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Dîner de wine-dinners au restaurant Le Grand Véfour jeudi, 24 juin 2004

« Pleurez, doux alcyons, ô vous, oiseaux sacrés,

Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez »…

Ce poème d’André Chénier est pour moi l’un des plus beaux de la langue française, oeuvre d’un génie à qui la repentance, mode actuelle, devrait s’appliquer, puisqu’il fut guillotiné en 1794 à trente deux ans. La Révolution nous a privé d’une production poétique sans doute unique. Tout comme un stupide duel d’Evariste Gallois à vingt ans empêcha l’éclosion d’un génie mathématique.

C’est ce poème de Myrto la jeune Tarentine que m’inspire l’élégante cuisine de Guy Martin au Grand Véfour.  Chaque sonorité s’enchaîne dans le poème d’une façon merveilleusement romantique. Chaque saveur des plats de Guy Martin procède d’un romantisme gustatif, lui aussi particulièrement émouvant. Je vais donc dithyramber un instant !

Du Grand Véfour, cette goélette portée par le vent de l’histoire, j’étais un passager épisodique car elle ne figurait pas sur mes géodésies parisiennes. Guy Martin a créé ce soir une cuisine époustouflante. Elle est diabolique. Il n’y a aucune aspérité, aucun clin d’œil, aucune facilité qui flatte les juges. C’est discret, c’est beau, c’est remarquable et c’est précis. Le homard est du homard, le cabillaud du cabillaud, le pigeon du pigeon. On a l’essence des goûts purs, et cette étincelle de génie que seuls les chefs les plus étoilés possèdent. Je ne soupçonnais pas qu’un repas dédié au vin puisse montrer tant de talent. Tout fut beau, juste, délicat, sans le moindre faux pas. De la gastronomie éternelle qui ressuscite les recettes des plus grands maîtres de l’orthodoxie culinaire, car tout fut prodigieusement précis.

J’ouvre à 17h les bouteilles avec Patrick Tamisier cet enjoué et farceur sommelier qui sait en toutes circonstances adopter l’attitude que commande son riche savoir. J’ai de grandes frayeurs. Le Chablis est quasiment mort, le Nuits 1949 chancelle et le Beaune est au SAMU. Le Tuileries, comme je l’avais annoncé auparavant aux convives, souffrait. A coté d’eux le Château Chalon affichait une insolente perfection et le Suduiraut était papal. Patrick vibrait au témoignage d’ouverture de ces reliques, frappé par le fait que chacun des vins, même fatigué, délivrait l’exacte définition de son terroir avec une authenticité étonnante.

Voici le petit bijou, menu de Guy Martin : Sardines farcies au fromage de brebis et graines de céleri, câpres non pareilles, Foie gras de canard et foies blonds de volaille de Bresse, truffes et artichauts, Rissoles, truffes et feuille d’or, Homard rôti et morilles au vin jaune, Dos de cabillaud poêlé aux épices, jeunes légumes au bouillon, aïoli et courgettes, Pigeon Prince Rainier III, Bleu des Pyrénées de Macaille, Pêche blanche dans une fine gelée à l’hibiscus, crème glacée à l’huile d’Argan. Ce fut assez époustouflant.

Le Krug 1988 a la présence rassurante du champagne parfait. Orthodoxe au moment où nous trinquions en un toast de bienvenue, il rajeunit de dix ans avec des sardines marquantes.

Le Château des Tuileries 1941, un « Graves supérieures » est un blessé. J’avais ajouté cette bouteille basse qui méritait d’être bue car la couleur me plaisait. Le nez est amer, l’ouverture agace mais la longueur est là : le vin finit en beauté. Sur le délicieux et fondant foie gras dont l’artichaut plaisait au Graves, un mariage exact.

Le Chablis Réserve de la Reine Pédauque 1934 est beau. Le blessé de 17h a guéri. Il est opulent, rond, onctueux sur la truffe. Et l’on est bien, rassurés qu’un Chablis manifestement hors limites puisse réveiller de telles saveurs.

Le Château Chalon Richerateaux 1949 est impérial de pure perfection. Je pense qu’il y a quatre catégories de personnes sur terre. Celles qui ignorent les vins du Jura. Celles qui ne supportent pas les vins du Jura. Celles qui ont goûté du Château Chalon et ce goût de noix verte amère. Et enfin ceux qui ont bu ce Château Chalon 1949 où l’amertume est absente, et dont la richesse s’étale de façon insolente. Ils forment un contingent infime. Il faut impérativement grossir le nombre d’amoureux de ces très grands et énigmatiques trésors. La morille excite logiquement le vin, mais c’est la chair du homard qui s’inscrit comme son exact partenaire.

Avec le cabillaud, on entre dans une forme de gastronomie que j’aime. La chair flatte le Mouton-Rothschild 1987 assez austère et sec qui va se transformer complètement au fil du plat. Le désert aride va se transformer en jardin luxuriant. Le moine cloîtré va devenir crooner. Et c’est la sauce qui catapulte le Mouton au firmament. Le Clos Fourtet 1938, reconditionné au château en 2001 est brillant. Rond, chaleureux, charmant et velouté il a tout d’un vin éternel, largement au dessus de ce qu’on pourrait attendre de son année dont les vestiges sont rares. Ce vin brille sur la chair du cabillaud et sur la petite crème d’ail.

Le Beaune Calvet 1955 m’avait fait peur à l’ouverture. Mais dès la première goutte versée en verre, on sent qu’il est réveillé et le pigeon vole avec lui. Ce pigeon d’une grande subtilité, plus viande que gibier, a trouvé un frère avec le beaune. Curieusement, le Nuits, Vin Fin de la Côte de Nuits Champy 1949 qui m’avait presque plu à l’ouverture a attrapé un goût de bouchon désagréable, à peine perceptible en bouche, mais qui agace. Puis tout disparaît. Et le jus de cuisson d’un œuf d’accompagnement, brutalement viandeux, remet en selle ce 1949 qui se met à parader follement, dopé comme un cycliste.

Le Rieussec 1965 ouvert au dernier moment est trop simple quand il se présente maintenant. C’est de l’alcool, avec seulement du fruit. Et il se transforme à vue d’œil sur un bleu un peu trop fort à mon goût pour devenir un compagnon attachant.

Les alcyons peuvent sécher leurs larmes, car voici Suduiraut 1948 qui vaut à lui seul tous les plaisirs du monde. C’en est presque trop de pure perfection. Oubliant le poète pour le sabir actuel, je dirais qu’il est « grave trop ». Sur le lait de coco, association diabolique, c’est Aïda. Sur la pèche totalement adaptée, c’est la troisième Symphonie. J’avais comparé plus tôt le Clos Fourtet au peintre Corneille et le Mouton à Ingres. Là, c’est la musique que suggère ce Suduiraut, petit miracle, soleil radieux sans le moindre défaut. C’est la 3ème, l’Héroïque.

Lorsqu’il s’est agi de voter, tous les vins ont eu droit au moins une fois à un vote, même les blessés dont le nombre, je dois le dire, fut un  peu inhabituel. Les vins se sont ressaisis sur la cuisine, mais certains souffraient encore. Ce fut donc un bien si au moins un vote les a encouragés, la cuisine faisant le reste.

