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Dîner de wine-dinners au restaurant « Laurent » jeudi, 23 octobre 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Laurent » le 23 octobre 2003
Bulletin 93

Les vins de la collection wine-dinners :
Champagne Montebello « cordon noir » demi-sec, vers 1960
Champagne Dom Ruinart 1990
Bâtard Montrachet veuve Henri Moroni 1991
Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1992
Château Mouton Rothschild 1978
Château Haut-Brion 1964
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1972
Nuits Saint Georges « Cailles » Domaine Morin 1961
Château de Beaucastel Chateauneuf du Pape 1986
Jurançon Château Jolys « Cuvée Jean » 1989
Château La Tour Blanche 1926
Muscat des Canaries 1828

Le menu mis au point par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret
et le chef du restaurant Laurent :
Flan d’oursin dans un Capuccino
Saint-Jacques en nage forestière
Noix de ris de veau rissolée en croustille d’amandes
Pigeon à la rôtissoire, coings et petits oignons verjutés
Lièvre à la Royale, pâtes fraîches
Roquefort Carles
Craquelin aux poires ambrées, sorbet à la réglisse
Café mignardises et chocolats

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 23 octobre 2003

Ayant encore en tête l’émerveillement de l’aventure au château de Beaune, je vais au restaurant Laurent pour ouvrir les bouteilles d’un dîner de wine-dinners. Ces bouteilles s’étaient reposées pendant une semaine. Ghislain, discret et compétent sommelier ouvre avec moi des flacons de bons niveaux et sans problème. La Tour Blanche 1926 délivre un parfum enivrant comme seuls les grands Sauternes savent le faire. Le muscat des Canaries de 1828 a des odeurs de parfum capiteux. Mes mains ont touché quelques gouttes de ce liquide dense comme du plomb fondu et sont imprégnées d’une odeur qui ne s’efface pas. Il y a des épices dans ce parfum là.

Les convives sont d’une ponctualité parfaite. Pour dix personnes, je prévois habituellement dix vins. Là il y en a douze. Le premier champagne a été ajouté, car je n’ai aucune idée de ce qu’il offrira. Je le considère donc comme hors programme. Et le vin des Canaries est le cadeau que je veux offrir à des convives qui méritent que j’encourage et récompense leur passion.

Le menu mis au point par Philippe Bourguignon, mon compagnon de la veille à Beaune, avec son chef de cuisine Alain Pégouret est le suivant : flan d’oursin dans un Capuccino, Saint-Jacques en nage forestière, noix de ris de veau rissolée en croustille d’amandes, pigeon à la rôtissoire, coings et petits oignons verjutés, lièvre à la Royale, pâtes fraîches, Roquefort Carles, craquelin aux poires ambrées, sorbet à la réglisse, café, mignardises et chocolats. Choix classique, mais combien pertinent.

Le Champagne Montebello Cordon noir demi-sec Château de Mareuil (Ay) que j’ai annoncé vers 1960 est peut-être plus vieux tant les feuilles dorées et argentées du col sont devenues craquantes. Le bouchon est tout rabougri. Il ne s’agit plus de champagne, mais d’un vin, hésitant entre l’ambre et le doré, hésitant à se parer encore de quelques bulles, hésitant entre le madère et le vin. Ce vin, puisqu’on ne peut vraiment plus parler de champagne me donne l’occasion de présenter le fil conducteur de wine-dinners, qui est de rassembler lors d’un dîner des vins rares, des vins prestigieux, mais aussi des vins modestes épargnés par hasard, afin que les amateurs prennent conscience de ce que fut l’histoire du vin. Dans cet esprit, il ne s’agit pas de juger les vins mais de les comprendre puisqu’on effectue un voyage. Cet apéritif intéressant, d’une belle densité, avec une trace en bouche plaisante, illustrait bien mon propos.

Nous passons à table et le Champagne Dom Ruinart 1990 se présente sous son meilleur jour. Couleur jaune pâle, bulle intense. Ce vrai champagne très orthodoxe est complètement transformé par l’oursin délicieux. Le capuccino déshabille le champagne dont on ne conserve que la trame, comme le script d’un spectacle qui résume toute l’histoire. C’est bien, car l’accord offert est un des plus beaux de cette soirée.

Il est très rare que je choisisse des vins qui pourraient être en compétition, car ce n’est pas du tout l’objet des dîners de wine-dinners. Je m’attendais à ce que l’écart de classe et de valeur d’année entre les deux Bâtard ne crée pas de combat. Mais curieusement c’est le Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1991 qui offre de loin la meilleure association avec les coquilles Saint-Jacques, avec une exactitude d’une émotion rare. On a l’impression que le vin et le plat sont faits l’un de l’autre, ce qui émoustille le goût. Bien sûr, la structure du Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1992 est plus belle. Le nez est plus racé. Mais force est de constater que le 1991 était plus harmonieux sur le plat. Il évolua vers des senteurs de pain d’épices quand le 1992 avait une belle complexité bourguignonne assez austère.

Les deux Bordeaux se présentèrent ensemble sur un ris de veau. Le Château Mouton-Rothschild 1978 étale un charme insolent quand le Château Haut-Brion 1964 est d’une structure carrée d’une solidité rare. Opposition de style au plus haut niveau. Ces deux vins donnent l’occasion de voir à quels points les goûts sont personnels, tant les préférences différent. J’étais du camp du charme casanovesque du Mouton quand d’autres penchaient vers la solidité rassurante du Haut-Brion. A noter que comme le Meursault Charmes 1846 bu la veille, le Haut-Brion ne cessait de s’améliorer dans le verre, la puissance donnant de plus en plus de générosité et de classe. Deux Bordeaux d’un magnifique niveau.

Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1972 offre un nez qui m’a profondément impressionné: il est plus complexe, plus brillant que ce que j’ai bu au Domaine de la Romanée Conti deux jours auparavant, si l’on excepte le Grands Echézeaux 1948 qui est d’une autre catégorie. Le vin est ici pleinement épanoui, et je trouve des complexités qui me rappellent le si brillant Beaune Grèves Vigne de l’Enfant Jésus Bouchard 1947, chef d’oeuvre de complication. Le Richebourg superbe, je dirais même grandiose, nous entraîne dans des raffinements envoûtants. Il y a de l’énigme à chaque gorgée. Mais le Nuits Cailles Morin Domaine Morin Père & Fils 1961 tient bien sa place dans un registre différent. Plus rond, plus chatoyant, plus délicatement séducteur, il charme de façon redoutablement efficace. Le pigeon est évidemment le meilleur passeport pour les deux Bourgognes, aussi différents l’un de l’autre que le furent les Bordeaux.

Puis arrive Domaine Beaucastel Chateauneuf du Pape 1986. On a l’impression qu’on a tout vu, tant les quatre rouges avaient représenté une palette étendue de vins brillants, et voilà que survient, sans se presser, le caïd, le séducteur sûr de son charme, le Belmondo du vin, qui sait qu’il lui suffit de paraître pour séduire. C’est magnifiquement beau sous le message le plus simple, comme le trait d’un dessin de Picasso, qui n’a pas besoin de fioritures pour exprimer de l’art pur. Pour le producteur de cognac qui était un des convives de la table, une surprise totale tant les repères manquent. Evidemment, le lièvre à la royale chante avec Beaucastel qui a besoin d’un plat vigoureux pour montrer tout son charme. Mais j’ai quand même essayé le Richebourg sur le lièvre. Il lui a ajouté une touche de grande élégance.

Sur le roquefort, le Jurançon Château Jolys Cuvée Jean 1989 Petit Manseng m’a étonné, car je l’ai trouvé moins fringant que lors de précédentes expériences. Plus roturier que les autres vins, j’ai voulu lui trouver des charmes morganatiques, mais cela devenait de l’auto persuasion. Malgré la pertinence de l’accord on s’ennuie un peu, aussi me suis-je amusé à essayer le roquefort Carles dans sa partie la plus blanche avec le Bâtard 1992. Et c’est un essai fort excitant qui m’a bien chatouillé les papilles.

Sur le dessert, mais aussi avant qu’on le serve, le Château La Tour Blanche Sauternes 1926 offre une odeur dont on ne se lasserait jamais. Evocations d’agrumes et de fruits jaunes en marmelade, mais surtout Sauternes délicieusement typé. Un grand Sauternes que j’ai trouvé plutôt plus riche que d’habitude. Nettement plus vivant et délicieusement séduisant que le Filhot 1858 que j’avais quand même largement plus aimé que mes compagnons de table. Ce Sauternes me plait à un point que l’on peut à peine soupçonner. Je le contemplerais volontiers pendant des heures, m’enivrant de ses odeurs, et me nourrissant au goutte à goutte de son invraisemblable miel.

Vint alors le muscat des Canaries de 1828 que nous avions décidé de boire sans dessert, même si la forte glace à la vanille lui eut convenu. L’odeur qui était explosive à l’ouverture s’était faite discrète mais se réveilla vite. Des images de café torréfié, de réglisse surgissaient en le sentant. Philippe Bourguignon parla même de zan, ce qui est la signature des Chypre 1845. Ce muscat a une forte densité, une persistance aromatique éternelle. Il plombe la bouche comme le ferait un parfum. On imagine en le buvant ce que pouvait être le monde il y a 175 ans, quand Jules Verne naissait, lui qui décrirait des îles comme celle qui est à l’origine de ce vin.

Les classements des vins du dîner furent extrêmement variés. Neuf vins furent classés dans le quarté et six furent nommés en numéro 1, ce qui prouve l’étendue des vins qui furent aimés. Le consensus si l’on peut dire alla vers : La Tour Blanche 26, puis Richebourg 72, puis Nuits Cailles 61 et Mouton 78. Mon vote fut pour : La Tour Blanche 1926, Richebourg DRC 1972, Canaries 1828 et Nuits Cailles 1961.

Encore une fois une belle expérience. L’accord du capuccino d’oursin avec le Dom Ruinart fut splendide, comme la Saint-Jacques avec le Bâtard 1991. Le muscat de Canaries 1828 est un témoignage historique à la rémanence gustative infinie. Le service du restaurant Laurent fut exemplaire et Ghislain a fait un travail de sommellerie remarquable.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « Patrick Pignol » mercredi, 24 septembre 2003

Dîner de wine-dinners au restaurant « Patrick Pignol » le 24 septembre 2003
Bulletin 89 – livre page 115

Les vins :
Champagne Salon « S » 1988
Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997
Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989
Château Petit Village Pomerol 1950
Château Haut-Brion Pessac 1924
Vosne Romanée Henri Lamarche 1959
Pommard Marius Meulien 1923
La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945
Château Rayne Vigneau Sauternes 1921

Le menu, créé par Patrick Pignol :
Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé
Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide
Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée, dorée aux senteurs des sous-bois
Cannelloni de homard, jus de crustacés
Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées
Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites
Fromages
Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin

Dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol mercredi, 24 septembre 2003

Bénéficier du talent de Patrick Pignol pour un dîner de wine-dinners est toujours un plaisir, car on est dans une ambiance de création souriante et d’expression libre. La composition du menu est un travail où nous coopérons. C’est bien plus gratifiant de créer ensemble des accords excitants.

