Archives de catégorie : dîners ou repas privés

la Saint-Valentin au restaurant Taillevent mercredi, 15 février 2006

C’est le jour de la Saint-Valentin. Je mets une cravate dont le motif est un couple d’oiseaux exotiques qui se bécotent sur une branche. J’aime ces petits symboles qui montrent que l’on n’est pas indifférent à l’instant que l’on vit. Arrivée au restaurant Taillevent avec un accueil chaleureux, souriant, qui fait plaisir. Nous sommes assis côte-à-côte comme en une loge de théâtre. Ce qui nous permettra de voir beaucoup de choses. D’abord la décoration du lieu, rassurante, que l’on aimerait peut-être un peu encanaillée, mais si c’est comme cette sculpture représentant un orifice disgracieux qui nous toise, alors, restons classiques. Une autre constatation est celle du rôle indispensable que joue Jean-Claude Vrinat. Il voit tout, sent tout, corrige tout, et la perfection d’un service attentif est pour beaucoup liée à son intuition.

La cuisine est rassurante, imprégnée de la personnalité du maître des lieux. Je me dis qu’en fait Taillevent ressemble à la Tour d’Argent quand Claude Terrail avait l’âge de Jean-Claude Vrinat. Il y a beaucoup de similitudes. Et au fil des plats si l’on s’interroge sur le fait de dévergonder aussi les recettes, c’est une réaction normale, mais il faut surtout que ce restaurant n’en fasse rien. Il a son style, et ce style est nécessaire dans le panorama gastronomique. Beaucoup de gens auraient rêvé que Christin Scott Thomas se lâche un peu. Il est bien qu’elle n’en ait rien fait, quand Emmanuelle Béart a failli. Là, à côté des chefs qui cuisinent à l’azote liquide et au chalumeau, il faut ce lieu aux plats rassurants, confortable comme un bon fauteuil anglais.

Le menu : royale de foie gras, cappuccino de châtaignes / épeautre du pays de Sault en risotto, cuisses de grenouilles dorées / saint-pierre clouté au basilic, soupe de roche safranée / pigeon farci, roquette et pignons de pin, jus court au banyuls / brie de Meaux affiné aux noix, pomme fruit et céleri / gelée de poire au gingembre / craquant au chocolat et au caramel. C’est délicatement équilibré, la chair du saint-pierre emportant la palme de la création, avec une expressivité rare.

Madame s’impatiente quand je décrypte cette liste impressionnante aux prix devenus insensés. Dans un forum, j’avais signalé que la carte de Taillevent n’était pas prise de la folie actuelle des cartes des vins. Hélas, c’est fait. Marco, sommelier que j’apprécie pour la justesse de ses avis m’a conseillé dans cette carte immense  un Chapelle-Chambertin Domaine Trapet 1997. Je suis cette idée, mais le vin, que je sens bien construit, ce qui justifie qu’on me le suggère, est   trop amer. Je bous sur mon siège, car je ne veux pas le renvoyer, mais manifestement, il ne me plait pas. Il se trouve que lors du premier dîner avec la jeune fille ici présente qui allait partager ma vie, j’avais renvoyé un vin. Elle n’avait pas apprécié, croyant que je voulais l’impressionner par ce vil moyen. Je n’allais pas lui refaire le coup plusieurs décennies après.

N’y tenant plus, j’appelle Marco et je demande un Châteauneuf du Pape Beaucastel 1989. Patatras, la bouteille est bouchonnée et Marco qui a pourtant goûté le vin ne l’a pas perçu. C’est à cause d’un mauvais rhume. Un Beaucastel 1989 de compétition succède au premier, liquide puissant, chaud, velouté, de pur plaisir simple.

Nous étions cernés de quatre tables d’américains à la voix souvent forte. Les couples d’amoureux étaient minoritaires. A une table voisine, je voyais de beaux flacons qui s’asséchaient à rythme soutenu. De loin, je reconnais l’étiquette de Méo-Camuzet. C’est un Nuits-Saint-Georges aux Boudots Méo Camuzet 1988. Vinification d’Henri Jayer, me dit Marco. Par une de ces complicités dont je remercie son auteur, Marco m’en donne un demi-verre. Tout simplement fabuleux. Une complexité, une finesse, une élégance qui tranchent avec la joie de vivre simple du Beaucastel. Les américains se faisant ouvrir un très vieux calvados, un même accident de trajet en fait échouer un verre sur ma table. Un bon calvados soigne de tous les tracas de la vie.