Mon vote fut en un le Suduiraut 1948, en deux le Château Chalon 1949, en trois le Clos Fourtet 1938 et en quatre le Beaune 1955. Ce sont d’ailleurs ces quatre vins qui furent les plus cités, et pour une fois, ce qui est extrêmement rare, l’un des convives, qui avait déjà participé à l’un des dîners, a donné strictement le même vote que moi.

Un jeune couple de canadiens avait une érudition et un charme qui ont conquis l’ensemble de la table. Un couple d’entrepreneurs passionnants qui plus est vignerons et des habitués compétents, tous ont formé une table joyeuse, profitant d’un moment unique de gastronomie. La pèche qui accompagnait le Suduiraut était invraisemblablement exacte. Mon cœur a succombé à la sauce du cabillaud sur le Mouton 1987, vin qui n’était pas le plus émouvant mais qui a vibré de façon étonnante sur cette composante du plat. Le Clos Fourtet a paradé sur les épices du poisson. Le Château Chalon a montré une solidité gustative rare sur le homard.

Guy Martin a atteint ce soir une des formes les plus subtilement discrètes et accomplies de la vraie gastronomie.

Dîner de wine-dinners au restaurant Guy Savoy mercredi, 26 mai 2004

Dîner de wine-dinners du 26 mai 2004 au restaurant Guy Savoy
Bulletin 112

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Pâques Gaumont
Bollinger grande année 1990
Château Olivier Graves blanc 1943
Montrachet Bouchard Père & Fils 1983
Vin de Chypre 1845
Cos d’Estournel Saint-Estèphe 1937
Léoville Las Cases Saint Julien 1948
Vin fin de la Côte de Nuits, Champy Père &Fils 1949
Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1929
Château Doisy Barsac 1927
Château Guiraud 1896

Le menu conçu par Guy Savoy et Eric Mancio

Toasts de foie gras de canard à la fleur de sel
copeaux de parmesan,
Jeunes girolles et Jabugo « Bellota, Bellota » ,
Thon  » toutes saveurs « , jus au gingembre,
Suprême de volaille de Bresse en papillote
saveurs anisées et fenouil étuvé,
Petit ragoût de lentilles et truffes,
Aiguillette de boeuf poché et queue de boeuf mijotée, infusion de cèpes,
Dessert du moment

Dîner de wine-dinners au restaurant de Guy Savoy mercredi, 26 mai 2004

J’ai vécu un moment de nirvana gastronomique, de plaisir infini, et je voudrais vous le raconter comme je l’ai vécu. Le lecteur inattentif se demandera pourquoi je parle de moi, alors que mes dîners sont organisés pour faire plaisir à mes convives, et pas seulement à moi. Lorsque la table fut une des plus enjouées et quand chacun exprima un contentement évident, mon objectif était atteint. Sans oublier bien sûr les sensations de mes convives je vais vous conter une expérience inoubliable de pur plaisir.

Ayant organisé récemment un dîner avec un grand chef où tout s’était passé par fax ou par l’entremise de son talentueux sommelier, je m’étais senti en manque, car une des grandes parties de mon plaisir est dans la mise au point du menu avec un grand chef qui réfléchit et me fait part de ses choix, de ses options et de ses doutes. Je voulais une organisation plus intimiste, où le chef coopère avec moi. Je fis part de ce désir à Guy Savoy car je savais qu’il réagirait comme je le souhaitais. Après une première esquisse téléphonique, rendez-vous était pris pour la mise au point. Je devais goûter de bon matin un plat de lentilles pour accompagner les Bordeaux. Pour moi la lentille assèche les vins. Il fallait donc voir. Je goûte les lentilles et franchement, je trouve ce plat adversaire déclaré de tous les vins. Ma moue en dit long et Guy Savoy s’avise de goûter mon brouet. Tempête, damnation. Il peste contre cette exécution et redemande une autre version. Je devine alors qu’un accord est possible. Je dis oui à cet accord osé. Nous verrons.

Lors de cette séance de travail il est décidé que les deux Sauternes, tous deux très anciens, auront deux desserts, en faisant l’impasse sur les pâtes persillées qui conviennent mieux à des liquoreux plus jeunes. Il est décidé que tout se jouera quand je viendrai ouvrir les vins. Le jour dit, je viens ouvrir les vins à 16h30, et je commence par les deux liquoreux, que j’ouvre devant Eric Mancio, talentueux sommelier. Le Doisy 1927 nous inspire des agrumes. Je suggère pamplemousse, Eric suggère le thé et l’on verra à quel point cette remarque fut décisive. Le Guiraud 1896 évoque des prunes, des fruits jaunes et Eric voit bien une tarte aux mirabelles, mais Guy Savoy survenu entre temps confirme l’agrume au thé du Doisy, et dit que le Guiraud impose un caramel. C’est l’avis du chef. Nous remballons nos prunes. La machine est lancée. J’ouvre toutes les bouteilles et aucune ne me pose problème. Tout se présente bien.

Juste une remarque sur le Chambertin. L’appellation Clos de Bèze est le fruit d’un décryptage car l’étiquette est bien déchirée et l’année 1929 est le fruit de déductions faites avec Eric Mancio sur plusieurs critères, car seuls trois chiffres à l’exclusion du 2 sont encore visibles. S’il s’agissait de 1959 on pourra se souvenir qu’un 1959 aura brillé comme un 1929. Ils sont souvent de la même veine. En bouche ce fut tout le plaisir d’un 1929. Restons sur cette définition, même si la vérité historique était autre.

Le menu chez Guy Savoy a toujours une rédaction minimaliste. C’est une agréable coquetterie. Toasts de foie gras de canard à la fleur de sel, copeaux de parmesan, Jeunes girolles et Jabugo « Bellota, Bellota » , Thon " toutes saveurs ", jus au gingembre, Suprême de volaille de Bresse en papillote, saveurs anisées et fenouil  étuvé, Petit ragoût de lentilles et truffes, Aiguillette de boeuf poché et queue de boeuf mijotée, infusion de cèpes, Desserts du moment.

Le champagne Pâques Gaumont doit avoir une bonne vingtaine d’années. Il a déjà une trace de fumé liée à l’âge. Mais il est diablement bon, de belle structure vineuse. Avec le parmesan, il chante « o sole mio », et avec le foie gras, il s’étale en toute indolence lascive. Le champagne Bollinger grande année 1990 qui suit donne la mesure du champagne parfait. C’est intense, typé. Il n’a pas la force des champagnes ultra vineux comme Krug ou Salon, mais il est d’une expressivité extrême, fruit d’un travail remarquable. C’est une belle définition du champagne archétypal. Le parmesan lui coupe les jambes alors qu’il dopait le Pâques Gaumont. Le foie gras en revanche en catapulte le plaisir.

Le Château Olivier Graves blanc 1943 a une couleur ambrée de pur soleil. En bouche il y a de l’énigme. Car il y a du sucré, de l’amer, du grave, mais aussi du beurré, du gras, de l’intense. Magnifique blanc à la longueur extrême, il chante avec les girolles qui l’aiguisent comme un bobsleigh. Vin magnifique qui montrera au fil du temps comme sa structure est belle et incomparablement précise.

Le Montrachet Bouchard Père & Fils 1983 joue beaucoup plus en fond de court. Il est de sa région, mais ne crée pas la différence qu’est « Montrachet ». A l’aveugle, ce serait un Chassagne que ça n’étonnerait pas. La chair du thon lui va bien mais pas la crème acide qui le raccourcit. Un Montrachet qui reste quand même un peu en dedans de son jeu naturel.