L’ouverture des vins est un rite important et contribue au succès de la soirée. Je me faisais la réflexion que depuis la création de wine-dinners en décembre 2000 je n’ai retiré lors de l’ouverture qu’une seule bouteille de l’un des dîners, remplacée par une bouteille de secours que je prends le soin d’emporter. Et même la Romanée Conti 1956 (voir bulletin 77) que j’avais annoncée cliniquement morte a été servie puis notée par certaines convives en n°1 ou n°2 de leur vote, Alain Senderens constatant avec moi cette invraisemblable résurrection : « est-ce bien le même vin ? » fut notre commune remarque tant cinq heures d’oxygénation avaient fait renaître ce blessé. Il est évident que le contrôle de l’oxygénation des vins du dîner pour une présentation optimale est une phase majeure. C’est aussi un plaisir quand avec le sommelier, comme je le fis avec Nicolas, nous devisons aimablement, jugeant ensemble ces odeurs si subtiles qui vont changer entre l’ouverture et la dégustation. Les deux Bordeaux sont apparus immédiatement séducteurs et brillants. Les trois bourgognes nécessitaient de reprendre leur souffle avec une belle bouffée d’oxygène, avec l’espoir qu’ils ne s’essoufflent pas car certains paraissaient fragiles dans leur remontée vers leur apogée.

Patrick Pignol a construit un dîner particulièrement élégant : Huîtres chaudes en habit vert, jus iodé, Langoustines et topinambours infusés au bâton de citronnelle et de marjolaine aux éclats d’arachide, Cèpes et lard fumé à l’émulsion de livèche, noix de Dordogne et fine tranche briochée dorée aux senteurs des sous-bois, Cannelloni de homard, jus de crustacés, Ris de veau doré au beurre de campagne, pistaches torréfiées, Grouse d’Ecosse en cocotte, betteraves rouges confites, Fromages, Figues de Solliès infusées à la pulpe de citron confit, sablé à l’huile d’olive et romarin

Le Champagne Salon « S » 1988 est un petit bijou de champagne avec de nombreuses évocations. Il est vineux mais offre aussi beaucoup d’images de forêt, de fruits et d’espaces inviolés. Il marque déjà de son empreinte le niveau du repas. Le Chablis Premier Cru Vaillons Domaine François Raveneau 1997 a un nez de Chablis délicat. Très rond en bouche, c’est un blanc plaisant remarquablement marié au plat. Je le trouve assez typé Chablis au nez mais moins en bouche, avis qui n’est pas partagé par un vigneron bourguignon présent. Je ne garderai évidemment que son jugement. La langoustine subtile lui allait remarquablement. Le Chevalier Montrachet Bouchard Père & Fils 1989 est à la hauteur de ce qu’on peut attendre d’un vin de ce niveau. Il est à parfaite maturité, et montre des complexités passionnantes. Très profond, long en bouche, c’est un grand bonheur. Ce qui est intéressant avec des blancs si complets, c’est la variété des évocations qui satisfont le palais.

Un convive ayant lancé une discussion sur le cycle de vie des vins, qui doivent « forcément » vieillir, cela me servit de tremplin pour montrer la vacuité de cette théorie. Car les deux Bordeaux étaient d’une insolente jeunesse. Le Château Petit Village Pomerol 1950 est un délice. L’année 1950 va si bien aux Pomerol. Équilibré, subtil, avec cette finesse que permet la distinction, il enchante le palais. L’invraisemblable surprise venait du Château Haut-Brion 1924, qui avait offert la plus belle odeur à l’ouverture. Il a gardé cette odeur enivrante, et livre en bouche un goût puissant riche et alcoolique avec une délicieuse acidité qui est le signe d’une extrême jeunesse. Ce vin de 79 ans se compare à ses pairs de moins de trente ans. Epoustouflant, et largement meilleur que son année. Sur le homard, les deux Bordeaux brillaient et se situaient à un niveau très supérieur à ce que l’on pouvait attendre.

Si certains vins de mes dîners sont des sujets d’étonnement, le Vosne Romanée Henri Lamarche 1959 était l’expression absolue de l’idéal. La rondeur, ce sentiment de satisfaction et de plénitude quand il remplit la bouche, la profondeur tout en ayant une légèreté plaisante, puis une longueur qui n’en finit pas. Qu’on se sent bien avec ce vin là.

On est bien, et puis patatras, arrive une de ces surprises qui vous prend et vous terrasse : le Pommard Marius Meulien 1923, contre tout ce qui est écrit dans les livres vous met KO. Il a une puissance rare, une profondeur unique, et offre une aspect complètement opposé du vin de Bourgogne. Hyper concentré, puissant comme aucun Pommard ne peut l’être. Ce vin renverse tout ce que l’on pourrait prévoir. Il est grand comme le Haut-Brion 1924. Il subjugue.

Sur la grouse à la chair puissante, La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1960 présenté avec l’oxygénation idéale arrive lui aussi en dépassant les standards de son année. Très reconnaissable La Tâche, aérien, léger mais en même temps imprégnant. Un vin qui révélait des subtilités rares quand on prenait le soin de les lire. C’est l’accord de la puissance agressive de la chair de la grouse avec la trame fragile et aérienne de La Tache qui m’a le plus enthousiasmé. Un vin puissant aurait créé un choc avec la grouse, alors que cette délicate finesseopérait comme une prise de judo, accompagnant dans le sens de la force la grouse pour mieux la dominer. Accord rare comme je les aime.