Ce parcours mouvementé avec des vins inattendus dans cette maison classique mais nécessaire a ponctué comme il convenait cette tradition fort agréable de célébrer l’amour.

dîner de famille dimanche, 12 février 2006

Mon fils appelle sa mère : nous venons ce soir. Il est 17 heures, des achats s’imposent. Je fais des courses, mon fils aussi, la nourriture s’amoncèle dans la cuisine. Je vais choisir en cave deux vins. Il ne faut pas réfléchir, juste se demander : est-ce justifié ? Le Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959 a une couleur prometteuse. Je le prends en main. J’hésite plus sur le rouge. Mais un signal d’amitié et d’émotion pour mon ami Bernard Hervet, directeur général de Bouchard parait évident. Ce sera Grands Echézeaux Bouchard Père & Fils 1954.

A l’ouverture le Bâtard est capiteux, profond, un parfum. Le Grands Echézeaux est presque plus capiteux ce qui parait invraisemblable : quel tir groupé irréel. Tout cela promet.

Sur une andouillette de Guémené, le Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959 est joyeux. Ce vin extrêmement puissant a une longueur en bouche inimaginable. Il est rond, chaud, emplit la bouche généreusement. Il y a bien sûr quelques petites traces de fatigue mais qui s’en soucie. Le message généreux et la longueur altière nous ravissent.

Sur une épaule d’agneau, le nez du Grands Echézeaux Bouchard Père & Fils 1954 annonce instantanément ce que le vin sera. Mon fils dit : « ça, c’est grand, c’est même très grand ». Je retrouve avec plaisir des similitudes avec le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1942 bu il y a peu. Le DRC est plus racé, et le Bouchard est plus jeune. Pour plaisanter j’ai dit à mon fils : on dirait un 1999. C’est faux bien sûr mais c’est pour imager cette rare fraîcheur. Il y a toute la complexité bourguignonne et un goût de sel. Terre et sel, joli symbole. Ma bru qui n’est pas une adoratrice des vins anciens l’apprécia. C’est un signe. En le buvant je pensais à la maladie de notre époque d’organiser en permanence des dégustations verticales où l’on aligne le plus grand nombre de millésimes d’un même vin. Ce 1954 serait peut-être ignoré dans une dégustation verticale car on subirait l’influence de l’image qu’a laissée cette année. Mais ici, ce vin brille, tout heureux d’être aussi fringant. Désacraliser les hiérarchies, c’est un peu ce que j’aime faire.

déjeuner au restaurant Ledoyen vendredi, 10 février 2006

Je déjeune avec un ami au restaurant Ledoyen. Il m’a suggéré que nous apportions chacun une bouteille, par dérogation aux règles de l’établissement. Pour compenser, car j’invite, je commande deux menus dégustation, et une bouteille d’Y d’Yquem 1985, vin que j’adore, rare pépite au sein d’une carte des vins aux prix insensés. Est-ce elle qui a le record de la folie ? On n’en est pas loin, car pour boire la bouteille de Coche-Dury d’il y a deux jours, ce qu’il faudrait ajouter au prix, ce sont deux billets roses, ceux qu’on ne vous prend jamais, car on vous soupçonne de les avoir gagnés par la vente de drogue, billets d’un demi SMIC qui puent forcément. Insensé (la carte, pas la peur de l’argent – en fait les deux).

Heureusement, la cuisine aérienne, inspirée, méthodique, sérieuse, bretonnante, chiquement provocante de Christian Le Squer est tellement éblouissante qu’on ne se passionne que pour cela. Voici le menu d’une incroyable perfection d’un chef hors des sentiers des médias mais qui vaut le sommet : la mise en bouche (sur un thème de mer et terre, faite de malicieux clins d’œil de la dextérité et des recherches du chef) / Grosses langoustines bretonnes croustillantes, émulsion d’algues à l’huile d’olive / Blanc de turbot de ligne juste braisé, pommes rattes écrasées à la fourchette et montées au beurre de truffe / Noix de ris de veau en brochettes de bois de citronnelle, jus d’herbes / Anguille fumée sur toasts brûlés à la lie de vin / Fromages frais affinés / Croquant de pamplemousse cuit et cru au citron vert / Soufflé passion à l’ananas épicé, sorbet litchi.