On se souvient qu’en une occasion privée, Guy Savoy m’avait fait une volaille en vessie au zan pour accompagner un vin de Chypre 1845. C’était une bouteille que j’avais ouverte juste après une Yquem 1893, et comme il en restait alors, l’occasion était belle de l’essayer avec une volaille excitée par la réglisse. Nous fîmes de même cette fois-ci avec un autre exemplaire de ce vin de rêve. La sauce à la réglisse et ce vin inouï, ce fut un invraisemblable moment de pureté contrôlée. Un vin qui démarre dans le sucré, puis devient sec, puis découvre des saveurs d’épices, d’amer, et laisse en bouche une longueur infinie absolument incompréhensible. Ce vin m’excite au plus haut point. C’est irréel de perfection. J’ai perdu tout sens critique devant ce puzzle de saveurs dérangeantes de la plus parfaite séduction. La sauce délicatement réglissée, toute en suggestion, donnait un raffinement gastronomique ultime. Un Panthéon de gastronomie.

La lentille propulsée par la truffe montre le génie de Guy Savoy. Car elle marche complètement avec les deux vins rouges. Il avait eu raison. Le Léoville Las Cazes  1948 (l’année n’a été retrouvée qu’en ouvrant la bouteille) roule dans le verre avec une couleur d’une invraisemblable jeunesse. C’est quasi impensable. Quel grand vin. Le Cos d’Estournel 1937 à l’aspect plus trouble fait apparemment coincé à coté de ce fringant jeune homme. Erreur d’appréciation, car petit à petit, dans le verre, le Cos se développe de façon magistrale, et sa personnalité calme le Léoville Las Cazes. Les deux vins deviennent des accompagnateurs de rêve d’un plat adapté, le 1948 dans sa jeunesse immense et le Cos 1937 dans sa justesse de définition. Deux vins plus que cinquantenaires qui sont des leçons de maintien.

Le bœuf ne va pas du tout avec les deux bourgognes. Erreur de casting. Le Vin fin de la Côte de Nuits Champy 1949 est évidemment naturellement éclipsé par l’invraisemblable perfection du Chambertin Clos de Bèze Joseph Drouhin 1929. Mais à la longue le Champy révèle combien il est brillant. Le Chambertin démontre une perfection de style où l’élégance s’étale avec distinction. On a deux bourgognes du plus pur niveau. Des vins comme cela sont des exemples de bonheur. Et le roturier bien fait montre l’immense potentiel de la Bourgogne quand le vin est construit selon les traditions, les vraies.

Le Doisy  Sauternes 1927 a une couleur d’airain et même de thé. L’accord avec le plat aux pamplemousses à la sauce de thé est une des plus géniaux que j’aie jamais rencontré au cours des quarante dîners que j’ai organisés, puisque celui-ci était le quarantième à peine rougissant. Le thé propulse le Doisy à des niveaux inatteignables. Grandissime Barsac de la plus complexe expression. Il gagnait des longueurs infinies avec cette belle catapulte culinaire. C’est le thé qui était l’astuce divine. Le bouchon était d’origine, comme pour la bouteille suivante, miraculeusement conservée dans un  état irréprochable, l’étiquette elle n’ayant gardé que des lambeaux.

Le Château Guiraud 1896 a une couleur de l’or le plus pur. Très limpide, sans aucun trouble, c’est un bijou qui aveugle de milliers de carats. Il se trouvait flanqué de son gâteau au caramel. Pas d’accroche, ça ne va pas. Le sel coinçait le vin comme un boxeur acculé dans les cordes. Il fallait le boire seul, ce que nous fîmes. Goût de fruits acides et poivrés. Une réussite exceptionnelle. La transparence dorée de ce vin le rendait idéalement jeune. Sa limpidité en faisait un vin d’exception pour une bouteille au bouchon d’origine. Un témoignage inoubliable.

Ce qui constitue un moment particulièrement excitant, c’est quand Guy Savoy vient discuter avec nous de nos constatations. Le Bollinger 90 qui plane avec le foie gras refuse le parmesan que le Pâques Gaumont accepte. Le château Olivier 43 sublime sur les girolles et leur sauce. Le Montrachet s’accorde bien avec la chair du thon mais pas avec la sauce trop acide et réductrice. La volaille est sublime sur le Chypre, mais c’est surtout la sauce délicatement réglissée qui l’accroche à la perfection. Un moment immense de plaisir gastronomique. La lentille est parfaite sur les deux bordeaux, le bœuf inadapté aux bourgognes, le pamplemousse crée avec le thé l’accord le plus transcendantal et le caramel au sel est inadapté. Guy Savoy eut la réaction qu’il fallait : il décréta qu’au prochain dîner on décidera de tous les plats à l’ouverture des vins. J’approuve. Un chef de ce niveau qui accepte de discuter de tous ces sujets, c’est un bonheur absolu.  A nous de recommencer selon cette voie que d’ailleurs Alain Senderens m’avait aussi suggérée : réagir au dernier moment au message de chaque vin. Cela promet d’explorer des pistes extrêmement excitantes.

Les votes constituent un moment devenu classique de pur amusement. Il y avait à la table une assemblée joyeuse et extrêmement disparate. Un couple venu de Prague dont la culture œnologique ne serait pas égalée par beaucoup d’esthètes français, des habitués au savoir confortable, une jeune étudiante pour qui chacun des vins était une complète découverte alors qu’à l’opposé, celui qui est sans doute l’un des plus grands experts français à la culture infinie profitait en bon enfant, avec cette intelligence que j’ai appréciée de ne pas écraser l’assemblée de sa science immense. On ne pouvait pas trouver un panel de palais plus diversifiés. Cela se retrouva dans les votes. Le vin de Chypre 1845 que je présentais en dîner pour la première fois obtint cinq places de premier et quatre places de second. Il fut le plus couronné suivi du Chambertin 1929 avec trois places de premier, quatre places de second et comme pour le Chypre neuf votes exprimés sur dix votants. Des votes similaires concernèrent ensuite le château Olivier 1943 et le Château Guiraud 1896. Tous les vins sauf un eurent au moins un vote. Comme on ne votait que pour quatre vins sur les onze vins ouverts, cela montre bien que chaque vin pouvait plaire à au moins l’un des convives. Quatre vins eurent les honneurs d’un vote de numéro un.

Mon vote personnel fut en premier évidemment Chypre 1845, suivi de Chambertin 1929, de Guiraud 1896 et de Léoville Las Cazes 1948. Si on s’amuse à calculer l’année moyenne des vins pour lesquels j’ai voté, on trouve 1904, c’est-à-dire juste cent ans. S’imaginer que l’âge moyen des quatre vins que j’ai choisis est de cent ans est simplement renversant.

Le fait de dîner en salon privé ne correspond pas vraiment à l’esprit de nos dîners car c’est l’atmosphère d’une salle qui permet de mieux jouir de ces instants uniques d’immense gastronomie. La forme de la table joue un rôle essentiel. Celle-ci, oblongue, a divisé les conversations en trois groupes alors que la communion entre les convives est indispensable. Il faudra que l’on travaille aussi cet aspect là.

