut voler à Ferran Adria la palme du plus grand nombre de plats. C’est un voyage dans l’univers créatif d’Alain. Sur deux plats je n’ai pas vibré outre mesure : un carpaccio de coquilles Saint-Jacques dont l’acidité de la sauce bride le sucré naturel de la coquille, et une asperge blanche emmitouflée elle aussi dans des saveurs citronnées qui mettent une camisole autour des amertumes naturelles délicieuses de l’asperge. Mais sur tous les autres, ce fut un festival exceptionnel, la palme revenant au pigeon à l’hibiscus et au blini de saumon sauvage.

J’ai apporté deux vins dont Cédric doit choisir un seul. Un Marquès de Riscal Rioja 1992 et un Mission Haut-Brion 1978. Après l’assaut de politesse où chacun dit : « non, c’est toi qui choisis », je fais ouvrir le Mission Haut-Brion 1978. Gaylord n’a pas les outils pour extraire un bouchon qui part en charpie. Je l’aide à finir l’ouverture pour éviter un carafage. Le parfum de ce vin est éblouissant. Au jeu des sept familles, il joue dans la famille Haut-Brion, avec une richesse aromatique rare. En bouche, l’attaque est riche, pleine, solide comme un Graves. Et ce qui est étonnant, c’est que le final au goût précis s’arrête instantanément. Le vin est court tout en étant riche, son temps d’exposition étant réglé sur le minimum.

Selon les plats le vin déploie de nouveaux charmes. Il est impérial sur un plat de foies de poulet. J’aime sa sérénité, son côté très prévisible dans la complexité. Nous parlons, nous parlons, les plats se multiplient, et ce qui devait arriver est arrivé : la marée est devenue basse. Il faut ouvrir le vin espagnol. Alain qui passe à proximité se moque de nous, raillant les simagrées que nous avions faites sur le choix du vin à boire, puisqu’il eût été plus simple d’ouvrir immédiatement les deux. A l’ouverture, nous sommes saisis par le nez du vin espagnol, d’une fraîcheur rare, et par le côté opulent et frais qu’il a en bouche. C’est un vin agréable, qui n’a pas la complexité du bordelais, mais dont la joie de vivre est charmante. Ce que j’aime, c’est que sous la puissance certaine, il y a une expression de fraîcheur et de gracilité.

Cédric est le premier à signaler que le vin se referme. Il aura suffi de moins de dix minutes pour que la fraîcheur aérienne se transforme en rigidité, le vin perdant de son charme, tout en étant un vin qui n’entraînerait que des approbations dans d’autres contextes.

Alain Passard est en pleine forme et sa création s’en ressent. Les plats montrent une belle inventivité sur une structure raisonnée des goûts. Le personnel est joyeux, aimable, créant une atmosphère tonique. C’est un vrai grand restaurant sympathique où l’on mange bien. Les retrouvailles avec un gourmet furent une réussite et appellent des suites.