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Dîner de wine-dinners au George V jeudi, 13 mars 2003

Un dîner au George V, c’est l’embarquement pour un voyage de rêve.
Ouverture des vins à 16 h. Pétrus est délicieusement Pétrus, et le Gruaud Larose 28 a un nez tellement beau et voluptueux que je referme la bouteille, qui ne sera rouverte que lorsqu’on passe à table. Les Bourgognes ont des nez prometteurs, et quand j’ouvre le Vin de Paille 1949, je deviens comme fou. Je ne tiens plus en place et je le fais sentir à tout le monde. C’est grandiose, avec des odeurs qui évoquent les saveurs de figues, de fruits confits. Je vais même en cuisine pour suggérer un autre accord que le Cantal pour que les convives puissent profiter à plein de cette merveille. Le Filhot 1919 très clair et diaphane a un nez de beau Sauternes.
Dans la luxuriance de fleurs, accès au salon Régence, pièce octogonale lambrissée du plus bel effet. Une table très « conférence internationale » où j’explique le programme et l’approche des vins anciens. Un Saint-Raphaël ancien (vers 1935/1945) aux vieux rancios est l’entrée en matière que j’ai choisie pour expliquer l’effet du temps sur tous les breuvages alcooliques : comme pour un silex qui se transforme en galet, le temps polit le vin, lui donnant plus de rondeur, de persistance aromatique et d’émotion. Nous passons ensuite à table dans cette majestueuse salle de restaurant où fleurs et pastels composent des harmonies du meilleur effet. La belle table est une symphonie de couleurs de thé et de rose isabelle. Si l’on ajoute là dessus un service des plats d’une précision rodée et les commentaires truculents et encyclopédiques d’Eric Beaumard, on a tout pour se concentrer sur la jouissance d’un repas d’exception. Seul accroc à ce moment de rêve, un jeune sommelier têtu qui voulait mêler sa vision des choses. Ce n’est toutefois pas suffisant pour entamer la joie des convives.
Le repas prévu par Philippe Legendre était le suivant : Fantaisie de Morilles aux févettes et au vin jaune du Jura, écrevisses à la florentine, sauce Nantua, filets de rouget aux légumes escabèches, Agneau de lait des Pyrénées à l’harissa doux, Noix de ris de veau clouté à la truffe sauce régence, Cantal vieux et figues, Soufflé chaud au nougat
En début de repas, Krug Clos du Mesnil 1983, c’est un instant d’émotion. Animal, brutal dans son affirmation, il s’impose au nez et en bouche comme un bison. La morille délicieuse l’arrondit délicatement. Le niveau bas du Moët & Chandon Brut impérial 1964 m’avait fait craindre une forte madérisation. Or, pas du tout : la bulle est belle, et ce champagne si contraire au Krug se révèle brillant, et se marie même mieux au plat. Je ne m’attendais pas que le Moët soit si opulent. La rage de vivre du Krug est un instant fort.
Le Châteauneuf du Pape blanc, domaine de Nalys 1979 est une découverte. C’est très rond, chaleureux, goûteux. Il y a de l’intensité et un message monolithique. On le comprend tout de suite. Eric Beaumard lui trouvait du caramel, inaperçu de tous, et, ce qui est une surprise, c’est que dans le verre vide gardé pour les odeurs, le caramel est apparu de plus en plus distinctement. Il accompagnait un Bâtard Montrachet Blain Gagnard 1984 de bien belle tenue, fort résistant pour cette année.
J’avais fait ajouter un plat de poisson pour le Pétrus 1978, afin qu’il ne soit pas en comparaison avec un vin dont il est le cadet de 50 ans. Philippe Legendre a préparé un rouget en harmonie parfaite avec le Pétrus, magnifique de maturité et de rondeur, justifiant bien la dimension noble de ce grand vin. Ce Pétrus là avait tout pour lui : la complexité de Pétrus, la marque d’une construction rigoureuse, mais aussi une aimable simplicité comme s’il voulait qu’on le comprenne. A noter – et c’est là toute la magie de la cuisine – qu’un convive qui s’extasiait sur l’accord Pétrus / rouget a voulu essayer le Châteauneuf et le rouget. Et, bien sûr, ça ne marche pas.
C’est au moment où le Gruaud Larose 1928 apparaît que mon discours introductif prend tout son sens. Les conversations s’arrêtent, le silence s’étend, et je sens que les cerveaux bouillonnent de cette pensée : « ce n’est pas possible, comment un vin de 50 ans de plus que le Pétrus peut-il être aussi jeune, aussi rond, aussi agréable, sans la moindre trace d’âge? ». C’est tout le mystère du vieillissement du vin, et toute la magie de l’année 1928. L’agneau de lait et l’harissa n’apportaient rien de plus, alors que nous allions connaître un de ces moments de pure gastronomie qui enchante au delà de toute idée : le ris de veau avec le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 formaient une communion d’une richesse unique. Ces seules cinq minutes justifiaient tout le repas et la démarche de mes dîners. Extase gustative rare. Le Grands Echézeaux Joseph Drouhin 1959 était tout aussi brillant, quoique différent, mais la vraie émotion était avec le Richebourg. Il avait un petit coté déstructuré, animal guerrier, agressif que la crème et la truffe ramenaient au bercail. Alors que le Grands Echézeaux, superbe vin, tout en rondeur affirmée était trop sage pour que la truffe l’embellisse. Deux grands Bourgognes, mais un Richebourg qui trouvait un multiplicateur dans ce plat créé par un grand chef.
Le Vin de paille Marcel Poux 1949 est une extrême rareté gustative. J’avais souhaité quelque chose de plus que le Cantal sur ce vin sublime. Il faut reconnaître que l’accord du vin de paille avec un délicieux Cantal bien adouci par l’âge était prodigieux. D’autant que le nez du vin s’était fort curieusement radouci. Il n’y avait plus le choc que je redoutais. Les figues sèches ont permis de goûter des accords triangulaires : Cantal / figue / vin de paille pris deux à deux. Et chaque duo évoque de belles saveurs. On passe de l’un à l’autre comme dans un vaudeville.
Le dessert est une merveille. Le soufflé au nougat accompagne parfaitement le Lafaurie Peyraguey 1971. Les deux s’amusent comme larrons. Mais cette jovialité a nui à ce qui devait être un instant fort de la soirée : le Château Filhot 1919 est si beau mais si discret, en retenue, que le jeune enthousiasme du Lafaurie lui a porté ombrage. Il eût fallu ne pas les boire ensemble. Les séparer d’un plat. On devinait quand même la belle noblesse de ce beau Sauternes plutôt sec et aérien.
Les votes furent très divers, et presque tous les vins ont été cités dans les quartés. Grande unanimité sur le Richebourg, le Pétrus et le vin de paille. Mon vote fut en 1 le vin de paille, en 2 le Gruaud Larose, en 3 le Richebourg, et en 4 le Grands Echézeaux que je fus le seul à nommer. Les accords les plus brillants furent d’abord et de loin le ris de veau et le Richebourg, puis le rouget et le Pétrus, la morille et le Moët, avec une mention pour le soufflé et le Lafaurie et le Cantal et vin de paille.
Des convives se sont émerveillés que l’on puisse atteindre un tel niveau de sophistication dans la recherche du goût absolu.