Si je devais retenir la plus grande excitation que m’a laissée ce repas, je dirais paradoxalement que c’est le fait que tous les accords n’aient pas été parfaits. C’est diablement excitant, car cela donne l’envie d’aller encore plus loin quand on sait que le chef le plus brillant de Paris, le plus spontanément créatif est prêt à pousser encore plus sur ces dîners de vins anciens la recherche de la gastronomie la plus pure. J’imagine déjà les dimensions nouvelles que l’on va pouvoir explorer. C’est passionnant.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 22 avril 2004

Dîner de wine-dinners du 22 avril 2004 au restaurant de l’hôtel Bristol
Bulletin 111

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Mumm Cordon rouge 1975 magnum
Sylvaner Trimbach 1962
Montrachet Roland Thévenin 1947
Beaune blanchesfleurs tasteviné Chanson Père & Fils 1967
Corton Grancey Louis Latour 1964
Château Mouton Rothschild 1978
Château Haut-Bailly 1918
Château Sainte Roseline Côtes de Provence 1953
Château Loubens Ste Croix du Mont 1959
Château d’Yquem 1906

Le menu conçu par Eric Fréchon
Araignée de mer en carapace, chair et corail à la coriandre, jus des carcasses pressées
Sole dieppoise et écrevisses, mousseline de petits pois, jus de crustacés et mousserons
Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au parmesan
Pigeon vendéen rôti au foin, chou vert aux abats et foie gras de canard et girolles
Rhubarbe à l’étouffée à l’infusion de citronelle, glace Amaretti
Mangues et ananas caramélisés aux épices
Chocolats, mignardises

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 22 avril 2004

Les lecteurs attentifs s’en souviennent, j’ai visité l’an dernier le Château Sainte Roseline, beau domaine des Côtes de Provence. On m’a présenté selon le programme classique les vins récents et lors d’un déjeuner privé avec le propriétaire et son épouse, j’ai pu goûter un 1988 rouge qui était loin d’être concluant et un 1983 rouge éblouissant. Là dessus, séduisant au port où accoste mon bateau une veuve autochtone, celle-ci trahît le souvenir de son défunt mari en m’offrant non pas sa vertu mais une bouteille de Sainte Roseline 1953. Bernard Teillaud propriétaire du domaine depuis 1994 m’avait fait goûter la plus vieille relique restant encore au domaine, le 1983. Je pouvais remonter le temps de 30 ans de plus. L’occasion était belle que ceci se passe lors d’un de mes dîners en sa compagnie. Comme tout amateur d’art éclairé il est curieux de tout. L’idée lui plut. La bouteille fut rajoutée au dîner où il s’inscrivit. Ce fut au Bristol.

La salle de restaurant d’hiver du restaurant de l’hôtel Bristol est la plus belle de Paris, les lambris de cette salle ellipsoïdale évoquant  par sa forme de mâles mêlées rugbystiques créant une chaude atmosphère. Nous avons pris nos marques en ce lieu et maintenant toutes les spécifications de service se sont rodées. L’équipe particulièrement motivée montre une efficacité totale, tant au service de table qu’à celui des vins. J’ai ouvert les vins avec Virginie ce qui est un plaisir car nous devisons sur la valeur de ces témoignages et je prends beaucoup de soin pour cette étape cruciale du succès du repas, dont voici quelques détails. Les nez bourguignons sont encore endormis. Ils ont cinq heures pour s’étirer et se réveiller. Le nez du Mouton est pimpant. Celui du Haut-Bailly 1918 est renversant de perfection. On est strictement dans la même situation qu’avec le Mission Haut-Brion 1918 ouvert il y a peu au Cinq : un nez fort, épanoui, dense comme le plomb, avec des petites notes de Porto comme en a le Cheval Blanc 1947. Il serait facile d’en conclure que 1918 délivre toujours des vins au nez généreux à l’ouverture. Pourquoi pas? Ces deux exemples de 1918 se ressemblent fort. Une déception vient du bouchon du Montrachet 1947 à l’odeur horrible alors que le vin est moins touché, même si la trace de blessure se devine. J’espère que d’ici le dîner le temps va corriger ce défaut. J’avais annoncé dans la liste des vins que je propose : "Yquem 1929 ou plus vieux, année à voir sur le bouchon". J’avais mis 1929 par comparaison à des bouteilles proches de son aspect extérieur. A l’ouverture avec Virginie le bouchon montre qu’il s’agit de 1906. Voilà un deuxième cadeau pour les heureux convives : il y a Sainte Roseline 1953 ajouté qui ne figurait pas sur la liste, et voici que le Yquem est de 1906. Beau nez, et magie qui opère à la première gorgée juste à l’ouverture, car il fallait bien trouver un prétexte pour vérifier dès à présent la qualité de ce breuvage divin. Les 1918 et 1906 ayant des bouchons d’origine, ceux-ci se sont émiettés. Il faut une patience d’ange pour que rien ne tombe dans le flacon. C’est un exercice délicat.

Eric Fréchon avait composé un menu particulièrement élégant. Je regrette toujours quand je n’ai pas le contact direct avec le chef, car si je fais ces dîners, c’est aussi pour explorer avec ces créateurs de talent de nouvelles formes d’accord. C’est l’un de mes plaisirs quand le dialogue existe sur ce sujet de passion. Fort heureusement le brillant sommelier Jérôme Moreau fut le trait d’union utile et efficace pour les mises au point.  Araignée de mer en carapace, chair et corail à la coriandre, jus des carcasses pressées, Sole dieppoise et écrevisses, mousseline de petits pois, jus de crustacés et mousserons, Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au parmesan, Pigeon vendéen rôti au foin, chou vert aux abats et foie gras de canard et girolles, Rhubarbe à l’étouffée à l’infusion de citronnelle, glace Amaretti, Mangues et ananas caramélisés aux épices, Chocolats, mignardises. Un programme brillant.

Le champagne Mumm Cordon rouge 1975 servi en magnum a une belle bulle vivace. En apéritif dans le majestueux salon de l’hôtel, il est encore un beau jeune homme avec une expression légèrement fumée, un vineux assez adouci. C’est très plaisant. Servi ensuite à table sur la soupe d’araignée, il rajeunit de vingt ans. Il prend plus de sécheresse, devient plus fringant, et montre un niveau sans doute supérieur à ce qu’il délivre sur les millésimes d’aujourd’hui. Un vraiment beau champagne.

Sur la sole, le Sylvaner Trimbach 1962 a un nez transformé par rapport au nez du vin servi quelques secondes avant que le plat n’arrive. Il a une belle minéralité, ce coté pierre à fusil, et en bouche il se fait rond, chatoyant, séducteur, mettant en valeur la sole d’une bien belle façon. Le Montrachet Roland Thévenin 1947 à coté fait triste. Le nez bouchonné ne se retrouve pas en bouche mais le vin est réduit, paralysé, encagé dans un filet paralysant. Bien sûr le temps passé dans le verre le ravive mais le charme est rompu. Ce qui laisse la place au Sylvaner pour parader sur un plat d’une exécution exemplaire.