Quelle surprise que ce Château Loubens Sainte Croix du Mont 1945. Provenant directement de la cave du Château, il offre un équilibre et une rondeur rares. Ce qui frappe c’est une noblesse à laquelle on est peu habitué. A l’ouverture je l’avais senti à un niveau peu commun, et je me demandais comment se situerait le Château Rayne Vigneau Sauternes 1921. Et aussi bien à l’ouverture qu’au moment de le consommer, alors qu’on croit avoir atteint avec Loubens un niveau inégalable, le Sauternes, de 24 ans son aîné, place la barre encore plus haut, avec une palette aromatique quasi infinie. Un de ces clins d’oeil que j’aime du grand chef : de la guimauve à la rose en petits dés crée une confrontation gustative pleine de charme, comme cette feuille de mélisse qu’il faut à peine mâcher.

Comme chaque fois les votes furent tous différents, et 9 vins sur 10 furent cités dans les quartés, ce qui montre que tous furent au goût des convives. Forte concentration de votes dans l’ordre sur La Tache 1960, sur le Pommard 1923, sur Haut-Brion 1924 et sur Rayne Vigneau 1921.

Mon classement personnel fut Pommard 1923, Vosne Romanée 1959, Rayne Vigneau 1921 et Haut-Brion 1924. Si je n’ai pas mis La Tâche, alors que c’est l’accord avec ce vin qui m’a le plus enchanté, c’est que j’ai bu beaucoup de grands La Tache, alors que le Pommard 1923, si exceptionnellement brillant et unique forçait mon choix. Il est à signaler que beaucoup de convives n’ayant pas l’expérience des vins anciens ont placé les trois vins les plus anciens de la décennie 20 dans leur vote.

Patrick Pignol a fait une cuisine d’une subtilité rare, sachant comme chaque fois mettre son talent au service du vin. Ce soir là tous les vins se présentaient en grande beauté, ce qui montre l’importance du rite de l’ouverture. Une fois de plus un service impeccable d’une équipe motivée a permis de réussir une de ces soirées de rêve qui placent chaque convive sous le charme de sensations raffinées qui ne finissent jamais.

 

 

Déjeuner chez Patrick Pignol jeudi, 18 septembre 2003

Chez Patrick Pignol j’ai aussi mon rond de serviette virtuel. La faconde du maître d’hôtel, le sourire de charme de Madame Pignol, la discrète complicité de Nicolas le sommelier et l’exubérance créatrice du maître, tout cela repose mon âme, car je sais que j’aurai toujours une bonne surprise. J’y allais pour livrer les vins du prochain repas  et pour mettre au point le menu. Mais ce chef est un Paso péruvien. On ne va pas l’enfermer comme cela dans un programme. Il veut s’inspirer des arrivages du jour et choisir le gibier quand j’aurai ouvert mes vins. Cela me va bien. Au déjeuner, à l’eau (!), je goûte une variation sur les cèpes. C’est traité avec un talent rare, car en mangeant, j’avais l’impression de marcher en forêt. J’avais la mousse sous mes pieds et une branche odorante me caressait la joue. Un délicieux plat champêtre. Une coquille Saint-Jacques traitée au naturel et à l’ail livre un message simple mais qui interdirait tout vin, du fait de cet ail prenant. Alors qu’un homard à la chair exquise appelait un vin. Je ressentais le manque. J’ai pensé à Pomerol, par exemple Vieux Château Certan pour accompagner ce délicieux homard à la sauce de viande, véritable appeau de Pomerol.

Cela m’ouvre les papilles pour le prochain dîner.

dîner de wine-dinners au Pré Catelan mardi, 16 septembre 2003

Dinner held by restaurant « Le Pré Catelan » on September 16, 2003
Bulletin 87
For the friends of Bipin Desai

The wines offered by the generous friends :
Didier Depond : magnum Salon 1976
Bipin Desai : Meursault Perrières Comtes Lafon 1990
Francis Bessettes, Meursault Perrières Coche Dury 1990
Pierre Chevrier, Haut-Brion 1934
Edmond Asseily : Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947
Aubert de Villaine (who could not come) : Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1953
Eric Platel : Vosne Romanée Cros Parentoux Emmanuel Rouget 1990
Jacques Glénat : Hermitage La Chapelle Jaboulet 1991
François Audouze : Château Chalon Bourdy & Fils 1921
Antoine Maamari : Filhot 1939 and Filhot 1929
Alexandre de Lur Saluces : Yquem 1937

The menu created by Frédéric Anton and his team :
le vernis préparé en coquille,
marinière de coquillages et haricots coco, gratiné au beurre de sarrasin
le turbot
cuit au plat, recouvert d’un « pesto » de cresson
le ris de veau
cuit en casserole, jus de pomme à cidre et truffes
l’agneau
la poitrine pochée puis dorée au four, farcie de légumes confits, jus gras
les fromages fermiers frais et affinés
le baba au rhum, crème fouettée à la vanille
café et mignardises

Déjeuner de wine-dinners au Pré Catelan mardi, 16 septembre 2003

Nous nous étions rencontrés, quelques amateurs collectionneurs de vins anciens, à l’occasion d’un événement rare : la dégustation des trente meilleurs millésimes d’Yquem depuis 1893. Cette profusion de grands vins, étalée sur trois repas, avait permis de constituer de façon informelle un petit groupe d’amis autour de Bipin Desai, groupe qui prit l’habitude de se retrouver chaque année en septembre. Je fus chargé d’organiser cette année le rite et nous choisîmes le Pré Catelan. Comme dans une famille vivante, de nouveaux convives venaient apporter du sang neuf, complétant notre cercle. Une tablée de dix amateurs ou professionnels d’un niveau de compétence extrême.

