Archives de catégorie : dîners ou repas privés

partie de belote et Dom Ruinart rosé 1990 samedi, 22 décembre 2007

Des amis nous invitent à dîner. Il faudrait qu’on m’explique pour quelle raison une blonde et une rousse peuvent mettre une déculottée à la belote à deux mâles en pleine possession de leurs moyens. Les voies du Seigneur ne sont définitivement pas déchiffrables.

Ça démarre sur champagne Laurent Perrier Grand Siècle. Jusque là tout va bien. Les canapés sont agréablement comestibles. Rien ne peut permettre de penser que nos épouses sont dopées.

Le champagne Ruinart rosé est intéressant, mais j’ai un faible pour le blanc. J’ai apporté un Nuits Saint Georges A. Lair 1959 qui joue dans la cour des grands. Il accompagne un délicieux homard cuisiné par notre amie. Il est suivi d’un fort honnête Château Pichon Longueville Baron 1989, mais c’est un champagne Dom Ruinart rosé 1990 qui montre qui est le mâle dans la maison.

Savoir que la belote n’est qu’un jeu, d’accord. Mais aligner les humiliations, même avec Dom Ruinart rosé, ça casse.

L’appel du cigalon jeudi, 20 décembre 2007

Les yeux encore éblouis par le dîner au restaurant Laurent avec de grands vignerons, je mets cap sur le Sud avec mon épouse. Un coup de fil : « j’ai deux kilos de cigalons. Ça te tente ? ». La réponse fuse : « nous arrivons ». Par une journée où l’air frais est réchauffé par un soleil intense, il fait bon contempler une mer qu’un vent d’Est fait frissonner. Nous commençons par des crevettes roses qu’il faut manger avec la carapace, car le jus de cuisson d’Yvan Roux lui a donné un parfum d’herbes provençales. C’est avec des doigts tout entachés de mes décorticages que je saisis le verre du champagne Laurent Perrier Grand Siècle, indispensable outil de notre bonheur.

Ce sont ensuite des bébés seiches qui n’ont pas encore eu le temps de se fabriquer l’os plat crayeux que l’on connaît. On les croque et la sensation lorsque l’on casse leurs yeux globuleux est étrange. Il faut faire le vide dans son esprit. Le jus d’encre, d’une encre fragile, est délicat.

Lorsqu’arrivent les cigalons, c’est une véritable bouffée de bonheur. La chair est ferme, typée, subtile, d’une profondeur remarquable. Il faudrait évidemment un vin rouge. Yvan m’entend et apporte un magnum de Château Lamarque, cru bourgeois de Médoc 2002. Il arrive à me convaincre que prendre un verre n’empêchera pas de le servir le lendemain pour des clients qu’il connaît. J’accepte donc. L’accord de ce vin rouge avec les cigalons est pertinent. Mais quel vin ! Ce vin représente tout ce que Parker souhaitait et que je ne désire point. Il a en lui toutes les tendances modernes qui ne conduiront nulle part. Or c’est bon, car c’est flatteur. Mais ce vin que l’on aurait pu faire à Cape Town, à Camberra ou à Napa, c’est une forme de vin que je refuse, malgré la séduction primaire, car c’est la négation de l’histoire. Comme il n’était pas question de refaire le monde, je croque les cigalons sur de belles lampées de ce vin nommé bordelais. A la réflexion, cette chair est extrêmement typée, mais n’a pas la subtilité de la langoustine. Plus virile, plus intense, mais moins charmeuse que la princesse des crustacés.

Nous goûtons ensuite des seiches d’un calibre plus élevé dont la chair du crâne est doucereuse dans son encre prononcée. Une gousse d’ail vient attendrir le goût pour notre plus grand bonheur. Une nouvelle lampée de Lamarque se boit avec un plaisir immédiat et un dédain d’esthète.