Le Beaune Blanchefleurs tasteviné Chanson Père & Fils 1967 est absolument remarquable. Canaille, séducteur, il a mis son foulard rouge autour du cou et entraîne le palais dans une java endiablée. Ce qui frappe c’est cette expressivité si typée. A coté, le Corton Grancey Louis Latour 1964 est un sumo de puissance alcoolique et de sérénité. L’un est canaille, l’autre est rassurant comme un notaire de province. J’aime ces bourgognes là, l’un qui chaloupe l’autre qui envoie la bouée de sauvetage. Comment va s’intégrer le Château Sainte Roseline Côtes de Provence 1953 à coté de ces généreux et brillants bourgognes ? A l’ouverture j’avais poussé un ouf ! La belle veuve n’avait pas trahi ma séduction portuaire. Son défunt mari avait du goût. Là, à la première gorgée, prise sur les délicats mais denses macaronis, je trouve même que le Sainte Roseline excite plus mon palais par une personnalité vive. Pianotant de nouveau sur les trois vins cette primauté ne se retrouve pas, mais le premier contact fut en sa faveur. Quand on s’installe ensuite dans la dégustation simultanée de ces trois vins, on perçoit que le 1953 est vraiment un Côtes de Provence, dans des tonalités qu’aucun vin actuel ne peut délivrer. Bernard Teillaud pourra à juste titre se féliciter que le vin de sa propriété soit marqué cette année là par une expressivité brillante de grand vin. Le charme séducteur et canaille du Beaune, la sérénité vineuse du Corton, la révélation de la personnalité de l’ancêtre de Sainte Roseline, tout portait à la satisfaction complète.

Sur le pigeon d’un classicisme de bon aloi, on commence par le Haut-Bailly 1918. Le nez absolument exceptionnel me chavire. C’est beau, raffiné, riche, opulent, rassurant, envoûtant. Alors qu’à l’ouverture Mission 1918 avait été aussi brillant, il avait ensuite un peu faibli au service. Là, le Haut-Bailly est époustouflant de panache, d’excellence. Un immense vin aussi bien au nez qu’en bouche où il est juteux, rond, accompli, serein. Quand on atteint des niveaux de cette altitude, j’ai comme un choc. Je suis groggy de perfection. A coté de lui le Mouton-Rothschild 1978 particulièrement bon (j’insiste sur particulièrement bon) n’accroche pas tant mon intérêt, cruel que je suis, alors que le vigneron de Provence confronté à ce vin plus actuel, donc plus proche de ses recherches, lui a trouvé un charme et une valeur qui convenaient bien à son palais.

Je suis naturellement un fan de Haut-Bailly. Mais ce 1918 est un particulier moment d’exception, tant son message transcende tout ce qui peut s’imaginer. Lecteur fidèle, sachez qu’il m’en reste.

Le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1959 est expressif, étonne tout le monde par ses goûts typés bien marqués, mais comment briller quand arrive le Yquem 1906 ! Avant de commenter cette légende je signalerai que Loubens est bien charpenté, avec de beaux signes de fruits blonds mais qu’il finit un peu vite, sa trace s’estompant. Il a toutefois plu à beaucoup de convives pour qui l’image de Sainte Croix du Mont n’atteignait pas  ce niveau là.

Le Yquem que l’on avait daté à l’ouverture était de 1906. Une couleur d’un marc de café. Un convive dit :"on dirait un alcool". Et j’ai senti le trouble dans beaucoup d’esprits car cette couleur pour moi familière semble une aberration pour mes convives. On se dit que ce vin est cuit, caramélisé. Leur surprise n’en est que plus grande quand ils découvrent des saveurs inconnues, pénétrantes, énigmatiques, renversantes. La densité de cet Yquem est immense. On voit défiler les abricots, mangues, coings mais aussi ces citrons confits, pamplemousses roses. C’est délicieux. L’année a déjà un pouvoir évocateur impressionnant. Et ce goût ignoré de tous laisse sans voix toute la table. Ce n’est pas tous les jours qu’on boit Yquem 1906 après avoir bu Haut-Bailly 1918. La table était très éclectique rassemblant deux amateurs belges, un éditeur, deux écrivains et des chefs d’entreprise. L’ambiance était fort joyeuse et tout au Bristol y contribuait. Le cadre, un service attentionné sans faute, et ce menu d’Eric Fréchon d’un bel intérêt. La cuisine s’est maîtrisée au profit d’une parfaite exécution du schéma directeur du plat. Tout est simplifié pour n’apparaître que plus magistral encore. Les desserts qui ne procèdent pas de la même logique sont de l’ikebana. Mais ce n’est pas ce que demandent ces liquoreux anciens. Qu’on leur donne une saveur essentielle, primaire, taillée dans le même marbre qu’eux plutôt que ces variations brillantes où le dessert existe seul. Il faut qu’un dessert sache mettre en valeur et non pas se mettre en valeur.

Quel plat ou quel accord m’a marqué ? Je serais bien en peine de le dire car tout fut juste, serein, dogmatique. J’ai eu un faible pour la sole dieppoise aux écrevisses magistralement exécutée qui mettait en valeur ce Sylvaner tout à coup propulsé à des sommets.

Comme d’habitude on vota et tous les vins sauf un figurèrent dans les votes, large éventail qui me plait. Les concentrations de vote se firent sur Yquem 1906 et Haut-Bailly 1918 fort logiquement et aussi sur le Sylvaner, les deux bourgognes et le Mouton. Bernard Teillaud fut surpris que son vin figure en position de 3ème dans cinq votes, ce qui est un score flatteur. Mon vote fut plus difficile que d’habitude car mon coeur balançait entre les deux bourgognes. Il fut : en un Haut-Bailly 1918 et de très loin, en deux Corton Grancey 1964, en trois Sainte Roseline 1953 et en quatre Beaune blanchefleurs 1967. Mais si le Haut-Bailly était indiscutable (le plus voté premier avec Yquem 1906) j’aurais pu intervertir les places 2, 3 et 4. A la réflexion aujourd’hui je mettrais sans doute en deux le Beaune. Mais le vote a eu lieu. On ne refait pas deux fois les élections.

Une nouvelle fois des amateurs débutants ou chevronnés ont vu certaines convictions et a priori vaciller quand ils ont pu prendre conscience des qualités insoupçonnées de ces vins anciens. Tous se sont mis à s’intéresser à des aspects d’un dîner qu’ils n’effleuraient pas. C’est de la pédagogie mais aussi du plaisir.

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 25 mars 2004

Dîner au restaurant Laurent selon un processus maintenant bien rôdé. La cérémonie d’ouverture des vins se déroule toujours avec émotion car même avec une expérience dépassant le millier de vins très anciens ouverts, il y a toujours une incertitude sur l’évolution que connaîtra un vin entre son ouverture et son service. Et même d’ailleurs entre le versement de la première goutte et la fin de bouteille.

Patrick Lair a ouvert les blancs avant mon arrivée puisque nous nous connaissons suffisamment pour appliquer des méthodes similaires, et a ouvert aussi le Ducru Beaucaillou. Je lui trouve une odeur aqueuse. L’oxygène lui fera du bien. Le Gruaud Larose de trente ans son aîné sent bon. Je le rebouche. Le Richebourg est assez expressif, et le Nuits Saint Georges profitera bien de l’air ambiant. Le Beaucastel a peu de nez. Attendons-le. Je me suis intéressé à sentir les bouchons au moment où la capsule est retirée, avant qu’on ne les ouvre. Le Richebourg sent la terre, et plus précisément, il sent la terre de la cave séculaire de la Romanée Conti dont j’ai gardé l’entêtante empreinte. Alors que le haut de bouchon du Nuits sent le gant de toilette humide. Sans doute une cave à forte hygrométrie où il aura séjourné avant de rejoindre ma cave.