Dîner de wine-dinners au restaurant « Gérard Besson » mercredi, 26 février 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Gérard Besson » le 26 février 2003
Bulletin 68 – livre page 85

Les vins :
Champagne Pol Roger 1988
Côtes du Jura Château d’Arlay 1969
Pavillon blanc de château Margaux 1992
Chablis Grenouilles 1976 Domaine de la Maladière William Fèvre
Larcis Ducasse Saint Emilion 1971
Clos des Jacobins Saint Emilion 1924
Chapelle Chambertin Clair Daü 1976
Vosne Romanée Thomas Frères 1943
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1961
Château Gaudiet Loupiac 1967
Yquem 1988

Le menu, créé par Gérard Besson :
Fromage de tête de cochon au vinaigre de vin vieux
Huître spéciale pochée dans un bouillon aux noix et Xérès
Damier de chevreuil et foie gras de canard dans une gelée à la pétale de rose, brochette d’artichaut truffe
Darne de turbot poêlée, sauce marinière
Carré de veau « sous la mère » juste rôti, le jus court, salsifis à l’étuvée de truffe
Petit toast à la truffe
Filet de bœuf Salers, piqué de lard fin et cuit saignant, sauce et garniture à la financière
Stilton, gouda 4 ans, brebis
Fenouil confit, épices et condiments
Duo de tartes fines, « pomelos pommes » et « ananas »
Mignardises