Chacun avait apporté sa bouteille, j’avais été en charge de gérer leur harmonie pour que l’on ait de quoi composer un repas bien balancé comme ceux habituels de wine-dinners quand les vins procèdent tous d’un choix raisonné. Le repas a été mis au point par Olivier Poussier, le sommelier si titré attaché au groupe Lenôtre. Je vous laisse deviner à la lecture le vin que j’apportai.

Le menu qui nous fut servi est le suivant : le vernis préparé en coquille, marinière de coquillages et haricots coco, gratiné au beurre de sarrasin, le turbot cuit au plat, recouvert d’un « pesto » de cresson, le ris de veau cuit en casserole, jus de pomme à cidre et truffes, l’agneau la poitrine pochée puis dorée au four, farcie de légumes confits, jus gras, les fromages fermiers frais et affinés, le baba au rhum, crème fouettée à la vanille, café et mignardises.

Peu de bouteilles furent apportées avant l’heure. Et comme Bipin Desai demande une ouverture tardive, la seule bouteille ouverte avant l’heure fut celle d’Aubert de Villaine, celle dont j’avais la charge puisque son auteur avait malheureusement dû se décommander. J’ouvris donc le Grands Echézeaux 1953 du Domaine de la Romanée Conti. Cette bouteille eut une oxygénation idéale, les autres étant carafées peu de temps avant d’être servies.

Dans ce cadre champêtre très « gentleman farmer » qui s’épanouit lorsque l’été dispense encore d’agréables chaleurs, une belle table aux harmonies de couleurs judicieuses. Nous conversons dans le jardin avec une coupe de champagne Salon 1976 servi en magnum à parfaite température. Un nez déjà affirmé hésitant encore entre la jeunesse et l’âge adulte. Des notes d’agrume, mais aussi de rhubarbe, tant ce champagne est vert. C’est un grand champagne dont la jeunesse s’explique par le fait qu’il fut dégorgé il y a seulement une semaine et non dosé. Le champagne accompagna le vernis pour procurer un accord très subtil.

Sur le turbot à la chair délicate et la cuisson exacte, le Meursault Perrières Comtes Lafon 1990 offrait le charme, l’opulence, la générosité, la chatoyance. En revanche, le Meursault Perrières Coche Dury 1990, au nez si Coche Dury, offrait un typique Meursault brutal, sans concession, avec une pointe d’ascétisme. Deux expressions diamétralement opposées de Meursault qui eurent chacune ses champions. Chacun défendait son camp ou son image de l’exact Meursault. Je fis voter, et six convives vantaient le Lafon contre quatre le Coche. Je fus du camp du Coche et la suite montra, comme le fit remarquer Bipin pourtant « Lafon’s lover » initial que le Coche était plus orthodoxe que le Lafon. Comme j’aime les accords plutôt provocateurs, ce fut bien sûr le Coche Dury que j’aimais voir attaquer le turbot pour créer des chocs aux étincelles gustatives passionnantes.

Nous avions décidé avec l’inventeur du Haut-Brion 1934 qu’il se boirait seul, comme un noble trou normand. Belle bouteille de conservation impeccable, couleur d’encre aux reflets de jeunesse. En bouche plusieurs choses frappent. La jeunesse d’abord, qui surprend. La densité ensuite, tant ce vin est solide. Et puis, ce sont toutes ces évocations de chocolat, de cannelle, de bois précieux, de cigare. On égrène les suggestions que ce solide gaillard délivre à profusion.

Le ris de veau fut délicieux avec une cuisson dont la perfection fut sans conteste la plus belle démonstration du talent de Frédéric Anton. Nous portâmes un toast en pensant à Aubert de Villaine. La carte de visite qu’il nous avait laissée ne pouvait être meilleure : le Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1953est un vin d’une subtilité rare. Très aérien, voire léger alors qu’il est d’une grande profondeur. On est émerveillé par la simplicité apparente du message, alors que par ailleurs toute la complexité de ce vin si bien fait s’étale. J’adore quand on est porté par des sentiments si contraires, de légèreté et de profondeur, de monolithisme et de complexité. Très grande longueur en bouche avec ce sentiment de trace diaphane. Le Charmes Chambertin Docteur Barolet 1947 ramène à la conception traditionnelle du Bourgogne de charme. C’est la pompe cardinalice, c’est Charles Trenet au couvent des oiseaux. On a l’onction de la puissance ronde de la Bourgogne, avec un léger voile créé par une petite fatigue, mais ça jute dans la bouche comme un vin de l’année. Alors qu’il n’y a que six ans d’écart entre les deux vins, le Grands Echézeaux est encore un athlète éthiopien du cinq mille mètres, quand le Charmes Chambertin est le Bourgeois Gentilhomme étrennant un costume d’apparat fait de riches tissus.

La poitrine d’agneau a un goût délicat et intense permettant toutes les audaces et j’en risquai une par la suite, tant cela me tentait. Nous commençâmes par un vin non annoncé apporté par l’un des convives, désireux de nous faire sortir de la ligne générale. Le Côtes du Rhône domaine Gramenon ceps centenaires cuvée « Mémé » de P. et M. Laurent 2000 qui titre 14° crée une rupture telle que je ne cherche pas à en saisir le message. Ce vin mérite un autre repas pour qu’on en mesure l’intérêt.