Une daurade rose pêchée à trois cent mètres de profondeur, cuite sans aucune ajoute, juste accompagnée d’une aubergine coiffée de tomates cerise, c’est un grand plat. Le Laurent Perrier accompagne parce qu’il est poli, mais il eût été opportun d’ouvrir un rouge en mettant de côté les tomates.

Le repas se conclut par un soufflé à la lavande, subtil, romantique, beau comme l’onde qui frissonne à nos pieds. J’aime l’appel du cigalon, le soir auprès de chez moi.

chez Yvan Roux, l’arrivée jeudi, 20 décembre 2007

La vue, les fleurs, et maintenant un petit tour à la cuisine ouverte :

 

Les crevettes et les cigalons. A noter qu’à l’oeil nu, on ne distingue pas le rose que l’appareil photo fait apparaître.

 

Les seiches et les daurades roses

 

Tomates cerise sur aubergines et un coin de notre table.

chez Yvan Roux, le repas jeudi, 20 décembre 2007

Ma femme servant d’étalon (enfin, je me comprends), si l’on a l’impression qu’Yvan Roux est plus grand que moi, c’est vraiment que ces appareils déforment.

 

Crevettes roses et Laurent Perrier Grand Siècle cohabitent bien.

 

Les petites seiches donnent l’envie d’un vin rouge.

 

Délicieux cigalons !

 

Encore une assiette de cigalons avec Chateau de Lamarque Haut-Médoc 2002

 

Le vin rouge s’accorde avec l’encre des seiches qui forme une tache artistique sur l’assiette. Le soleil est si fort qu’il accentue le contraste noir et blanc.

 

Daurade rose. L’oeil était dans la tombe ….

Un des plus beaux dîners de ma vie à l’Astrance avec de grands vins vendredi, 7 décembre 2007

Ma femme et moi retrouvons un groupe d’amis au restaurant l’Astrance qui confirme ce soir son statut de chouchou dans ma biosphère, comme Salon pour les champagnes ou le Nuits Cailles 1915 pour les vins anciens. Nous sommes six, compagnons d’aventure des restaurants de Marc Veyrat, où nous étions cornaqués par l’un d’entre eux, ami du chef. Je n’ai pas une relation aussi proche avec Pascal Barbot et Christophe Rohat dont je ne peux prétendre être l’ami, mais nous avons atteint une certaine complicité qui fait que Pascal, tout en créant avec sa personnalité qu’on lit en dégustant chaque plat, a intégré certaines de mes orientations. Cela conduit à une gastronomie d’une magnitude stellaire (Salvador Dali dirait galactique) et d’un raffinement extraordinaire. Oserais-je dire que c’est sans doute l’un des plus beaux repas de ma vie ? Osons.

Les vins sont apportés par les convives et l’un d’entre eux pris sur la carte des vins. Christophe Rohat m’ayant proposé que Pascal Barbot crée un menu pour nos vins, j’ai dit oui. Nous en avons rapidement parlé au téléphone, et voici le résultat :

Brioche tiède, crème fouettée à la truffe blanche

Foie gras mariné au verjus, galette de champignons de Paris, citron confit

Saint-Jacques et langoustines, pousses de salade et racines à l’huile de noisette, truffe noire

Sole meunière, fondue de poireaux et truffe noire, râpée de poire et gingembre

Velouté de truffe noire

Pigeon cuit au sautoir, foie gras chaud, salsifis, condiment café-réglisse et olive noire

Râble de lièvre grillé, aubergine au miso, coulis cacao

Fondue de parmesan à la truffe blanche, pétales de châtaignes, noisettes torréfiées

Pamplemousse et mangue caramélisés

Madeleine au miel de châtaignier.

Chaque plat respire la personnalité de Pascal Barbot, faite de sincérité, de besoin d’authenticité, de probité, de sérénité, et de recherche du goût pur. Nous avons eu un festival gustatif unique, d’autant plus appréciable que nos amis, grands connaisseurs et fins analystes, décortiquaient avec jouissance chacune des composantes de nos petits bonheurs, en analysant au scalpel les racines de nos extases.