Le parfait directeur Patrick Simiand nous avait prévenus qu’il allait faire « arranger » un peu le programme habituel. Il fit prodige. Nous fûmes comblés.

Une petite remarque sur les amuse-bouche d’une grande complexité. Lors d’un repas qui pourrait être dit « d’affaire », on se concentre sur ce que l’on va discuter, négocier, susciter. Lorsqu’un serveur souvent docte, aimablement cérémonieux vous assène des définitions qui couvriraient trois tomes du grand Robert, en mangeant suffisamment de mots pour qu’on lui demande de répéter deux fois, ou qui utilise des termes inconnus qui conduisent à la question (que je ne pose jamais) : « c’est quoi ? », on préfèrerait largement recevoir une petite fiche technique pour chaque bouchée qu’on lirait si l’on en a envie. C’est un peu comme ces cartes de cafés dont l’objet est de rendre la note plus aigüe. On la lit. On décide de prendre un café qui a été élevé à des hauteurs himalayennes sur des plateaux que seul el Gringo lui connaître, et dont la composition est un secret depuis Christophe Colomb, mais quand on a devant soi la tasse, on me demanderait quel café j’ai choisi, je ne le saurais pas.

Nous démarrons donc ce voyage gastronomique avec un service de haute qualité, qui me fait un peu sourire quand on vous dit : « ça, c’est une spécialité de M. Le Squer », « ça, c’est le plat le plus demandé par les clients », « ça, c’est le coup de génie de M. Le Squer », comme s’il fallait des lunettes supplémentaires pour voir que l’on explore l’exception. Amusante aussi cette phrase lorsqu’on nappe mon assiette d’une sauce : « il y a sept herbes différentes. Ne me demandez pas de vous les nommer, le chef garde son secret ». C’est amusant car cela résume la personnalité de l’endroit : on s’excuse presque d’être là. Le contraste avec des lieux comme ceux de Ducasse ou le Cinq est saisissant. Gardez cette fraîcheur, même si c’est un peu désuet.

Une constatation qui résumera mon enthousiasme sans borne : quand je croyais, à chaque plat, avoir atteint le sommet du talent de ce chef, le plat suivant démontrait que le chef pouvait encore aller plus loin. C’est un critère qui ne trompe pas. C’est la plus belle expérience que j’ai faite avec ce chef qui a atteint une maturité exceptionnelle. Il suit son idée, provoque les papilles quand il en a envie. Cela mérite un respect absolu. Les télévisions ne se bousculent pas chez lui, les magazines people ne l’harassent pas. Mais c’est de l’art. De la grande cuisine.

L’anguille de la mise en bouche avec une betterave, marque de terre, annonce que l’on va vers de l’émouvant. La langoustine est exacte et respectueuse, le turbot a le génie de la ratte. C’est elle, avec une trace forte de truffe qui rend ce plat absolument impressionnant. Mais la chair du ris de veau, une des plus belles que je connaisse, vient encore éblouir. On se dit : ça y est, j’ai vu, c’est parfait. On n’a encore rien vu, car l’anguille fumée fait partie, comme l’omble chevalier de Marc Veyrat de ces plats dont on se souviendra toute sa vie. C’est simplement prodigieux.

Là-dessus, le « Y » d’Yquem 1985 est un vin pour lequel j’ai un attachement sentimental. Je l’adore. Des convives alentour ont dû se demander si Ledoyen ne fait pas l’élevage de dindons, car je n’arrêtais pas de glousser, ne tenant plus sur mon siège tant ce blanc immense, à la longueur infinie me ravissait le palais. Essayant d’imaginer quelle sensation j’aurais à l’aveugle, je pensai à un Hermitage de Chave blanc, tant la puissance s’accompagne de simplicité. Ce vin chantant est un de mes amours.

J’avais apporté une bouteille de Haut-Brion 1974, gardée dans ma sacoche car je ne savais pas si je pouvais oser demander qu’on l’ouvre. Elle a donc eu un oxygène insuffisant et révéla une fatigue que l’année explique. Toutefois l’anguille aux empreintes sucrées allait faire parler le vin rouge. Et comme Haut-Brion est toujours Haut-Brion, nous avons profité d’un vin velouté qui a taquiné l’anguille de jolie façon.

Le Brie est travaillé de curieuse façon. Il est fourré de crème et de truffes. Avec le « Y », un mariage princier.