Dîner de wine-dinners chez Gérard Besson mercredi, 26 février 2003

Dîner chez Gérard Besson. La mise au point du menu a été très intéressante car Gérard Besson a une grande sensibilité aux vins anciens. Ce qui m’a particulièrement plu c’est que ses idées se sont affinées au fil des jours de préparation, de nouvelles pistes s’ouvrant pour de meilleurs accords. En liaison avec le Salon des Grands Vins, France 2 voulait faire un reportage sur un collectionneur de vins. Le choix tomba sur moi, et l’équipe de tournage vint assister à l’ouverture des vins, en ayant convié Philippe Faure-Brac, meilleur sommelier du monde, et ancien participant d’un dîner de wine-dinners, à cette cérémonie. J’ai eu le plaisir d’ouvrir les bouteilles avec Philippe, ce qui fut l’occasion de quelques beaux échanges. Nous sommes allés plus vite que d’habitude, pour des impératifs de l’équipe de tournage, ce qui fait que le Chapelle Chambertin n’a pas attiré mon attention comme il aurait dû. A l’ouverture, odeur charnelle du Vosne Romanée, qui s’est progressivement estompée. Odeur parfaite du Richebourg, mais surtout du Clos des Jacobins.
Dîner de plusieurs amateurs novices, avec quatre femmes fort attentives et motivées, dont la journaliste qui a fait filmer des parties du repas. Ces images n’ont pas été reprises dans le reportage, qui se concentra surtout sur les vins d’une de mes caves. L’anonymat et la vie privée des convives auront été respectés. Un service de qualité, dont celui, absolument parfait de Gilles, sommelier de talent.
Le menu composé par Gérard Besson, ajusté plusieurs fois grâce à sa mémoire des vins : Fromage de tête de cochon au vinaigre de vin vieux, Huître spéciale pochée dans un bouillon aux noix et Xérès, Damier de chevreuil et foie gras de canard dans une gelée à la pétale de rose, brochette d’artichaut truffe, Darne de turbot poêlée, sauce marinière, Sandre farci et braisé au vin rouge de Loire, flan de grenouille, sauce genevoise, Carré de veau « sous la mère » juste rôti, le jus court, salsifis à l’étuvée de truffe, Petit toast à la truffe, Filet de bœuf Salers, piqué de lard fin et cuit saignant, sauce et garniture à la financière, Stilton, gouda 4 ans, brebis, Fenouil confit, épices et condiments, Duo de tartes fines, « pomelos pommes » et « ananas », Mignardises.
Pol Roger 1988 est un beau champagne, à la bulle moyenne, moins typé que certains colosses, mais très exact, et très représentatif du beau champagne de plaisir, servi à la bonne température. En plus des vins annoncés, j’avais envie de faire le cadeau de découvrir un Côtes du Jura Château d’Arlay 1969. Un nez envoûtant, qui n’a cessé de se renforcer tout au long du repas dans le verre conservé sur table, comme c’est la tradition à tous nos dîners : on sent et ressent l’évolution de l’odeur du verre presque vide. C’est l’occasion de belles surprises. Sur l’huître, un accord extraordinaire, plus magique encore avec le bouillon qui accompagnait l’huître.
Le Pavillon blanc de château Margaux 1992 est un Bordeaux blanc classique, solide et bien ouvert. Il trouvait sur l’artichaut et la truffe une longueur extrême. Mais la magie, comme lors de mon déjeuner avec Alain Senderens, c’était de mâcher la rose et de boire le vin. La confrontation est un pur bonheur. Quelle puissance chaleureuse que celle du Chablis Grenouilles 1976 Domaine de la Maladière. C’est juteux, plein de force. Beaucoup plus pénétrant qu’un Chablis actuel. Mais la sauce marinière ne lui convenait pas si bien.
Le Larcis Ducasse Saint Emilion 1971 est un petit chef d’oeuvre : il est tout en légèreté et en discrétion. Le message est filigrané. Alors, si on ne rêve que de puissance comme avec le Richebourg qui allait suivre, on est sur sa faim. Mais si on accepte la légèreté, on est, comme moi, particulièrement comblé par la subtilité. Sandre et Saint Emilion nagèrent de concert. Il aurait fallu filmer le visage des convives au premier contact avec le Clos des Jacobins Saint Emilion 1924. Pour beaucoup, c’était presque 50 ans de plus que le plus vieux vin qu’ils avaient déjà dégusté. Et découvrir qu’un vin si ancien peut être si bon et surtout si jeune est toujours un étonnement qui se révèle sur les visages. On peut facilement imaginer que cet éveil des consciences est un de mes plaisirs. Très beau Clos des Jacobins, goûteux, puissant, avec une longueur rare. J’avais oublié de sentir le Chapelle Chambertin Clair Daü 1976 qui était bouchonné. Avec un peu de patience on le voyait revenir à une belle présentation au fruité généreux, mais il y avait mieux à faire. Sur une viande de Salers puissante et affirmée, le coté charnel, animal, « yéti » du Vosne Romanée Thomas Frères 1943 allait créer un accord comme on en raffole : un échange d’uppercuts pour donner une émotion gustative majeure. Un convive plus patient a su attendre le réveil du Chapelle. Il renaissait.
Arrive alors la vedette de la soirée, Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1961. Magnifique, sûr de lui, il est exactement ce que l’on attend, un vin de construction parfaite, doublé d’une puissance et d’un équilibre d’exception. C’est un très grand vin, de la race des géants. Une des participantes avait un rêve : boire un jour un DRC. Ce rêve s’exauçait. Le bonheur sur son visage. Philippe Faure-Brac avait annoncé à l’avance l’animalité du DRC à la caméra. Elle fut abondante. Vin de race, de force et d’extrême présence qui confirme la prouesse de cette année là.
La couleur du Château Gaudiet Loupiac 1967 était émouvante : cuivre doré. En bouche, l’évocation de tous les agrumes du monde. Sur le fenouil confit (une réussite de Gérard Besson), mais plus encore sur des fruits épicés complexes, un rebond éblouissant.
Yquem 1988 concluait dans la beauté de sa flamboyance un repas qui dépassait largement les attentes de beaucoup de convives enthousiastes. On a voté dans la bonne humeur, et trois vins ont émergé : le Vosne Romanée, le Clos des Jacobins et le Richebourg. Mon vote personnel, assez largement partagé fut, dans l’ordre : Richebourg 61, Clos des Jacobins 24, Vosne Romanée 43 et Chablis 76. Je précise bien volontiers, pour répondre à la remarque d’un lecteur avec qui je converse, que la mention de mon tiercé n’est pas faite en opposition au vote des convives. Je suis au contraire ravi de la diversité des préférences, qui montre que plusieurs vins peuvent très souvent concourir pour le titre.
Un chef de talent et amoureux des vins a réalisé des accords brillants. Ceci me conforte dans l’admiration que j’ai et veux faire partager pour les artistes que sont ces chefs. Ils nous donnent tant d’occasions de bonheur. Une soirée marquée par un vin magique et des accords réussis. Une majorité de participants ressentaient un goût de revenez-y.

Dîner de wine-dinners au restaurant « Apicius » jeudi, 30 janvier 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Apicius » le 30 janvier 2003
Bulletin 62 – livre page 81

Les vins :
Champagne Bollinger Grande année 1990
Coteaux du Layon Brouard négociants éleveurs 1945
Meursault Santenots Domaine Marquis d’Angerville 1990
L’Agneau Blanc, Graves sec blanc sélection Philippe de Rothschild 1948
Lafite Rothschild 1962
Château Larcis Ducasse 1er grand cru Saint-Emilion 1945
Volnay Santenots du Milieu 1er Cru Domaine des Comtes Lafon 1994
Nuits Saint Georges Pierre Olivier 1966
Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1989
Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1956
Château Massereau Haut Barsac René Pinsan 1947
Yquem 1988

Le menu, créé par Jean Pierre Vigato :
Parfait de foie gras à la vapeur, jus de légumes acidulé.
Compote de champignons de Paris, sabayon à la truffe blanche.
Chair de langoustine au couteau et huile d’olive.
Coquillettes façon risotto à la truffe noire.
Suprême de pigeon cuit sous le gril au beurre salé.
Pâté de gibier sauce bécasse.
Blanc manger au lait d’amande.
Gâteau de pommes « Reinette » au caramel laitier.
Mignardises.