Le repas composé par Philippe Bourguignon avec le chef AlainPégouret était : Amuse-gueules (gougères), Langoustine croustillante au basilic, Cuisses de grenouilles et haricots coco façon «blanquette », jus en écume et noix de muscade, Côte de veau de lait cuite en cocotte, gratin de macaroni, Pigeon à la broche, jeunes navets et foie gras verjutés, Bleu des Causses, Soufflé mandarine.

Malgré les embarras de Paris, les convives sont tous ponctuels, ce qui est très agréable pour créer une ambiance chaleureuse dès le premier instant. Pour l’accueil, le champagne Charles Heidsieck mise en cave 1996 a une belle personnalité. Expressif, légèrement ambré, il est un peu sucré pour mon goût, mais bien agréable à boire. Nous passons à table et sur une langoustine croustillante le champagne Pol Roger 1993 exprime sa belle authenticité. Pas de vague, pas de faux pas, et le confort d’un beau champagne bien fait, peu dosé. Beau démarrage.

Les cuisses de grenouilles sont fermes et prononcées, mais c’est la sublime sauce qui va chanter avec les vins. Le Haut-Brion blanc 1990 a un affreux nez bouchonné de façade, mais fort heureusement les choses reviennent dans l’ordre. J’avais longuement expliqué que bien souvent, quand on associe deux vins à un plat, c’est le fantassin, le moins noble, qui se marie le mieux. Là, c’est le Chateauneuf du Pape Domaine de Nalys 1979 qui s’inscrivait bien sur la partition que jouait le plat, et le mariage se faisait plus sur la sauce que sur la chair. Très bel accord, et très belle association courtoise entre le grandHaut-Brion blanc et le Chateauneuf. A noter que le Haut-Brion blanc a une fenêtre de tir extrêmement étroite de température de service. Trop froid ou trop chaud, il ne s’exprime pas. J’avais demandé qu’on le serve un peu sur le gras. Il n’eut pas fallu. Deux degrés de moins l’auraient magnifié. On devinait le potentiel immense sous ce nez provisoirement hostile et cette température inexacte. Le Nalys quand à lui, plus simple, plus nature, se riait de tous les obstacles, trouvant dans la sauce aérienne un évident bonheur.

Le chef avait réussi la viande de veau comme je les aime : le plat de la carte est simplifié, épuré, pour donner le beau rôle au vin. Mais le plat n’en devient que meilleur. Sur la belle chair, le Ducru-Beaucaillou 1955 se montre époustouflant. J’ai longuement dit et répété que 1955 connaît en ce moment une plénitude absolue. Quel exemple. Le nez est opulent, charpenté et en bouche on savoure l’agréable sécurité d’un vin réussi. Toutes les composantes sont bien intégrées.

Alors qu’à l’ouverture le Ducru faisait pâle et le Gruaud joyeusement épanoui, c’est maintenant le Gruaud-Larose Faure-Bethmann 1925 qui fait blessé. Mais c’est là l’important apport de wine-dinners. Dans ces dîners, aucun vin n’est en compétition avec un autre. Alors, on peut se livrer avec une décontraction infiniment plus grande à l’analyse tranquille d’un vin. Et derrière la façade non ravalée, c’est un immeuble flamboyant que ce vin. De l’alcool à en revendre, mais surtout, une longueur exceptionnelle. C’est une princesse en chiffons, et grâce à ce mode de présentation des vins, on ne s’arrête pas aux chiffons, on ne les voit même pas. Une anecdote intéressante : le restaurant Laurent a des Gruaud Larose 1924 et 1926 qui sont des Cordier. Comment ce 1925 peut-il être Faure Bethmann, alors que son étiquette est ostentatoirement ou ostensiblement d’époque ? C’est qu’il existait à l’époque deux Gruaud Larose, le Sarget, appartenant jadis au Baron Sarget de Lafontaine et le Faure appartenant à la famille Faure-Bethmann. Nous goûtions le Faure. Beau vin qui a connu des guerres mais avait beaucoup de belles campagnes à raconter. A noter qu’un ouvrage où j’ai cherché pourquoi ces étiquettes sont différentes considérait le Gruaud Larose Faure, donc le nôtre, comme sensiblement supérieur à son siamois. Les deux domaines ont été réunifiés en 1934 par Cordier qui avait acquis le Sarget en 1917.

Le pigeon est très simplifié, rompant avec les pigeons de dîners récents qui étaient des sujets de concours. Ici il s’est mis dans son expression simple, pour que le vin parade. La couleur du Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956 est celle d’un vin vieux, quand celle du Nuits-Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947 est éclatante d’insolente jeunesse. Dans d’autres circonstances, on rejetterait le témoignage fatigué d’une petite année sans véritable intérêt. Mais on constate avec étonnement que ce vin, que tout expert aurait éliminé, dès qu’on oublie la couleur fanée et l’odeur rebutante, apporte un témoignage qui n’est pas seulement archéologique. Il y a aussi du vin porté par quelques poutres de son merveilleux domaine. Et on y trouve du plaisir au point même qu’un convive l’aura noté premier dans son vote et un autre second !

Le Nuits Saint Georges Bouchard 1947 est une leçon. On savait faire les choses à cette époque sur un vin fantassin. Car la couleur est jeune, plus jeune qu’un 1986 par exemple, le nez est opulent et rejoint son année par cette plénitude affirmée. Et en bouche, c’est la Bourgogne joyeuse, faite de rondeur et de travail accompli dans le bonheur. Vin de charme et de grâce féline. J’avais demandé qu’on ne mette que deux vins sur le pigeon pour ne pas brouiller le palais de mes convives par des sensations trop disparates. Le Beaucastel 1986 apparut donc seul. C’est une erreur que j’ai commise, car sans plat, sans une chair accueillante, ce vin se sentait orphelin. Bien sûr il est beau. Mais terriblement astringent du fait du manque de plat, c’était Talma qui jouait devant une salle vide : il ne pouvait pas se transcender dans un jeu passionné qu’on ne trouve qu’avec un public. Il n’y a rien à lui reprocher, sauf qu’il a subi cette programmation qui ne lui était pas favorable.

Philippe Bourguignon a fait changer le fromage prévu pour une fourme magistrale. Un crémeux sensuel. Et le Château de Myrat 1990, annoncé sur l’étiquette comme simple Bordeaux Supérieur, propriété de Jacques de Pontac sur la commune de Barsac est devenu grandiose. Surprise absolue pour tout le monde. Ce roturier se vêtait de tenues de vicomte. Belle couleur d’or cuivré, nez phénolique mais suffisamment consistant et en bouche une rondeur amène du plus bel effet. Nous en avons profité avec une franche jouissance.

Le soufflé à la mandarine, simplifié comme il convenait, a mis en valeur le château Gilette crème de tête 1949 magistral. C’est la définition précise du Sauternes bien né d’une grande année. Rond, long, adorablement doré d’un or rouge, au nez envoûtant des parfums les plus séducteurs. On ne se lasse pas de cette perfection élaborée.

La période des votes amuse tous les convives à la fois quand il faut réfléchir et lors du dépouillement aussi surprenant qu’un soir de vote pour les régionales. Le Ducru Beaucaillou a été le plus cité, par tous, avec onze votes sur onze bulletins dont un de premier. Un score de république bananière. Presque tous les vins, même les plus fatigués, ont été cités. Le Nuits 47 et le Gilette 49 ont recueilli le plus grand nombre de votes de premier, avec quatre chacun.