Mon ami avait apporté un Banyuls de l’Etoile 75. Le nombre de deux chiffres est écrit en gros sur l’étiquette. Quand je bois ce délicieux vin fortifié à la longueur inénarrable, je m’étonne qu’un 1975 puisse avoir une telle maturité. Et je demande à lire l’étiquette. Le 75 ne veut pas dire 1975, comme le Alvar Pedro Jimenez dulce « 1927 » ne veut pas dire 1927 (c’est comme pour Kronenbourg, le 1664 n’est pas le millésime). La signification, illisible de loin est : Banyuls de l’Etoile cuvée du 75ème anniversaire. Il y a donc très probablement des rappels d’anciennes cuvées qui justifient ce goût délicieux.

J’ai suggéré à Patrick Simiand et à Christian Le Squer qu’ils essaient ce Banyuls que nous n’avons fait qu’effleurer avec l’anguille. A voir leur mine, je ne suis encore prophète en leur pays.

Ce voyage gastronomique fut éblouissant, le « Y » justifie mon amour inconditionnel. Quel beau repas !

 

 

 

dîner chez des amis samedi, 14 janvier 2006

Chez des amis, un champagne Bollinger RD 1975. La première bouteille est un peu fatiguée. La deuxième est immense, témoignage d’un savoir-faire rare. Sur des joues de porc au pain d’épices, jus au thé, accompagnées de légumes oubliés, je suis incapable de reconnaître à l’aveugle un Hermitage la Chapelle Jaboulet 1985 alors que je l’ai souvent bu. Une Côte Rôtie La Turque 1997 Guigal est toujours aussi agréable, car l’année calme lui va bien.

Un Richebourg DRC à multiples facettes vendredi, 13 janvier 2006

Une réunion d

Une réunion de banque au Jockey Club. On apprend des choses définitives sur l’évolution financière du monde. Un participant semble sympathique : « on devrait déjeuner ensemble / on partage /j’apporte une bouteille ». On se retrouve au restaurant Laurent.

J’arrive en avance

J’arrive en avance pour ouvrir une bouteille de Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1956. Décidément, certaines années sont propices aux niveaux bas. Je m’attends à sentir l’odeur de terre de la cave de la Romanée Conti. Nenni. Le haut du bouchon est sec et sent la poussière. Le corps du bouchon est gras, et sent atrocement le vinaigre. Le vin senti au goulot exhale des senteurs qui promettent d’intéressantes perspectives, complètement opposées au message du bouchon. Nous verrons.

Mon convive commande tête de veau et pied de porc, la tête et les jambes, je commande escargots et pieds de porc, tout cela est particulièrement français. J’appelle à la barre, puisqu’il faut un témoin de poids un Riesling Clos Sainte-Hune Trimbach 1976. L’odeur est magnifique, d’une classe folle. La couleur est d’un or jaune réjouissant. Je suis un peu étonné qu’en bouche, la trace citronnée appuyée occulte le message de Riesling. Je n’en dis rien, mais le vin est effectivement un peu limité, loin des perfections que ce millésime m’a déjà réservées. Le cromesquis servi en amuse-bouche est absolument délicieux.

Quand apparaissent les pieds de porcs, il serait peut-être temps de penserau Richebourg, mais je voudrais que le Riesling ait l’occasion de briller, car je le sens – rien qu’en voyant l’assiette – fait pour le plat. Et c’est un accord de rêve. Sur le dernier quart du plat (un porc a toujours quatre pattes), je verse le Richebourg. Un nez assez envoûtant de bourgogne ceint d’une tenture lourde. Le vin est objectivement fatigué, mais il raconte des histoires de Bourgogne. Il y a de la poussière, surtout du sel, mais on sent en filigrane l’autiste qui voudrait parler. Il y a un message qui ne demande qu’à être lu. Alors, selon que l’on sera rigoriste ou bienveillant, on aura un bourgogne fatigué ou un parchemin qui guide vers un trésor. Ce message balbutié m’a plu.

J’avais promis à Patrick Lair de lui faire goûter, mais le service n’attend pas. Aussi, après le service, nous voilà, Philippe Bourguignon, Patrick, Guislain, devant le dernier vestige, le plus concentré, et Olivier Poussier, qui était de passage, nous rejoint. J’avais pris la précaution de dire : « voici le témoignage d’un vin en fin de vie ». Or à ma grande surprise, chacun de ces grands palais va vanter les mérites de ce vin, l’un lui trouvant un beau fruit, l’autre s’extasiant devant la pureté du message. Philippe est manifestement surpris de le voir si beau. Le vin avait survécu, et bien. Il faut bien se méfier des impressions hâtives.