Dîner au restaurant « Apicius » jeudi, 30 janvier 2003

Dîner chez Jean Pierre Vigato. Ouverture des vins à 16 h avec Christophe, jeune sommelier débutant et très désireux d’apprendre, dont les yeux brillaient devant tant de merveilles. Comme chaque fois, j’ai des appréhensions, tant chaque vin a une histoire unique. Le plus beau nez à l’ouverture est celui du Larcis Ducasse 45. Les plus incertains sont ceux du Grands Echézeaux 56 et du Lafite 62. Celui dont j’attends le plus beau retournement est celui du Nuits Saint-Georges 66, qui sent la poussière et va perdre cette odeur. Si je bois, vers 17h un peu des deux Sauternes, c’est surtout par gourmandise, car je suis sûr d’eux.
Le menu conçu par Jean Pierre Vigato : Parfait de foie gras à la vapeur, jus de légumes acidulé. Compote de champignons de Paris, sabayon à la truffe blanche. Chair de langoustine au couteau et huile d’olive. Coquillettes façon risotto à la truffe noire. Suprême de pigeon cuit sous le gril au beurre salé. Pâté de gibier sauce bécasse. Blanc manger au lait d’amande. Gâteau de pommes « Reinette » au caramel laitier. Mignardises.
Jean Pierre Vigato fait partie d’un groupe de quatre chefs que j’adore pour des qualités assez semblables, Alain Dutournier, David Van Laer, Patrick Pignol et lui. Il y a en eux un amour du vin, un respect des accords, et une façon de traiter les saveurs d’une façon naturelle, spontanée et chaleureuse que j’apprécie au plus haut point. Bien sûr, il y a d’autres chefs de grand talent. Mais le naturel de ces quatre chefs m’enchante. Là, Jean Pierre Vigato a fait un sans faute, signant certains plats apparemment simples d’une exécution parfaite. C’est au service du vin que l’on se place, c’est au service de la saveur pure, généreuse, et ostensible. Comme si ce plantureux programme ne suffisait pas, alors que nous parlions de truffes, un maître d’hôtel nous met sous le nez une belle grosse truffe. Réflexe déraisonnable et immédiat, je lance : »on se la fait ? ». Et nous voilà, en plein repas, nous passant comme une patène l’assiette de tranches de cette si belle truffe, et communiant de ces hosties noires, ointes d’huile et criblées de gros sel.
Une armée d’ogres et de trois jolies ogresses.
Sur un amuse bouche discret et adapté, Bollinger Grande Année 1990, champagne sûr, extrêmement équilibré, qui comble d’aise par sa facilité. Ce n’est pas à proprement parler un champagne de soif, mais ça se boit si bien. On eût aimé un magnum, tant le goût de revenez-y domine.
Le Coteaux du Layon 1945 Brouard Négociants éleveurs a une couleur dorée d’une rare beauté. Nous nous disions avec François Mauss, ce si grand expert recordman du monde de l’amende infligée pour un propos anodin (300.000 euros pour avoir critiqué les mauvais Beaujolais, c’est un record) que ce Coteaux du Layon, à l’aveugle serait perçu comme un délicieux Sauternes. L’accord avec le foie gras traité de façon si particulière était magique. Une association qui crée l’émotion : on frémit comme lors du baiser d' »Autant en emporte le Vent ».
L’Agneau blanc 1948, vin de Graves sec, sélection baron Philippe de Rothschild est un petit bijou. On sent réellement le Graves, avec une densité et une persistance rare. Le plat aux champignons et truffe blanche était tellement bien traité que l’on avait successivement deux accords merveilleux. Je me faisais peur en pensant : « si l’on part tellement en fanfare, ne prend-on pas des risques pour la suite ». Le déroulement du dîner allait balayer mes craintes. L’Agneau Blanc était vraiment réussi, noble et surpassait toute idée préconçue sur ce qu’on pouvait attendre. Sur une langoustine surprenante, toute en iode, le Meursault Santenots Domaine Marquis d’Angerville 1990 en a surpris plus d’un. Bien rond, bien typé, il permettait lui aussi un beau mariage. Le Lafite Rothschild 1962 et le Château Larcis Ducasse 1er grand Cru Saint Emilion 1945 ont été servis en même temps sur le « faux » risotto. Le Larcis Ducasse époustouflant de jeunesse avait toutes les caractéristiques de la truffe noire, et dansait avec elle dans une synchronisation parfaite. Le Lafite, plus frêle, plus fragile, plus discret cachait plus sa belle et académique structure. Le Larcis le dominait trop d’une puissance proche de celle d’un 70. Un immense vin, adapté à la truffe comme s’il était né pour elle.