Le ton est donné avec la brioche et la crème fouettée qui est d’une légèreté irréelle et d’une pureté gustative qui permet au champagne Krug 1990 de se présenter, décliner son identité et montrer que son extraction est noble. C’est sur le sublime foie gras aux champignons de Paris que le Krug montre une richesse gustative exceptionnelle. La fraîcheur du champignon le fait vibrer comme s’il s’agissait d’un archet, et la petite goutte de citron confit l’excite d’un vibrato d’une rare sensualité. J’ai trouvé ce Krug 1990 ce soir plus racé, plus distingué que l’excellent Krug Clos du Mesnil 1986 bu la veille. C’est un champagne de haute gastronomie.

Le Magnum de Meursault Charmes J.M. Roulot 1996 a été ouvert une heure avant que nous ne le goûtions et son nez est pétroleur au-delà de toute imagination. Le nez est minéral, pierre à fusil, gaz anti-personnel. En bouche, la verdeur rugueuse domine. Un carafage actif est indispensable. Nous nous régalons des subtilités de mer et de légumes, dosées élégamment et cuites à la perfection en attendant que ce grand meursault à la personnalité forte daigne s’épanouir. La chair de la Saint-Jacques est fondante comme un bonbon et les salades croquantes écartent un peu le palais de la ligne de crête, mais c’est très goûteux.

Il faut bien le velouté de truffe noire pour que le vin affiche un certain répondant. Je suis généralement gourmand, et lorsqu’il s’agit de bons sorbets, je me sens capable d’en avaler des litres. Avec le velouté de truffe noire, il y a un gout de « revenez-y » qui prend à l’estomac, créant, comme la drogue, une cruelle sensation de manque quand on a fini de saucer le plat, à en décoller la porcelaine.

La Côte Rôtie La Landonne de R. Roustaing 1996 ouverte il y a six heures comme l’autre vin rouge est un vin qui demande une acclimatation. Il est comme ces ambassadeurs obséquieux dont on attend le discours poli en se demandant : « que veut-il ? ». Ce vin est calme, posé, poli, et ce n’est que lorsqu’il est en confiance qu’il commence à décliner des complexités croissantes. S’épanouissant dans le verre, il délivre des notes de charme, de suavité mais aussi de canaillerie qui laissent le palais en permanente écoute. Sur le doux foie gras, il montre une subtilité rare. Sur la chair délicieusement cuite du pigeon, il représente sa région généreuse. C’est de la joie pure. Et sur l’immense condiment fait de café, réglisse et olive noire, il joue à Fregoli, nous entraînant sur des montagnes russes de saveurs. Ce qui est amusant c’est qu’une demi-heure plus tard, il aura des accents bourguignons faits d’une amertume distinguée d’un immense plaisir.

Je n’ai jamais mangé un aussi beau râble de ma vie. Il fallait bien un vin de haute race pour lui donner la réplique. Le Vega Sicilia Unico Réserve, est un vin fait de trois millésimes, embouteillé en 1981, mélange de 1960, 1962 et 1968 gardés au domaine et choisis parmi les meilleures cuves de chacun de ces millésimes. Le nez est tonitruant, on dirait un porto. En bouche, on pense à des accents de porto, de vin riche un peu torréfié, comme le sont les Saint-Emilion de 1947. Le vin s’installe en bouche et c’est un concert de plénitude, de richesse, de fruits rouges épanouis. Le vin remplit le palais, lourd, simple de contact mais complexe dans l’exécution. Un immense vin qui nous porte au sommet des vins joyeux et exubérants. Le cacao du plat trouve un écho limpide avec le cacao du vin. C’est la chair du lièvre, seule, qui crée un accord qui nous laisserait sans voix si nous n’avions l’envie de crier notre bonheur tant le râble et le vin se fondent l’un dans l’autre. Un accord immense.