J’avais donné rendez-vous à un ami expert en vins après ce déjeuner. Je lui fais goûter le Riesling. Comme moi, il trouve le parfum d’une race immense, mais le palais un peu court, pas assez à l’image de cette icône. Et l’odeur du Richebourg, puisqu’il ne restait plus que ça, l’a subjugué. Ce vin, en dégustation comparative, serait mis au placard. Seul, on l’écoute, et l’on voit qu’il raconte de belles histoires bourguignonnes. N’est-ce pas le principal ?

le déjeuner du 1er janvier. La fête continue ! dimanche, 1 janvier 2006

La cuisine légère, suivant certaines inspirations de Marc Veyrat, allait permettre que dès le déjeuner du 1er janvier, affecté d’un petit décalage horaire, la fête reprît de plus belle.

Le foie gras poêlé au vinaigre d’agrume va permettre de constater à quel point le fendant Ravanay 1959 est un grand vin. Il a perdu tout défaut. Sur une trame dense, il déploie une belle palette aromatique, et devient vraiment un vin respectable. Il est évidemment plus fait pour le foie gras. Je lui avais trouvé un aspect beurré qui le rend gras aujourd’hui. Je suis fier d’avoir donné une chance à ce vin de devenir grand. Nous gérons évidemment les restes de vins de la veille, mais quand Jean Philippe annonce un ris de veau aux truffes blanches d’Alba, sauce vanillée à la poire, je me demande ce que l’on pourrait boire. Mon beau-frère dégaine plus vite que moi et ouvre Château de la Gardine, cuvée des générations Marie-Léoncie, Châteauneuf du Pape vieilles vignes 2000. Ce joli vin encore bien jeune va parfaitement accompagner la truffe blanche et le ris à la texture délicieuse. Une nouvelle version de la pomme de terre et truffe noire, sauce crémeuse à la truffe va me faire pousser un ouf de soulagement. L’Hermitage Chave 1998 a bien profité d’une nuit d’oxygène. Il est maintenant devenu ce qu’il doit être. Ce vin que j’adore, que j’avais trouvé très en dedans, est devenu viril, épicé, excité par la truffe, avec quelques notes discrètes de fruits rouges, et de belles expressions de poivre. Il s’est ossifié et a gagné en longueur de façon spectaculaire. Sur le Stilton, le Tokay Pinot Gris Hugel Sélection de Grains Nobles 1990 confirme l’impression de la veille : c’est le dandy sûr de lui, qui en a tellement à raconter qu’il faudrait vingt plats pour explorer tout le potentiel qu’il a. Un ravioli de mangue à la pulpe de pamplemousse rose va mettre divinement en valeur le Château Gilette crème de tête 1949 qui a encore gagné en assise. Ce vin est immense, et le dessert lui va bien. De délicates tuiles au miel d’acacia finissaient en douceur la suite du réveillon. Naïvement, je pourrais penser me reposer. J’ai cru entendre au détour de propos de cuisine qu’il est question d’un risotto de truffes blanches pour ce soir. Je suis prisonnier comme dans l’émission du Loft, ne pouvant plus m’échapper de cette haute gastronomie.

deux vins du Sud et un grand champagne samedi, 31 décembre 2005

Le soir, veille du réveillon, des envies culinaires se débrident. Un foie gras cru sur du simple pain se grignote sur les premières gouttes d’un champagne Salon 1995 en magnum. Le champagne, juste ouvert, est un jeune homme bien poli. Très BCBG, le foie gras le rassure, sans le faire sortir de son conformisme ouaté.