Le Volnay Santenots du Milieu 1er Cru Domaine des Comtes Lafon 1994 est tout simplement un chef d’oeuvre. Une réalisation parfaite. C’est généreux, c’est rond, et c’est un vin qui veut vous séduire comme Gina Lollobrigida en Esméralda : tout est fait pour vous tenter. Et quand la chair du pigeon fond en bouche tant elle est exquise, on est sous le charme, fasciné par ce vin comme sous l’oeil du cobra. Sur un plat d’une richesse extrême, de saveurs mâles et typées, trois vins s’alignaient pour combler nos papilles : à gauche le Grands Echézeaux DRC 1956, au centre le Nuits Saint Georges Pierre Olivier 1966 et à droite l’Hermitage La Chapelle Paul Jaboulet Aîné 1989. J’avais tellement peur que mon DRC 56 soit faible que je me suis fait vertement tancer. Ce vin était exceptionnel, d’une classe immense, contredisant toute idée préconçue sur son rang au sein des vins du Domaine, et toute idée convenue sur cette année si mal lotie. Ce vin merveilleux fut classé, on le verra plus tard, comme la vedette de la soirée. J’avais dit lors d’un précédent bulletin : « venez m’aider à finir ces 56 ». Ne venez plus ! Ce n’était que calomnie. J’avais un petit faible pour le Nuits Saint Georges 1966. Très Nuits, très nature, expression généreuse d’un Bourgogne riche et sans soucis. J’aime ces vins qui font saliver. A coté de ces deux merveilles, l’Hermitage, qui ferait belle figure dans plus d’un dîner, apparaissait comme un écolier qui a remis une copie où la question de cours est traitée avec une maestria signalée, mais sans cette once de folie qui entraîne la meilleure note. Très honnête Hermitage suivant un Nuits Saint Georges généreusement rond et plaisant, et un Grands Echézeaux réalisant merveilleusement l’accomplissement du rêve de la Bourgogne. Sur ce plat de sincérité, un grand moment d’harmonie.
La couleur du Château Massereau Haut Barsac 1947 René Pinsan est presque irréelle tant elle est belle. On dirait la peau de Laetitia Casta, notre pulpeuse Marianne. Une délicieuse acidité au service d’une densité de Sauternes séducteur. Dois-je le dire ? Je n’ai pas résisté. C’est le type de goût que j’aime de façon incurable. Le traitement du gâteau de pommes est exemplaire. J’ai rarement vu un dessert aux pommes plus captivant. Pierre Hermé m’a subjugué par un dessert aux pommes qui était un exercice de maîtrise d’un niveau rare. Là, c’est une pomme qui chante en bouche avec mon chouchou Yquem 1988, ce petit bébé que j’aime tant. Mais, sentiment étrange, il est tellement ce que l’on attend, de perfection, de grâce, que je succombai plus aux charmes déroutants, donc envoûtants, de vins moins attendus.
Quand il fut question de vote, il y eut une large concentration sur le premier: Grands Echézeaux DRC (Domaine de la Romanée Conti) 56. Puis, Larcis, Coteaux, et presque tous les vins ont été cités. Mon classement a différé du consensus, car je suis trop sensible au goût du Haut Barsac que j’ai mis en un. J’ai rejoint ensuite beaucoup de votes avec Grands Echézeaux, Larcis Ducasse et Nuits Saint Georges.
Jean Pierre Vigato nous a fait vivre des émotions rares, par une cuisine d’une maîtrise et d’un talent remarquables. J’ai été ému par le traitement du foie gras, du pigeon, et de la pomme. Le plus bel accord gustatif a été celui du Coteaux du Layon avec le foie gras, puis le champignon avec l’Agneau Blanc, sachant que le pigeon avec le Volnay fut une petite merveille. L’ambiance fut plus qu’amicale, animée et souriante, et chacun a pu enrichir son stock de souvenirs par des associations de goûts uniques, dans une profusion inégalée.