Nous avons sur la poitrine Hermitage la Chapelle Jaboulet 1991 que Bipin trouve intéressant, car après le 1990 qu’il venait de boire ce midi, il pouvait craindre une baisse de qualité, mais apparemment, ce 1991 éveillait son intérêt. J’ai personnellement jugé que le message un peu trop simple de cet Hermitage, loin de ce que l’on peut trouver dans les grandes Côtes Rôties de la même année, était plutôt insuffisant. A part le légendaire 1961, peu d’Hermitage la Chapelle m’ont donné le plaisir que ce vin doit exprimer quand il est grand.

En revanche, le Vosne Romanée Cros Parantoux Emmanuel Rouget 1990 est un chef d’œuvre. Sans doute le vin de la soirée qui est en pleine possession de ses moyens.C’est le beau et jeune Bourgogne généreux, gratifiant d’une puissance délivrée sans compter. Chacun s’extasiait de son charme mais je faisais remarquer à Bipin Desai qui acquiesçait que le 1990 était tout en puissance alors que le 1989 que nous avions partagé quelques jours avant avait pris le temps de nous raconter son histoire subtile, délivrant avec un bon dosage des complexités que le 1990 si puissant balaie sur son passage. Je classerais contre toute attente le 1989 avant le 1990 car je préfère les évocations en finesse, comme le fait d’ailleurs le Grands Echézeaux 1953, si beau conteur de discrètes histoires.

Le Château Chalon Bourdy et Fils 1921 convient évidemment bien sur un Fribourg fort ancien, mais c’est presque dommage. Ce vin à l’odeur la plus extraordinaire qui soit, jeune encore car indestructible mérite toutes les audaces. En le donnant en représentation sur du fromage, c’est comme demander à Luciano Pavarotti de chanter Frères Jacques. A propos d’audace, celle que je fis, partagée discrètement avec mon voisin de table fut de boire le Meursault Comtes Lafon sur la poitrine d’agneau. C’est excitant et pimenté, et mériterait un essai en pleine lumière et non à la sauvette sur une fin de verre. J’aime ces chocs.

Le Château Chalon est un vin dont je continue d’être amoureux. Celui-ci très orthodoxe ne donnait pas la moindre trace d’âge. Sa profondeur est immense et sa persistance éternelle. Un grand vin.

Le Château Filhot 1929 offrait une couleur dorée et cuivrée du plus bel effet. Très caractéristique de Filhot et très caractéristique de l’année 1929, si grande dans toutes les régions, ce vin a donné l’occasion d’un accord fort enrichissant : avec une délicieuse vieille mimolette. Car avec un Roquefort trop typé et trop salé, le choc est trop rude. Très beau Filhot, Sauternes plus discret et aérien que d’autres de la même année.

L’arrivée d’un Yquem 1937 est toujours emprunte d’une grande émotion surtout quand on peut bénéficier des commentaires si pertinents et formateurs d’Alexandre de Lur Saluces. Une couleur aussi merveilleusement dorée mais une transparence rare pour un vin de cette époque. C’est l’affirmation de la perfection d’Yquem avec cette présence, cette densité et cette concentration unique d’arômes inimitables. On a entre les mains et sur la langue l’expression la plus absolue du vin parfait. Le dessert ne pouvait pas convenir, comme on m’en fit la remarque, alors que si on acceptait d’essayer, l’opposition des saveurs ne manquait pas d’intérêt. Mais ma cause était perdue, Bipin me grondant d’avoir fait un crime lèse Yquem. Nous bûmes donc ce nectar seul, ce qui lui va sans doute encore mieux. J’ai trouvé intéressant que ce vin qui a encore la chaleur du sucre commence à prendre des aspects secs que j’adore, caractéristiques des cette décennie d’Yquem. Ce 1937 est d’une stature de très haut niveau.

La cuisine de Frédéric Anton fut bien adaptée à ce repas, avec des accords très orthodoxes, sans prise de risque inutile. J’ai préféré l’accord du vernis avec le champagne Salon et ma petite tentative faite en catimini du Meursault avec la poitrine d’agneau, et j’ai apprécié le mariage d’un instant de la mimolette et du Filhot. La cuisson du ris de veau est un grand moment de gastronomie. L’odeur du Château Chalon et la perfection d Yquem sont des moments rares.

J’ai fait voter pour désigner les quatre plus grands vins de la soirée. Alors que tous le convives sont des sommités de la connaissance des vins, ce fut le même phénomène que lors d’autres dîners : aucun vote ne fut identique. Neuf vins furent cités. Je suis assez content que le choix des quatre vins que je fis est strictement le même que celui de Bipin Desai, à l’ordre près, notre choix n’étant partagé par aucun autre. Il y eut une large concentration de votes d’abord sur Yquem 1937, ensuite sur deux vins, le Grands Echézeaux DRC 1953 et le Vosne Romanée Cros Parentoux 1990. Puis le Haut-Brion 1934 reçut beaucoup de suffrages. Mon vote personnel fut : Yquem 1937, Vosne Romanée Cros Parantoux 1990, Grands Echézeaux 1953 et Meursault Coche Dury 1990.

Je fus ébloui par l’érudition des participants qui connaissent chaque domaine, chaque vigneron et chacune de leurs méthodes de vinification. Des conversations passionnantes, des vins rares et des saveurs excitantes. Mais aussi un service remarquable d’une équipe motivée qui nous a permis de réussir dans un lieu prestigieux un événement de grand plaisir œnologique et gustatif. Ce sera long de tenir un an avant de nous revoir.