Le Meursault de tantôt étant en magnum, il en restait beaucoup. J’avais demandé si nous aurions un fromage et Alexandre, attentif et subtil sommelier avait répondu par la négative. Mais le message avait dû se propager en cuisine, aussi, sans que cela eût été prévu, la fondue de parmesan arrive à point nommé pour continuer sur le Meursault. Comme celui-ci s’était gavé d’oxygène dans sa carafe, nous avons joui d’un accord d’une invraisemblable précision. Le traitement lumineux de la fondue et chaque ingrédient ont fait respirer le Meursault qui nous a chanté un air triomphal. « Ça c’est du Meursault » pouvait-on dire tant celui que nous buvions maintenant était dix fois supérieur à lui-même qui avait accompagné les poissons. Nous n’en revenions pas que Pascal Barbot ait pu en un si court instant capter tout ce qui mettrait en valeur le vin blanc, la châtaigne et la noisette étant indispensables pour balancer le parmesan.

Quand Château d’Yquem 1976 arrive, on se tait. Car la couleur en impose. Pascal s’est inspiré des essais que nous avions faits lors d’un dîner pour Yquem 1929 et Climens 1929 et sur les mêmes bases, il a un peu raffiné. Les éléments fondamentaux sont le pamplemousse et la mangue. L’Yquem va s’amuser à nous donner quatre facettes de son talent. Sur le pamplemousse, il commence par serrer les lèvres devant l’acidité du fruit ce qui lui donne de l’élan pour s’ouvrir ensuite comme sur un trampoline. Avec la mangue, il s’agit d’un accord fusionnel. L’Yquem devient mangue et se cale sur son parfum. C’est sur la sauce caramélisée du pamplemousse que l’accord est le plus redoutable. C’est exactement comme deux patineurs en couple sur la glace. On a l’impression qu’ils se fuient et tout d’un coup chacun fait une boucle et le couple se reforme. Le final de cet accord est cela, l’Yquem se caramélise. Mais tout cela n’est rien pour moi à côté de l’accord qui me confond de stupéfaction. Les madeleines font ressortir la perfection de l’Yquem multiforme et en restituent la plus belle vérité.

Pascal Barbot qui vient rarement en salle vient à ma demande à notre table curieux de savoir quels sont les accords les plus réussis. Je prends la parole pour lui dire que le plus réussi est le râble de lièvre sur le Vega Sicilia exceptionnel, que le second est la fondue de parmesan avec le meursault car rien ne pourrait être plus juste pour mettre en valeur ce grand vin. Pascal nous dit que ce fut une improvisation instantanée. Et le troisième accord est celui du dessert avec Yquem, qui montre des facettes merveilleuses d’un grand et profond Yquem.

Pascal a eu cette phrase charmante qui le résume bien : « alors, ça veut dire que les autres accords n’étaient pas bons ? ». Nous lui avons expliqué que les autres étaient remarquables, comme le champagne Krug 1990 avec le foie gras et les champignons. Mais il faut bien faire des choix.

Dans une ambiance amicale de partage avec des esthètes, la cuisine de Pascal Barbot, qui m’émeut au plus haut point, a créé un moment mémorable de gastronomie.  

Latour 1907, cent ans mais fatigué, et Yquem 1962 éblouissant samedi, 1 décembre 2007

Je suis fatigué par les deux jours de Grand Tasting, aussi je rentre assez tôt à la maison. Ma fille et mon gendre sont là. Les vins actuels, c’est bien, mais j’ai besoin de revenir sur mes terres.

J’ouvre Château Latour 1907 et le bouchon d’origine s’éclate en mille morceaux. Le nez est superbe. Presque trop superbe, aussi je recouvre le haut de la bouteille pour qu’il n’y ait pas trop d’aération. J’ouvre une demi-bouteille de Chateau d’Yquem 1962, à la couleur superbe d’acajou. Le nez est fantastique. Tout se présente bien. Ma femme va préparer une barbue et un saint-pierre pour le Latour et un faux sabayon de pamplemousse et orange pour l’Yquem. J’attends la suite avec impatience.