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Relais d’Auteuil », « Patrick Pignol » jeudi, 16 janvier 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Relais d’Auteuil », « Patrick Pignol » le 16 janvier 2003
Bulletin 60

Les vins :
Champagne Besserat de Bellefon Rosé 1964
Bâtard Montrachet Delagrange Bachelet 1983
Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989
Château Beauséjour Montagne Saint Emilion 1959
Château Beychevelle 1959
Gevrey Chambertin Bouchard 1983
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956
La Romanée Thomas Bassot 1937
Côtes de Jura Château d’Arlay 1972
Yquem 1987
Monbazillac Château Fontvieille Réserve du Theulet 1947

Le menu, créé par Patrick Pignol :

Oeuf d’oie en coque et Chantilly à la truffe noire de Carpentras.
Diptyque violet de Méditerranée : rémoulade de cerfeuil tubéreux iodée et sa tartine d’oursin.
La noix de Saint-Jacques dans sa simplicité.
Langoustine et ris de veau croustillants aux senteurs de cardamome.
Poitrine et cuisse de pigeon servis en deux services, jus à la presse.
Comté Saint Antoine.
Gourmandise de saison (à base d’agrumes confits),
et une fin de voyage dans le Sud Ouest.

Dîner au restaurant « le Relais d’Auteuil », « Patrick Pignol » jeudi, 16 janvier 2003

A l’ouverture des vins avec Nicolas, sommelier si attentif, la plus grande générosité est celle du Montagne St Emilion 1959, et le plus bel épanouissement est la Romanée 1937. Le Monbazillac trompette de bonheur. L’évolution du nez de la Romanée étant si rapide, j’ai rebouché pour ne rouvrir que vers 20 heures. Extrême déception à l’ouverture du Richebourg, qui montrait l’état de fatigue d’un vin d’au moins trente ans de plus : jamais un bouchon de 1956 ne devrait être dans cet état là.
Tout le monde est d’une ponctualité parfaite, et, autour d’une belle table, hommes et femmes sont d’une parité jospinienne : 5 contre 5, ou 5 avec 5 selon la profession de foi d’ethnologie sociale que l’on adopte.
Le menu conçu par Patrick Pignol : oeuf d’oie en coque et Chantilly à la truffe noire de Carpentras. Diptyque violet de Méditerranée : rémoulade de cerfeuil tubéreux iodée et sa tartine d’oursin. La noix de Saint-Jacques dans sa simplicité. Langoustine et ris de veau croustillants aux senteurs de cardamome. Poitrine et cuisse de pigeon servis en deux services, jus à la presse. Comté Saint Antoine. Et les desserts n’ont pas de titre : pour l’Yquem : gourmandise de saison (à base d’agrumes confits), et une fin de voyage dans le Sud Ouest.
Nous goûtons un Besserat de Bellefon rosé 1964 que j’avais fait ouvrir vers 19 heures. Couleur de lilas en fin de floraison, pas de bulle, ce champagne est usé. J’avais hésité à le remplacer, j’aurais dû. Sur l’oeuf et la truffe, le Bâtard Montrachet Delagrange Bachelet 1983 mis en premier car à l’ouverture il était plus frêle que le 89. Divine surprise, ce Bâtard est une petite merveille. Si jeune, il est tout en finesse. Beau Bâtard avec des tas d’évocations que la truffe, mais aussi l’émulsion élargissent encore. Un des meilleurs oursins que j’aie mangé, sur un Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989. Quelle différence ! Ce Bâtard là semble vendangé de la veille. Tout en puissance, Bâtard absolu. On se disputa aimablement sur les deux. Une amie viticultrice mit ce 89 en premier vin de son vote, pour son goût généreux, alors que beaucoup, dont je fus, préféraient le 83 : finesse et légèreté contre puissance et jeunesse. Le débat reste ouvert. La tartine de Patrick Pignol est à l’oursin ce que celle de Michel Rostang est à la truffe.
Le Château Beauséjour, Montagne Saint-Emilion 1959 est une surprise complète : merveilleuse couleur d’une jeunesse et d’une profondeur rassurante, un nez noble, et en bouche, un accomplissement très largement au dessus de Montagne. Bien épanoui, large et réjouissant. Bien évidemment, quand le Château Beychevelle 1959 arrive, on comprend que l’on franchit une étape. Ce Beychevelle a une rondeur exceptionnelle. J’ai préféré la couleur du Beauséjour, mais la texture du Beychevelle est une réussite. A peine un petit manque de puissance par rapport aux plus grands vins de 1959. Accord excitant entre langoustine, ris de veau et ce réjouissant Beychevelle. Le Gevrey Chambertin Bouchard 1983 allait faire la ponctuation du changement de paragraphe. Bu seul, pour une petite pause, je l’ai trouvé particulièrement réussi. Jamais on ne dirait qu’il a presque vingt ans. Bien rond, chaleureux, généreux, il ravit le palais par une simplicité de bon aloi. Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 fut la déception de la soirée. Ce vin a dû souffrir de stockages indélicats, avec des chaleurs excessives. Il laissait deviner les qualités qu’il aurait pu avoir, mais cela tenait plus du visage de Michael Jackson que de celui de Jean Marais. Tout allait reprendre sa place avec un magnifique La Romanée Thomas Bassot 1937, vin d’une rareté extrême. Une couleur d’une invraisemblable jeunesse, un nez d’un raffinement recherché, et en bouche, le Bourgogne dans toute sa splendeur sur un pigeon très affirmé. C’est rond, profond, intense, construit. Une petite leçon de Bourgogne. Bien évidemment, grand étonnement des convives – ils sont nombreux dans ce cas – qui ne pouvaient pas imaginer qu’un vieillard ait cette tenue et puisse être si grandiose. Ce vin est la justification de wine-dinners. Le Côtes de Jura Chateau d’Arlay 1972 a été ajouté. Petite surprise et petit cadeau à des convives que j’apprécie, mais aussi pour faire connaître ce vin si difficile à comprendre. Je l’ai trouvé plus agréable en milieu d’après-midi qu’en fin de repas. Le Comté lui va bien. Très difficile à aborder, mais au moins deux convives l’ont inclus dans leur vote. Patrick Pignol avait ajusté son dessert sur le degré de puissance du Yquem 1987 quand nous l’avons goûté à 16 heures. Très léger, aérien, il aurait presque des tonalités de Y tant la sucrosité est discrète. J’aime ces Yquem légers, car on peut faire des mariages gustatifs de rêve. Ce fut le cas avec des agrumes. Et même si ce Yquem n’a pas la persistance aromatique de ses puissants aînés, je l’aime, comme j’avais aimé ce si discret mais présent Yquem 1932. Le Monbazillac Château Fontvieille Réserve du Theulet 1947 s’est présenté dans des conditions idéales. Une couleur ambrée comme celle d’un vieux cognac, Un nez valant celui du plus raffiné des Sauternes, et en bouche cette jouissance : c’est doux, c’est chaud comme la plus aimable confiture. On est en gourmandise. Nous avons voté, et la disparité des qualités a concentré plus que de coutume les votes des participants. Les plus cités furent le 47 et le 37, les Bâtard et Beychevelle, mais aussi plusieurs autres. Mon vote personnel fut : La Romanée 1937 / Monbazillac 1947 / Beauséjour 1959 / Beychevelle 1959. J’ai mis le Montagne devant le Beychevelle, pour l’encourager.
Des convives extrêmement sympathiques, un sommelier attentif, et tout un personnel dynamique et motivé, et un Patrick Pignol toujours joyeux ayant réalisé une cuisine d’une justesse affirmée et ciselée au service du vin, tout était là pour un vrai succès. Pourtant, j’ai eu un goût un peu amer, car c’était la première fois qu’il y avait deux vins fatigués. Bien sûr les neuf autres portaient tellement de bonheur que personne ne se sentait contrarié, mais ayant eu la chance qu’en deux ans de dîners il n’y ait eu aucun rejet, j’aurais aimé continuer ce parcours sans faute. Je vais isoler tous les DRC 56 de la même provenance. Si vous avez le goût du risque, faites moi signe. On se sacrifiera ensemble pour éliminer ces rebelles. Malgré mon petit regret, ce La Romanée 1937 est un grand moment de l’histoire du vin. Il justifie les expériences auxquelles je vous convie.