 

 

dîner de wine-dinners au restaurant Le Gavroche à Londres mardi, 24 juin 2003

Dinner held by restaurant « Le Gavroche » on June 24, 2003
Bulletin 84 – livre page 111

The wines :
Krug Rosé
Mumm Cuvée René Lalou 1979
Château Haut Brion Blanc 1977
Château Grillet 1986
Pétrus 1967
Pichon Comtesse de Lalande 1928
Vosne Romanée Bouchard 1971
Savigny les Beaune Chanson 1926
Château Chalon Jean Bourdy 1929
Yquem 1982
Tokay Pinot Gris « Vendanges Tardives » 1976

The menu created by Michel Roux and his team :
Coquille St. Jacques poêlée, petite réduction aux cinq épices et panais frit
Ragoût de langoustines parfumé au gingembre
Soufflé Suissesse
Filet de turbot braisé, deux céleris et ventrêche
Poulet noir rôti dans son jus à l’échalote de Bretagne
Mignons de veau aux morilles et petits pois à la Française
Pigeon de Bresse rôti, poire pochée et poireaux à la crème
Comté deux ans d’age de chez Marcel Petit,
Fort Saint-Antoine
Sablé à la mangue et son sabayon froid
Feuillantine aux Fraises et Fraises des Bois,
Sorbet Mascarpone
Café et Petits Fours

Dîner de wine-dinners au restaurant Gavroche à Londres mardi, 24 juin 2003

Ainsi donc allait avoir lieu le premier dîner de wine-dinners hors de ses bases, au restaurant le Gavroche à Londres. J’avais apporté les vins un mois plus tôt, j’avais discuté du menu avec Michel Roux et Silvano Giraldin, et j’avais pu sentir leur intérêt de créer une cuisine adaptée à des vins inhabituels.

Le jour venu je prends Eurostar et le salon d’attente des premières, clone de ce qu’était l’attente pour le Concorde, a quelque chose d’agréable. Dans un monde affreusement dépersonnalisé, il y a quelque plaisir à être considéré. Londres est baigné de soleil, les taxis londoniens offrent un bel espace, et ils sont faciles à trouver. Il y a dans l’air quelque chose de guilleret, de printanier, et de délicieusement fiscal, tant ce pays a compris qu’il valait mieux attirer les riches que les rejeter. J’arrive dans un de ces hôtels impersonnels comme il en existe des milliers. Il faut avoir des raisons perverses pour réserver au restaurant, car c’est d’une froideur congelante. Sur une bière trop chaude (la carte des vins n’a pas d’attrait et je me réserve pour le dîner), je prends une anguille et une sole. L’anguille fait partie de ces plats inscrits dans le sens du développement durable. C’est à dire que sur mon assiette il y a quelques miettes d’anguille au sein d’une grosse salade. Si l’on partage une anguille pour plus de 120 assiettes, on contribue à la perpétuation durable de l’espèce anguille.

Je me rends à 16h au Gavroche pour déboucher les bouteilles, avec David, jeune et attentif sommelier. J’ouvre tous les vins et l’odeur me suffit pour juger de leur besoin d’oxygénation. Pas besoin de goûter. Le Pétrus est très Pétrus, généreux et prometteur, le Pichon 28 s’annonce bien. Le Vosne Romanée 71 a un bouchon abîmé comme un vin d’au moins 20 ans de plus, et a une odeur animale d’abats que son âge ne devrait pas donner. Le Savigny 26 a une des plus belles odeurs que j’aie jamais sentie. Je rebouche immédiatement. Le Yquem 82 est insolent de certitude et le Tokay 76 va s’épanouir, c’est le seul vin que je goûte, plus par curiosité. La plus belle qualité de bouchon est celle du Haut-Brion 77.

Le menu préparé par Michel Roux, plus que copieux, était le suivant : Coquille St. Jacques poêlée, petite réduction aux cinq épices et panais frit, Ragoût de langoustines parfumé au gingembre, Soufflé Suissesse, Filet de turbot braisé, deux céleris et ventrêche, Poulet noir rôti dans son jus à l’échalote de Bretagne, Mignons de veau aux morilles et petits pois à la Française, Pigeon de Bresse rôti, poire pochée et poireaux à la crème, Comté deux ans d’age de chez Marcel Petit, Fort Saint-Antoine, Sablé à la mangue et son sabayon froid, Feuillantine aux Fraises et Fraises des Bois, Sorbet Mascarpone, Café et Petits Fours

A l’arrivée des convives, le Gavroche avait prévu de nous servir un Champagne Comtes de Champagne 1995, très beau champagne de soif à la belle bulle et au délicat picotement qui annonce que la soirée sera belle. Nous passons à table après mes recommandations d’usage à un groupe comprenant plusieurs néophytes. Le Krug Grande Cuvée rosé a environ 15 ans, comme le suggère la réduction du bouchon. Belle bulle expressive, goût agréable, mais en rosé, Krug ne fait pas la différence comme il le fait en champagne. C’est bien, mais sans extrême émotion. Au contraire, le Mumm cuvée René Lalou 1979 a de l’âme. Pas de trace d’âge, belle bulle expressive, et grande intensité. C’est délicieux. Arrive ensuite une de ces expériences qui montrent la complexité des odeurs et des goûts. Avant l’arrivée du soufflé au fromage, on me fait goûter les deux blancs. Le Haut-Brion blanc 1977 est flamboyant, à l’équilibre magique, et une longueur en nez et en bouche au delà du concevable. Le Château Grillet 1986 qui le suit est très expressif, mais a du mal à se positionner après le si envahissant bordelais. J’en informe mes hôtes. Mais on met devant moi le plat et alors, avec une netteté redoutable, le Haut-Brion se referme dans sa coquille, alors que le Château Grillet parade, s’épanouit comme un paon.A la fin du plat je demande à chacun de bien mâcher du pain et le Haut-Brion se retrouve, rejaillit en tête quand le Grillet rentre dans le rang. C’est étonnant de voir l’amplitude des variations créées par un plat : il épanouit un vin quand il en rétrécit un autre. Magie culinaire.