L’expérience a eu du bon et du moins bon. La bouteille du Château Latour avait un niveau bas, ce qui était un risque. Ma femme s’étant trompé sur l’heure de cuisson des poissons nous avons dû passer à table une heure plus tôt, ce qui fait que le vin n’avait pas eu le temps de se recomposer. Je saisis la bouteille pour servir et je vois à mon grand étonnement (quand j’ouvre un bouchon en mille pièces, je ne regarde que ça), que la bouteille est très antérieure à 1907. C’est en 1908 ou 1909 qu’on a utilisé une bouteille de réemploi. Je verse dans les verres et la couleur est assez pâle. J’ai pris de beaux et grands Riedel, et les arômes sont beaux. En bouche, ce n’est pas blessé, c’est du vin, mais c’est du vin fané. Plus je verse de la bouteille et plus le vin est concentré et foncé. Ce n’est qu’en fin de bouteille que les dernières gorgées ont été du vrai Latour.

Ce vin fatigué n’était pas devenu aigre ni sûr. Il était buvable. Mais franchement, ce n’est pas un grand vin. Sur le poisson, l’accord est brillant, car la chair du poisson seule, dans sa pureté, est extrêmement utile pour le vin. La chair du poisson a bien aidé le vin. Le meilleur des deux est le saint-pierre. Ma femme a fait une simple purée de pomme de terre légère qui ne perturbe pas le vin. En sentant le verre où restait du dépôt, plus d’une demi-heure après, l’odeur est magnifique. L’expérience s’arrêtait là.

Le sabayon tenté mêle jaune d’œuf et jus de pamplemousse. C’est absolument inadapté au Château d’Yquem 1962. Ce vin est doré comme un coing, plus doré en verre que dans la bouteille. Son parfum est enivrant et nous sommes touchés par sa perfection. Il dégage des saveurs de coing, de thé, de pâte de fruit. Sur les pamplemousses, il met en valeur son thé. Sur un petit pot de bébé pomme et banane, dont j’ai prélevé une cuiller, l’Yquem devient banane. Sur une mandarine, il est délicieux, chantant, poussant ses notes de pâtes de fruits et de thé. Et mon gendre poêlant quelques tranches de pommes Golden qu’il commença à caraméliser à peine, la mise en valeur fut agréable. Mais en fin de compte, ce fut tout seul que cet immense Yquem fut le plus brillant. Ayant encore le frais souvenir d’une verticale de 28 millésimes d’Yquem, c’est avec un seul Yquem que je prends le plus de plaisir. Ce 1962 est un très bel Yquem, puissant, généreux, joyeux, qui nous a enchanté par sa perfection qui contrastait avec la fatigue du Latour 1907.

Nous avons bu ce soir un vin de juste cent ans. Il fut l’ombre de lui-même, malgré une fugace fulgurance. L’Yquem a sauvé la mise. Ce fut un petit bonheur seulement.

déjeuner d’amis au restaurant Alain Senderens mercredi, 21 novembre 2007

A la fin du dîner de l’académie du vin de France, je salue Alain Senderens et son épouse en disant « à demain », car je déjeune avec mon groupe de conscrits au restaurant Alain Senderens. J’ai réservé le joli petit salon d’angle du premier étage. Mes vins ont été ouverts à l’avance avant mon arrivée. Etant en avance, je bavarde avec Alain Senderens heureux et épanoui. Le menu est ainsi composé : amuse-bouche / langoustines croustillantes, coriandre et livèche / lièvre à la royale selon la recette d’Antonin Carème pour le prince de Talleyrand / parfaiyt glacé au curry / fine dacquoise au poivre de Séchouan, marmelade au citron confit, glace au gingembre / café et petits fours. Je tenais à ce que mes amis goûtent ce lièvre à la royale.