Dîner de wine-dinners au restaurant « Guy Savoy » jeudi, 5 décembre 2002

Dîner de wine-dinners au restaurant « Guy Savoy » le 5 décembre 2002
Bulletin 53

Les vins :
Dom Pérignon 1976
Y d’Yquem 1980
Chablis premier cru Montée de Tonnerre François Raveneau 1975
La Mission Haut-Brion 1976
Lafite Rothschild 1962
Chateau Chalon Auguste Pirou 1986
Aloxe Corton Louis Latour 1955
Mercurey Jacques Bouchard 1943
Savigny Chanson Père & Fils 1926
Lafaurie Peyraguey 1993
Yquem 1976

Le menu, créé par Guy Savoy et Eric Mancio :
Mosaïque de gibiers et salade paysanne
Rouget grondin, jus au vin rouge
Papillote de volaille, saveur de Château Chalon
Lièvre à la Royale, macaronis au céleri et truffe, poêlée de champignons
Fromage
Saveurs exotiques

Dîner de wine-dinners au restaurant Guy Savoy jeudi, 5 décembre 2002

Un dîner chez Guy Savoy, c’est comme un pèlerinage, mais plus encore, un privilège. J’apprécie tellement sa personnalité, son ouverture, sa volonté de faire l’accord juste que je perds, on le comprend, toute objectivité. Tout le monde a vu lorsque Elvis Presley se présentait sur scène des jeunes filles s’arracher le corsage en pleine hystérie. Toutes proportions gardées, je vais chez Guy Savoy avec cet état d’esprit : le pur groupie.
Apéritif dans le salon privé, séparé du restaurant par cette rue si peu pratique. Un Saint-Raphaël des années 30, sans doute un peu plus vieux que celui ouvert à la Grande Cascade, et un peu plus caramélisé. Mais si fondant qu’on ne s’arrêterait pas d’en boire. Et les toasts au foie gras glissent si vite qu’en vertu du théorème « pain / fromage », on n’arrête pas de consommer l’un des ingrédients pour finir l’autre.
Ouverture des bouteilles à 16 heures avec Tony, partenaire si agréable des ouvertures : c’est l’occasion de bavarder, d’évoquer, de raconter ses campagnes. Je ne goûte que deux vins : le Lafite 62 pour vérifier son état car le nez est très généreux, et le Château Chalon, par pure gourmandise, car son nez est tellement pénétrant qu’il envahit la pièce. Le Savigny 1926 sentait mauvais, mais comme les fidèles lecteurs de ce bulletin le savent, je considère cela comme un bon signe.
Le menu préparé par Guy Savoy et Eric Mancio : Mosaïque de gibiers et salade paysanne, Rouget Grondin « rôti-farci », Bordelaise au corail, Papillote de volaille, saveur de Château Chalon, Lièvre à la Royale, macaronis au céleri et truffe, poêlée de champignons, Fromage, Saveurs exotiques. J’ai fait remarquer à Eric que le texte est particulièrement minimaliste contrairement à d’autres restaurants, mais ce texte, comme une calligraphie chinoise, est un minimum qui recouvre un maximum. Le jeune sommelier Jérôme a fait un excellent service.
Sur une crème de potiron nos lèvres effacent la lourdeur de l’apéritif pour faire la place au Dom Pérignon 1976. Merveilleux de jeunesse, de précision. Pas un gramme d’âge, une discrétion exemplaire. Il dit : « je suis le bon champagne », comme Johnny Weismüller disait : « moi Tarzan ». Belle bulle, et belle persistance, mais sans gravité. Un saumon et une brioche au parmesan finissaient de mettre en valeur la trame de ce champagne.
Sur le gibier marbré de foie gras, un Y d’Yquem 1980 et un Chablis premier cru « Montée de Tonnerre » François Raveneau 1975. Difficile d’envisager des vins plus différents. Mes convives vibrent naturellement plus vite pour le Y, mais je suis frappé par la perfection du Chablis. Sur le gibier, c’est le Chablis qui arrive à lutter avec ces saveurs mâles, animales, et sur le foie gras, le Y glisse comme sur du velours. Le Y a la signature d’Yquem, on y lit les grappes avec plaisir. Le Chablis révèle de plus en plus sa merveilleuse structure profonde. Qui dirait que ce Chablis a un âge ?
Sur le grondin, La Mission Haut-Brion 1976 se marie par une incroyable harmonie avec la farce, alors que le Lafite-Rothschild 1962 épouse la chair du poisson. J’aime quand la saveur de la farce reprend toutes les composantes du vin. Très beau Mission, chaud mais un peu court du fait de l’année. Le Lafite s’ouvre sur une note un peu aqueuse, puis progressivement affirme sa délicatesse. On voit bien ce que Lafite peut avoir de noble et de différent. C’est un 62, donc en finesse contenue. Mais quel grand vin, qui ne se dispute même pas avec la remarquable exécution du Mission.
Pour la première fois dans un dîner nous avons mis un Château Chalon Auguste Pirou 1986 à cette position en milieu de repas. Sur la volaille de Guy Savoy, c’est une merveille. J’ai personnellement trouvé qu’il s’exprime pleinement sur la chair seule, si belle si douce et si blanche, frêle vierge que caresse un Chalon prince charmant.