Nous passons à table et des huîtres n°2 de Quiberon de pleine mer font éclater le Salon. Je deviens fou, tant l’iode et le sel propulsent le Salon dans des séductions de première grandeur. Que cette association est grande ! Le Salon 1995 est évidemment un gamin, mais la taille magnum le rend accessible. Et cette huître ! Quel accord incomparable. Les mêmes huîtres, mariées à un sabayon de camembert à la cardamome ont fait surgir de nouvelles saveurs d’un champagne prêt aux accords les plus compliqués. La cardamome donne au Salon une longueur rare. Le dos de chevreuil de Sologne, sauce aux olives noires et groseille, purée de céleri rave, d’une incomparable dextérité, va côtoyer deux vins. Le Rimauresq, Côtes de Provence 1993 est un vin au fruité expressif. C’est la chair d’une perfection rare qu’il adore. Et le Bandol, Moulin des Costes 1983, d’une animalité affolante, et d’une justesse rare, a épousé la groseille. L’olive noire est évidemment son compagnon naturel. On le sent vibrer sur la viande délicieuse. Et la folie vient de la groseille. Quelle jouvence culinaire ! Et ces deux vins du Sud, si complémentaires, ont chacun capté une composante du plat. La chair pour l’un, la groseille pour l’autre. Et le céleri adoucit tout cela. Des fromages font appel à d’autres caractéristiques de ces grands vins du Sud, et le dessert arrive. Poêlée de coings, caramel d’absinthe, tuiles au miel d’acacia. Le champagne Salon 1995 va s’imposer lentement, car il faut que nos palais s’adaptent. Et quand on a compris que c’est l’absinthe qui sublime le Salon, alors on nage en pleine perfection. Ce soir ce n’était pas les vins qui avaient la vedette, mais les vins par les accords. L’huître sur le Salon est un choc total, un coup de poing dans le cœur. La groseille sur le Bandol 1983, c’est un instant de bonheur pur. Et l’absinthe qui révèle le Salon, c’est l’atteinte d’un nirvana culinaire. Ce soir, les vins avaient besoin d’un partenaire. Mon ami était là.

le réveillon du 31 décembre samedi, 31 décembre 2005

Après toutes ces prouesses, le réveillon allait-il nous surprendre encore ? La réponse est oui, clairement oui. J’ouvre tous les vins vers 16h30, et dès 17 heures, notre médecin ami, chef à ses heures mais ses heures sont larges, a réalisé une cuisine d’un éblouissement absolu. Tchaïkovski a présenté au Bolchoï des ballets célèbres. A coté de ce médecin bondissant, sentant le col d’un flacon, soupesant une chair, la lardant de thermomètre, créant des fumets dont il faut vérifier l’acuité en bondissant de nouveau, le Lac des Cygnes est une réjouissance de pensionnat. Chaque geste est précis, chaque épice est soupesée au trébuchet des parfums de mes vins. Ce ballet dura jusqu’à quatre heures du matin de la nouvelle année tant les sauces devaient s’actualiser à l’épanouissement des odeurs.