Mon vote a été en un le Nuits Saint Georges 1947, en deux le Gruaud Larose 1925 car je sais y lire des messages sous les pansements, en trois le Ducru-Beaucaillou 1955 grandiose et en quatre le Myrat 1990 surprenant, car le Gilette, bien évidemment d’une classe très supérieure, a fourni pour moi la prestation de qualité que je connais et que j’attendais. J’encourage un peu l’outsider.

Comme dans beaucoup de dîners, on se connaît ou on se reconnaît entre convives qui ne soupçonnaient pas que tel autre viendrait.

Un dîner particulièrement réussi grâce à une ambiance enjouée, conquise d’avance par l’envie de découvrir sans juger. Les vins même fatigués avaient quelque chose à dire, et le Nuits 47, le Ducru 55 et le Gilette 49 sont des vins d’une telle perfection ce soir là qu’ils autorisent ces explorations historiques du plus bel intérêt quand un chef a le talent d’adapter des plats à leur mise en valeur.

Une mention particulière à un instant fugitif d’accord sublime. Autour des pigeons, des petits macarons de navets miellés et épicés créent un choc gustatif. Et tout à coup, un grain de poivre s’écrase sous la dent quand je porte à mes lèvres le Richebourg DRC 1956. Lutte en bouche et soudain le poivre excite le Richebourg qui se met à montrer sa noblesse comme le taureau qui ne cèdera pas un pouce de terrain au lourd cheval caparaçonné sous la pique cruelle du picador. Le Richebourg fut noble à ce moment là, me gagnant d’émotion forte.

L’équipe de Philippe Bourguignon fut parfaite ce soir (comme tous les soirs), et les convives chaleureux firent de ce repas une vraie fête de l’amour du vin et de la bonne chère.

Une anecdote. Un ami de mon fils m’avait aidé à composer le numéro 100 du bulletin. Je me devais de le remercier. Ce fut fait lors de ce dîner. Il lisait depuis longtemps mes bulletins qui parlent d’un monde de vins qu’il n’avait pas encore visité. Les propos dithyrambiques sur des vins d’âge canonique lui paraissaient l’aimable lubie d’un obsédé qui magnifie des impressions de vins surannés. Il venait donc à ce dîner avec l’idée qu’il allait falloir s’extasier sur de pieuses reliques, comme on le fait auprès du peintre du dimanche qui vous expose des œuvres que même le brocanteur le plus âpre au gain n’acquerrait pas. Une brochette de vins sublimes, le Nuits 47, le Gilette 49 et le Ducru 55 ont fait vaciller et effondrer ses a priori. Je pense qu’il va relire les bulletins avec d’autres lunettes, considérant que ce qui y est retracé est l’expression d’une réalité.

J’avais eu il est vrai une attitude de même nature quand Bernard Hervet de la maison Bouchard m’avait dit que ses Montrachet 1865 sont sublimes. Je venais avec l’idée que ces témoignages seraient sentimentaux. Le Meursault Charmes 1846 et sa force vineuse font depuis lors partie de mon Panthéon. Il reste encore des barrières psychologiques à l’acceptation que des vins anciens sont authentiquement et objectivement bons.

Merci à Philippe Bourguignon et son équipe d’avoir eu l’intelligence d’une cuisine au service du vin, merci à des convives si enjoués, et merci aussi à Jean Clause Ribaut, qui participait à ce dîner, pour l’article qu’il lui a consacré le 16 avril dans les colonnes du Monde. C’est un coup de pouce apprécié.

 

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 25 mars 2004

Dîner du 25 mars 2004 au restaurant Laurent
Bulletin 109

Les vins de la collection wine-dinners

Charles Heidsieck mise en cave en 1996
Champagne Pol Roger 1993
Château Haut-Brion Blanc 1990
Chateauneuf du Pape Domaine de Nalys 1979
Château Ducru-Beaucaillou 1955
Château Gruaud Larose 1925
Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1956
Nuits Saint-Georges Bouchard 1947
Chateauneuf du Pape Beaucastel 1986
Château de Myrat Bordeaux supérieur Jacques de Pontac 1990
Château Gilette « crème de tête » 1949

Le menu conçu par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret

Amuse-gueules (gougères)
Langoustine croustillante au basilic
Cuisses de grenouilles et haricots coco façon « blanquette »,
jus en écume et noix de muscade
Côte de veau de lait cuite en cocotte,
gratin de macaroni
Pigeon à la broche, jeunes navets et foie gras verjutés
Bleu des Causses
Soufflé mandarine

Dîner de wine-dinners au Cinq jeudi, 26 février 2004

Quand on entre au Four Seasons puisqu’il faut appeler ainsi le George V, on est saisi par la perfection des mauves de fleurs exubérantes. Des orgues cyclopéennes comme les douze cylindres d’anciennes voitures de course aux tubulures évocatrices de sensations fortes emprisonnent dans leurs tuyaux de verre des orchidées aux couleurs folles. On ne peut pas ignorer ce spectacle de coloris magiques. Après bien sûr on se souvient qu’on est dans un palace. Mais pendant quelques secondes on était dans une jungle torride, en un paradis perdu. Accueil exemplaire d’une maison bien tenue au service du client.

Ouverture des vins avec Thierry sommelier que j’apprécie. Les blancs sont très prometteurs et même le Pouilly Fuissé dont je redoutais l’état s’est montré fort sympathique. Les rouges au contraire sont comme des bagnards après plusieurs semaines de punition d’isolement. L’odeur indique que la douche s’impose. Qui pourrait imaginer qu’un vin sentant de façon aussi rebutante reviendra à la vie quand l’oxygène aura fait son oeuvre restauratrice. Le Bouchard fait tout pour être incivil. Réussira-t-il son retour à la vie ? Les deux 1959 rivalisent de méchanceté d’odeur et j’essaie d’imaginer par quels parcours les vins vont épousseter toutes leurs scories. A l’inverse je reçois l’odeur de la Mission Haut-Brion 1918 comme un choc. C’est invraisemblable et je le fais sentir au plus vite à Thierry et à Sébastien qui va réaliser le service du vin. Ce vin de 1918 a une odeur merveilleuse. Elle évoque certains Portos, mais surtout, elle rappelle la magique odeur de Cheval Blanc 1947. Une concentration inimaginable. Une trame unique. Dans ces cas là, j’ai presque peur, car c’est comme la beauté d’une jolie femme : saura-t-elle durer ? Je rebouche en priant que Dame Nature protège cette merveille. Le Clos Haut Peyraguey rassure sur la solidité des Sauternes.

Le menu conçu par Philippe Legendre, en symbiose avec le sens des accords d’Eric Beaumard : Amuse Bouche, Homard breton en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze, Tarte d’artichaut et truffe du Périgord, Pigeon du pays de Racan rôti aux dattes et au citron, sauce au cumin, Carré de chevreuil au chocolat, chutney de pommes reinettes, Roquefort, Croquant de fruits secs et pruneau infusé au vin de Rasteau.

Nous passons à la table du Cinq après quelques conseils indispensables, et le champagne Bollinger Grande Cuvée arrive un tout petit peu trop chaud. Ce sera le seul vin à faible écart, les autres étant parfaits. Beau champagne de début bien adapté à une délicieuse pomme de terre au caviar curieusement transformé par un sorbet auxiliaire. Le champagne est beau, idéalement adapté à la pomme de terre. Classique entrée en matière dans la pièce de théâtre que vont jouer les vins.