Le Pétrus servi dans des verres Riedel étale un parfum d’une concentration infinie. Chacun comprend qu’il est en face d’un chef d’oeuvre, et je crois bien que c’est le meilleur Pétrus 1967 que je n’aie jamais bu. L’accord avec le turbot est d’une délicatesse et d’une précision extrême. C’est là que l’on comprend que la cuisine et les vins sont faits pour créer des harmonies de rêve. J’ai essayé Pétrus 78 sur des rougets tout récemment, et là un 67 avec un turbot. C’est vraiment le bon chemin. La perfection de ce Pétrus 1967 a enthousiasmé toute la table.

Comme lors de tous les dîners, l’arrivée d’un septuagénaire étonne par sa jeunesse. Le Pichon-Longueville Comtesse de Lalande 1928 est dans un état remarquable. Jeune, expressif et mis en valeur par un délicieux mignon de veau, il enfonce encore le clou de la perfection des vins de 1928. Il est très orthodoxe, sans que l’un de ses caractères ne s’expose exagérément. Il est magnifiquement équilibré et rassurant. On venait d’avoir deux expressions du bordelais le plus élégant et accompli.

Alors que l’arrivée des bourgognes se fait généralement en fanfare, le Vosne Romanée Bouchard 1971 dont j’ai dit l’inhabituelle flétrissure du bouchon avait gardé seulement une trace de son animalité initiale, mais avait évolué vers la prédominance de l’alcool. On était dans du brutal comme disent les tontons flingueurs. C’est peut-être ce qui aura permis au Savigny Chanson 1926 d’afficher une insolente perfection. On a là l’expression du vin que l’on aimerait goûter à tous les repas : le nez intense et chaleureux, une attaque en bouche gouleyante et fruitée, puis l’apparition de toute la palette des saveurs complexes qui en font un grand vin. Aidé par le pigeon qui est un remarquable révélateur, on touchait au grand vin de plaisir, surprenant toute la table par la jeunesse d’un vin de 77 ans, limite d’âge des lecteurs de Tintin.

David, le jeune sommelier, vient du Jura. Il ne tenait plus en place de servir le Château Chalon Jean Bourdy 1929. L’odeur est celle d’une sieste où l’on aurait la tête enfouie dans un sac de noix. Et en bouche avec un remarquable Comté, un plaisir qui n’en finit pas. On sait que j’adore ces goûts brutaux et complexes. Je ne m’en lasserai jamais. C’est fascinant.

Le Yquem 1982 est le plus facile de tous les vins, et c’en est même gênant : c’est parfait en tout. Avec la mangue, c’est tout simplement sensuel. C’est Poppée lorsque Néron l’aimait.

Arrive alors la surprise. Le Tokay 1976 est doublement une sélection de Jean Hugel : premièrement parce que c’est écrit sur la bouteille, et secondement parce c’est un cadeau de Jean Hugel fait à notre table, au nom de l’amitié qu’il porte à la famille Roux. Délicieux vin de suggestion qui n’a pas tremblé d’arriver après Yquem, et, grande première, j’ai eu enfin le vin qui se marie avec des fruits rouges bien présentés, car il est confirmé à chaque essai que les fruits rouges ne vont pas avec les Sauternes. Je tenais enfin leur compagnon, car le goût du Tokay vendanges tardives, aux facettes si changeantes comme une opaline change discrètement de miroitement se lovait sur chaque acidité des fruits de la plus belle façon.

Alors qu’aucun des convives (à part trois d’entre eux qui avaient déjà participé à un dîner de wine-dinners) n’avait l’habitude des vins anciens, ce furent les trois vins de la décennie 1920 qui furent plébiscités dans presque tous les votes. Demandant que l’on cite 4 vins, cela aura permis que chaque vin de ce soir ait au moins un vote, le Pichon et le Savigny avec le Jura ressortant le plus souvent.

Mon vote personnel fut dans l’ordre : Pétrus 1967, Pichon Longueville 1928, Savigny 1926 et Château Chalon 1929. Nous fûmes trois à avoir Pétrus en premier, tous les votes étant différents.

Les plus beaux accords furent dans des registres étonnamment variés : le Pétrus et le turbot a représenté l’atteinte de l’idéal gastronomique, les fruits rouges et le Tokay Hugel furent un moment d’extrême bonheur, celui d’avoir trouvé ce qui convient aux fruits rouges et fait chanter le vin sur ces saveurs acides. Le Comté avec ce délicieux et puissant Château Chalon est un accord académique, et le mignon de veau avec le Pichon fut remarquable. Michel Roux a fait une cuisine digne d’éloges qui donne envie de recommencer. Il faudra sans doute un peu moins de plats. Des convives qui voulaient fêter un projet abouti ont été comblés.

Refaire un repas à Londres est une idée qui sonne bien. Trouvons-en le prétexte.