Nous passons à table. J’avais choisi un Fendant Pétillant Ravanay Les fils Maye SA Riddes 1959 pour plusieurs raisons. D’abord, la beauté diabolique de la bouteille et ensuite pour envoyer un signe : si l’on ouvre Krug Clos du Mesnil, il faut aussi mettre à l’honneur des vins moins recherchés. Le fendant annoncé pétillant n’a pas la moindre bulle. Son bouchon est le bouchon d’un vin et non d’un mousseux, aussi ai-je l’impression que la bulle est absente plutôt que disparue. On peut penser qu’elle n’a jamais existé. Le vin aux tonalités citronnées est extrêmement expressif. Inclassable, énigmatique, il révèle toutefois une belle identité jurassienne. Vin intéressant comme le fut le Côtes du Jura de Noël, il épouse exactement un caviar osciètre d’Iran sur coussin d’artichaut. Le caviar est dur au goût et salé, l’artichaut le canalise, et le fendant enveloppe le tout pour procurer une belle exactitude de saveur. L’ouverture d’un Champagne Krug Clos du Mesnil 1986 est un moment rare. Nez intense d’une race immense. La noix de Saint-Jacques juste saisie sur un coussinet de radis noir et lait virtuel de pomme acide fait ressortir toute la transcendance du Krug. Je me disais que je ne vois aucun vin qui pourrait combiner avec une telle justesse une puissance imposante, une élégance impressionnante et une expressivité de contenu rare. Mêler ces trois composantes en les poussant à ce paroxysme me paraissait impossible à égaler. La suite allait me donner tort. La Mission Haut-Brion 1926 est le seul vin ancien que j’aie apporté dans le Sud pour les réveillons. Ne pouvant lire la date tant l’étiquette a été lacérée, c’est le bouchon qui l’a indiquée avec une certitude absolue. Le bouchon très noir et gras sur un tiers de sa hauteur est beau, souple sur le reste, ayant bien fait son office, même si le niveau avait un peu baissé. La merveilleuse et capiteuse odeur à l’ouverture m’avait conduit à reboucher. J’ai eu tort d’être peureux, car une aération complémentaire aurait atténué l’acidité qui gêne un peu le plaisir. Le plat est un ris de veau aux truffes du Piémont. Le vin est étonnamment jeune et il a encore du fruit. Si l’on sait oublier un instant l’acidité, on trouve un message éblouissant. J’ai pour 1926 un amour particulier car c’est l’année de la plus belle réussite de Haut-Brion. C’est la première fois que je goûtais son cousin dans cette année qui me séduit tant. Il n’a pas trahi la famille, car les cotés capiteux, onctueux, veloutés signent un très grand vin. Un plaisir rare, et une mise en valeur sublime par une truffe et un ris de confort rassurant. Les uppercuts et crochets pleuvent sur nos papilles. Car La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1992 est invraisemblable. A l’ouverture, les émanations de ce vin étaient incompatibles avec l’année 1992. Elles annonçaient une année de grande puissance. Et là, dans nos verres, c’est l’expression d’une puissance sans limite, d’un charme redoutablement vénéneux. Ce vin est diabolique. Sur le thon à la plancha, consommé de canette, poêlée de chanterelles, le vin danse la java la plus belle, celle qui ensorcèle. Le vin nous regardait les yeux dans les yeux, nous hypnotisait de bonheur. Transporté par le plat, il exultait. J’ai bu de nombreuses fois de très beaux La Tâche. Mais à ce point de séduction, même le gigantesque 1990 fait clergyman réservé, si c’est envisageable. Le pavé de filet de biche, jus court à la figue, poêlée de topinambour est un plat extraordinaire. Il y a à la fois la façon, mais aussi la qualité de la viande. L’Hermitage rouge Domaine Chave 1998 aurait dû s’en servir de propulseur. Mais si l’on trouvait bien tout ce qui fait la pertinence de ce bel Hermitage, je n’ai pas trouvé la pétulance que j’attendais. A cet instant, c’est le plat qui a la vedette et non pas leur union. Le Tokay Pinot Gris Hugel Sélection de Grains Nobles 1990 avait de loin à l’ouverture le nez le plus serein. Ici, il impressionne par sa décontraction. Il est comme ces champions de foire qui attendent de se faire défier et ont le sourire de la confiance absolue en leur suprématie. Le Tokay est là, et il le sait. Alors, sur le foie gras poêlé, compotée d’oignons à la cannelle, façon chutney, il trouve un partenaire justifié, et il donne un récital de saveurs complexes du plus haut niveau. Quel grand vin, sûr de lui et dominateur. Et quel accord d’une précision extrême. Les baisers de bonne année ont été échangés depuis bien longtemps, et mon chef ami virevolte toujours pour ajuster chaque composante des plats. Nous tricotons nos votes futurs pour les plus beaux vins de la soirée. Tous ces bulletins sont à mettre à la corbeille, car arrive le Château Gilette crème de tête 1949. Rien ne peut être plus beau que ce sauternes totalement équilibré, sculptural, archétypal. Il est la définition de la perfection du sauternes. Un équilibre comme on ne peut pas en imaginer, une longueur infinie, il ne manque pas un seul bouton de guêtre à ce valeureux soldat. Un délicieux stilton va lui permettre d’éclore. De nombreuses discussions avaient eu lieu au sujet de l’ananas victoria rôti coulis à la mandarine. Je persiste à vouloir l’agrume pur. Le dessert absolument sublime, certainement le meilleur ananas de ma vie, éteignait le Gilette. J’ai suggéré que l’on poêle quelques tranches de pamplemousse rose. Et là, perfection culinaire absolue, le Gilette chantait dans nos palais investis et conquis. Le classement des vins ne fut pas très difficile, même si tous les votes n’étaient pas identiques. Dans l’ordre : Gilette crème de tête 1949, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1992, Krug Clos du Mesnil 1986 et La Mission Haut-Brion 1926. Jamais, dans aucun de nos réveillons en cercle familial ou amical, nous n’avons été confrontés à une cuisine d’une telle perfection. Cet ami médecin qui a élevé la cuisine au rang de la passion, a pu faire ce qu’aucun chef n’a réellement le temps de faire : chaque composante des plats a été vérifiée en fonction de l’évolution des parfums de son vin. Ce fut éblouissant. Des grands vins ont été ouverts ce soir. La cuisine leur a rendu hommage. Nous, nous le rendons au talent artistique de notre ami.