Alain m’avait offert une coupe de champagne Pommery 1998 de belle couleur et gentiment goûteux. Nous commençons par un champagne Elégance de Bricout (Avize) 1982 que je trouve spectaculaire. Sa couleur est d’un or bien vivant, son nez est intelligent et en bouche la combinaison de la plénitude et d’une jolie acidité en font un champagne de grande réussite. Ce champagne qui m’était inconnu m’a conquis et impressionné. Je voulais goûter de nouveau le Château Griller 1976 après l’essai malheureux au restaurant de Pierre Gagnaire. Celui-ci n’est pas mort, mais il est bien madérisé. Une moitié carafée sera fort agréable, typée, suggérant enfin ce qu’est Château Grillet. L’autre moitié restée en bouteille sera trop fatiguée pour plaire.

Sur le lièvre à la royale exécuté de main de maître, trois rouges de trois régions vont nous proposer un exercice dont je raffole. Car ces trois vins vont exprimer avec une rare exactitude l’âme même de leur région. Et l’on s’aperçoit qu’au lieu de se combattre, ces trois acceptions du vin rouge s’additionnent et montrent avec une certitude inattaquable qu’il faut aimer les trois. Un tel exercice montre que prétendre n’aimer que les bordeaux, ou n’aimer que les bourgognes est une absurdité. Il faut aimer les trois.

Le Château La Mission Haut-Brion 1981 a une robe foncée, dense et lourde. Le nez est subtil. En bouche, c’est un vin de grande race, bien construit et magnifiquement épanoui pour son année. Il est beau et expressif et c’est celui qu’Alain Senderens préfère. Le Corton Clos de la Vigne au Saint Louis Latour 1985 est d’un charme bourguignon qui me renverse. La couleur est claire, le nez est discret et le vin chuchote à ma bouche un madrigal courtois. C’est tout le charme en suggestion de la Bourgogne, où l’on n’impose rien en force. Si j’osais, je dirais que le vin de Bourgogne est comme un pli en poste restante : il faut aller le chercher. Et quand il s’ouvre, c’est un message de bonheur.

Quand la Côte Rôtie La Turque Guigal 1995 s’assoit dans ma bouche, c’est comme les deux portes du salon qui s’ouvrent sur une foule imprévue qui crie « joyeux anniversaire » quand on s’y attend le moins. Car ce message où un fruit assassin se glisse sous un vin joyeux, c’est à tomber par terre. Quel naturel et quelle joie de vivre ! Au-delà du plaisir pur que donne chaque vin, c’est le fait de saisir l’âme de chaque région qui m’émeut le plus. Et je ne cesse de repasser de l’un à l’autre pour me dire que le Mission Haut-Brion est sans doute le plus architecturalement construit des trois, que le Corton est sans doute le plus féminin et charmeur, d’une séduction subtile comme un billet doux et que La Turque de Guigal est sans doute le vin le plus sexy, joyeux, de plaisir premier. Mais c’est l’exposition de leurs différences qui me fait le plus de plaisir. Ce sont trois régions que j’adore et chacune me dit : « regarde, je suis différente des autres ». J’ai adoré cette confrontation constructive.

Le Château d’Yquem 1994, qui se présente tout seul à notre déjeuner, alors que les précédents Yquem récents que j’ai bus étaient en comparaison, dans de longues ou courtes verticales, peut jouer son jeu à sa guise. Et les lamelles de citron confit lui servent de tremplin. Il devient joyeux, plein, heureux, alors que ce n’est pas la meilleure année. Mais Yquem est Yquem, et dans ce jeu, il est toujours gagnant. Belle présence ensoleillée et final fort solide. Alain Senderens a fait ajouter un dessert au chocolat garni de petites cerises pour accompagner le Maurydoré La Coume du Roy de Volontat 1925 toujours aussi délicieux. C’est le conscrit du banyuls que j’ai ouvert pour le dîner chez Pierre Gagnaire. L’année apporte à ces deux vins une rondeur élégante qui en fait des vins de plaisir. Ce fut un magnifique déjeuner d’un Alain Senderens serein et heureux.