Le moment de gastronomie absolue allait arriver sur le lièvre et les trois Bourgognes. En peu de temps, je viens de déguster quatre lièvres à la Royale de grands chefs. Chacun est complètement différent. Je dirais que le plus juste, le plus orthodoxe a été celui d’Eric Fréchon. Dans le cas de celui-ci, on est face à une exception. C’est un prélude de Chopin, mais c’est aussi du Salvador Dali.. Car on est sur un traitement assez hors norme du sujet. L’Aloxe Corton 1955 Louis Latour est un petit bijou d’Aloxe. Une précision chirurgicale qui allait à merveille avec la chair du lièvre. Le Mercurey 1943 de Jacques Bouchard (Jacques, pas Père et Fils) est la surprise absolue pour ceux qui n’ont jamais franchi la lisière de ce paradis. Un vin merveilleux qui se mariait avec toutes les composantes du plat si riche. Et le Savigny Chanson Père et Fils 1926 a trouvé un accord hallucinant avec la sauce seule. Sans pain, sans chair, la sauce et le Savigny se retrouvaient dans un goût absolu. Vin merveilleux. Chacun des Bourgognes, de trois décennies différentes sur trente ans apportait un message époustouflant et si confondant de richesse. Chaque vin allait bien sur une des parties du plat, le Mercurey allant sur le tout. Le plat et les trois vins constituent une apothéose de gastronomie.
J’ai comme chaque fois expliqué comment profiter du roquefort avec le Sauternes, ici un Lafaurie Peyraguey 1993. J’avais volontairement choisi des Sauternes jeunes pour ne pas voler la vedette aux deux émotions du Château Chalon et des trois Bourgognes. Mais comme on le sait, Lafaurie est un boxeur poids lourd qui laisse le dégustateur KO par ses arômes.
Sur un invraisemblable équilibre de fruits exotiques avec sorbet, le Yquem 1976, déjà bien doré, d’une orthodoxie rare trouvait de quoi s’allonger encore, alors qu’on attendrait d’un sorbet qu’il limite ce vin. Le dosage de ces fruits donnait un tremplin au Yquem, même s’il n’en avait pas besoin. Force est toutefois de convenir que ces Sauternes jeunets sont loin d’apporter le plaisir que donnent leurs aînés.
Les convives avaient peu de connaissance des vins anciens et nous n’étions que deux à avoir déjà bu du Château Chalon. Les votes ont été très disparates, mais concentrés sur environ 6 ou 7 vins. Les votes les plus fréquents se sont portés sur le Mercurey 1943 et le Chablis 1975. Ensuite, selon les votes, le Dom Pérignon, le Yquem.
Mon vote personnel fut dans l’ordre le Savigny 1926, le Mercurey 1943 et le Chablis 1975. Pour ceux qui douteraient encore du pouvoir des vins anciens, constater que des profanes, dans un dîner où il y a Dom Pérignon, Lafite, Mission et Yquem votent pour un Mercurey et un Chablis doit représenter un signe fort. Comme dans Mir et Miroska, ou dans les tours de magie de David Copperfield, il faut reconnaître qu’il doit y avoir un truc… Le truc, c’est que les vins vieux sont étonnants de richesse d’arômes rares.
Le journaliste qui était avec nous au Bristol se trouvait à la table voisine. Je lui ai fait goûter cet invraisemblable Mercurey 1943. Guy Savoy nous a fait le plaisir de venir vérifier si les accords marchaient comme il faut. L’écouter expliquer ses choix est pour moi aussi flippant que si Tiger Woods m’expliquait sa vision du jeu sur le fairway. Une soirée d’exception.

Dîner de wine-dinners au restaurant « Laurent » jeudi, 28 novembre 2002

Dîner de wine-dinners au restaurant « Laurent » le 28 novembre 2002
Bulletin 52 – livre page 77

Les vins :
Veuve Cliquot La Grande Dame 1990
Jurançon Clos Cancaillaü Cuqueron vers 1935/1940
Chassagne Montrachet Gabriel Jouard Propriétaire 1983
Bâtard Montrachet Nicolas 1967
Château Cheval Blanc 1960
Château Ducru Beaucaillou Saint-Julien 1961
Chambolle Musigny les Amoureuses, P. Misserey et Frère négociant 1981
Chambertin 1934 Charles Viénot (ex cave Maxim’s)
Nuits Saint Georges Ligeret probable 1947 ou avant
Château Caillou Barsac Crème de Tête 1943
Château Climens 1929

Le menu, créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret :

Rouelles de Pied de Porc
Foie gras de canard poêlé, coing rôti au gingembre et piment d’Espelette
Coquille Saint-Jacques en nage forestière
Mignon de veau de lait cuit en cocotte, poêlée de cèpes
Perdreau à la goutte de sang, rouennaise au vieux vin de Bourgogne
Roquefort de Baragnaudes
Tarte fine soufflée aux marrons, glace aux agrumes