le Monbazillac brille à nouveau sur un foie gras vendredi, 30 décembre 2005

Nous avions précautionneusement gardé pour le déjeuner suivant la moitié du Monbazillac Louis Bert 1962. Le chef le sent pour se remettre en tête son organigramme. Il nous sert des foies gras poêlés et coings, émulsion à la mandarine qui sont la représentation la plus exhaustive d’un vin qui aurait pu être liquoreux mais avait laissé son sucre en chemin. L’accord est éblouissant. C’est sublime. Et l’on voit à quel point une cuisine exacte permet à un vin de devenir grandiose. Le plat l’a vêtu d’habits de lumière. Ce Monbazillac 1962 fut, sur une mangue et aujourd’hui sur un foie gras, un vin de bonheur.

Hérault et Provence sur un boeuf de cinq semaines vendredi, 30 décembre 2005

Le matin, à J-2 du réveillon, j’organise un briefing pour définir les accords, les plats, les achats et les approvisionnements. Les bouteilles de ce dîner sont montrées, pour que l’on sente ce qui va leur convenir. La Mission Haut-Brion que je situe vers 1915 appelle obligatoirement une truffe, c’est le consensus unanime de notre conseil d’administration. Je suggère pour le Gilette crème de tête 1949 des mangues et des agrumes, pamplemousse rose par exemple. Notre chef ami a envie d’essayer ce soir un dessert. L’idée séduit. Je range les bouteilles, les plans sont faits. Nous voilà le soir.

Sur une pissaladière, tarte aux oignons agrémentée d’olives, anchois et autres goûts provençaux, le champagne Charles Heidsieck mis en cave en 1996 glisse fort aimablement. Champagne agréable, sans histoire, qui se boit bien. Mieux que cela, c’est un grand champagne. Le faux-filet venu de Paris provient d’une limousine de l’Aveyron élevée en liberté. La viande a rassis cinq semaines. Des tagliatelles de courgettes au thym citronné et un jus provençal donnent à cette viande au goût intense une originalité rare. Le Mas de Daumas Gassac rouge 1999 est d’un fruit chantant. On sent le cassis et la mûre qui dansent en bouche. Mais c’est le thym citronné qui met en valeur le vin, le rendant d’une émotion qui se combine astucieusement au discours des fruits joyeux. En bouche le vin est beau. On ne peut pas imaginer à quel point le thym citronné l’a encouragé. C’eut été dommage d’essayer le vin suivant sur la viande. Des fromages dont certains étaient adaptés, mais surtout des restes de la pissaladière ont accompagné le Terrebrune, Bandol 1990, animal, intense. Le fruit n’est plus là. Le vin s’est développé, a pris une trace un peu austère. Mais quel grand vin. Il a simplifié son message, comme le graphisme d’un Gauguin qui résume la sensualité d’une femme, et il en est encore plus grand. Selon les circonstances, on jugerait l’un des rouges devant l’autre. Point n’en est besoin. En fait, le Terrebrune est plus majestueux. Mais la pétulance généreuse du vin de l’Héraut lui donne un charme rare. La mangue, qu’il fallait bien essayer avant le réveillon, tout prétexte est bon, se présente sous la forme d’un millefeuille de mangues poêlées et pamplemousses roses au miel d’acacia, coulis exotique amer. Et le Monbazillac Louis Bert 1962, bouteille d’une beauté absolue, par l’étiquette au design étonnant et la couleur intense de ce liquide doré trouve dans le plat la même exactitude que celle que l’on avait ressentie dans l’alliance du homard de Yannick Alléno avec un divin Duhart-Milon 1962. Tiens, c’est la même année ! Le Monbazillac, s’il était jugé dans des jurys froids et cliniques serait analysé comme léger, simple, limité en puissance et en trace. Là, avec ce dessert absolument divin, celui qui centré sur des goûts primaires, sait servir le message des vins, le Monbazillac devient sublime. Quand on a la bouche vide, si l’on siffle l’air avidement dans le palais, on est incapable de dire si le goût que l’on ressent est celui du dessert ou du vin, tant l’osmose est parfaite. Comme pour me narguer, comme pour afficher la fierté du créateur, mon ami déclara : je ne refais jamais deux fois le même plat. Tu auras autre chose dans deux jours sur le Gilette 1949. Je tenais une perfection. Je devrai donc attendre. Nous verrons.