Le Latour Martillac 1961 blanc étonne les convives qui n’ont jamais eu accès à un Bordeaux sec ancien. Puissant en arômes, d’une belle jeunesse affirmée. Il y a l’astringence classique des Bordeaux et ces petites notes citronnées de la jeunesse. Jamais on ne dirait qu’il a 42 ans. Sur un homard d’une exactitude royale il s’épanouit, mais l’accord fusionnel se fait avec le Pouilly-Fuissé Latour Louis Latour 1979. Ce vin qui aurait dû être bu il y a bien longtemps alors qu’il est plus jeune de 18 ans que le Bordeaux serait jugé banal dans bien des circonstances. Mais là, sur le plat, il trouve des choses à raconter avec des saveurs parfois intéressantes. Il fut même gratifié de quelques votes dans les quartés finaux.

Le Château Cheval Blanc 1959 me saisit par un nez devenu l’exacte définition de ce qu’il doit être. Il était inamical à l’ouverture mais il est là d’une séduction extrême. Magnifique et équilibré en bouche il représente un vin quasi idéal. C’est beau d’accomplissement élégant. J’ai eu la chance de goûter à part le fond de bouteille où se concentrent tous les arômes. Je fus sous le choc de sa perfection extrême. Un Cheval Blanc peu puissant mais suprêmement élégant. Ce qui m’a particulièrement plu, c’est son absence totale de défaut, tant il fut ce que j’en attendais et espérais. Je vais même plus loin. Si je devais définir le Bordeaux rouge idéal, ce vin ferait sans doute partie des dix plus grands vins que je citerais.

Le Mission Haut-Brion 1918 m’avait frappé par la surprenante générosité de son odeur à l’ouverture. Juste avant de passer à table, c’était toujours le cas. Au service dans le verre, la force des arômes s’assagit un peu et ce vin délivre une incroyable rondeur liée à une extrême densité. Alors que j’avais peur que ma jeune tablée ne saisisse pas la complexité de ce vin de légende, tout le monde est entré avec une facilité surprenante dans son message simple. Couronné comme une vedette dans les votes, il fut adoré de tous les convives. Rondeur, longueur, alcool très présent, et ces saveurs en filigrane de velours d’une belle émotion. Pendant qu’ils s’émerveillaient de la solide présence de cet octogénaire, je continuais à jouir d’un émouvant Cheval Blanc sans la moindre faute. Il faut dire que la truffe lui allait bien.

Le Vosne Romanée du Château Bouchard Père & Fils 1983 qui m’avait fait peur à l’ouverture me fit encore plus peur au service. Une odeur frisant le bouchonné. J’exprimai ma peur mais je dus constater à mon heureuse surprise que le pigeon arrangeait tout. Il gommait tous les défauts du vin qui redevenait charmeur, avec cette rudesse bourguignonne de bon aloi. C’était le plus jeune des vins qui avait pris des rides plus tôt que les autres. Sauvé par le plat il fut même présent dans les votes.

Le Vosne Romanée les Suchots Charles Noëllat 1959 affiche puissamment son coté gibier. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes, car le vin a attrapé, capté tous les arômes du plat, traquant le gibier et léchant le chocolat, au point de se transcender, ce qu’il n’aurait jamais fait sans le plat. Il eut été boudé sans cette symbiose. On constatait bien que La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961 était immense, surpuissant exemple d’une générosité expressive bien travaillée. Mais La Tâche surclassait le plat quand le Vosne Romanée l’épousait. On pouvait alors déguster les deux, l’un pour sa valeur pure inimitable, le La Tâche, et l’autre pour l’excitation gastronomique du moment, le Suchots. Par rapport au Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1961 bu il y a un an en dîner je pense que La Tache est plus puissant, plus vineux, plus bourguignon quand le Richebourg, dans mon souvenir, parait plus élégant. Ce qui me plait assez, c’est qu’ils sont suffisamment différents pour être complémentaires. Dans la quête de l’absolu il faut donc avoir bu les deux. La connaissance d’un seul des deux ne suffit pas. Pour gagner ses galons dans la dégustation des vins anciens, il faut avoir livré les deux batailles. C’est ainsi. Si vous avez accompli l’un des deux pèlerinages, je désigne ici votre prochain Compostelle.

Le Doisy Barsac 1966 est d’un beau jaune hésitant entre l’or et le citron. J’avais dû goûter à l’ouverture pour vérifier qu’il est liquoreux car au nez on a parfois des surprises, et sur table son statut de liquoreux se confirma, même s’il était particulièrement sec. Je rappelle cette interrogation car Doisy et plus particulièrement Doisy Daëne produit à la fois un Sauternes et un vin sec comme le fait d’ailleurs Yquem mais lui sous un autre nom : « Y ». Le roquefort ne lui allait pas du tout. J’avais vers 17 heures testé le roquefort pour vérifier sa puissance et demandé un moins envahissant, mais malgré l’évidente volonté de cette équipe motivée d’y remédier, la pression du roquefort était trop forte. Une jeune convive fort esthète eut le bon réflexe : elle échangea pour du Saint-Nectaire. Je peux supposer que cela allait beaucoup mieux. On était donc obligé d’imaginer ce que pourrait donner cet élégant Barsac discret. Il faudrait étudier ses mariages possibles qui doivent être intéressants, mais sa timidité d’expression le handicape un peu. On est loin de la pétulance insolente du Doisy 1921 ouvert récemment. Mais cette autre forme de Sauternes tout en légèreté et discrétion pourrait trouver sa place dans un repas. Ce n’était pas avec le roquefort. On lui trouvera un autre emploi.

Le Clos Haut-Peyraguey 1950 a une couleur qui est déjà une œuvre d’art à elle seule : dorée comme le bouclier d’airain d’un conquérant Hannibal, elle annonce des saveurs suaves. Au nez, le beau Sauternes complexe avec ces étrangetés de sucré, d’agrumes et de coing. En bouche, c’est un festival de complexité. Car il y a l’attaque enjôleuse de tout liquoreux. Puis une amertume prend le dessus pour essayer de rendre sec ce délicat breuvage. Enfin tout s’harmonise en bouche pour troubler par la combinaison du sec et du doux, du suave et de l’amer. On a un Sauternes sans doute moins puissant que d’autres, mais d’un charme et d’une élégance rares. Quelques jeunes bouches féminines succombèrent aux charmes de cigares cubains. La salle en fut embaumée et le mariage de ce délicat Sauternes avec le cigare était magique, le poivre du cigare excitant l’agrume du Sauternes. L’accord était nettement moins bon avec le dessert qui n’est pas fait pour ce type de vin. C’est un dessert qui est très bon. Mais la crème lourde et le sucre de la meringue ne se marient pas à ce Sauternes. Comme souvent, cela ne gène pas tant le Sauternes est un dessert en lui-même. Je crois qu’il ne faut pas sortir des classiques : desserts aux agrumes et desserts aux coings et mangues. Cela manque peut-être d’originalité mais c’est ce qui accompagne bien ces grands Sauternes anciens merveilleusement typés.

Cette expérience faite avec deux immenses sommités de la gastronomie que sont Philippe Legendre et Eric Beaumard m’inspire la réflexion suivante : il conviendrait peut-être que chaque plat ait deux versions. Une version de la gastronomie classique de leur carte, et une version tournée vers les grands vins anciens. Une version délivrerait le talent raffiné du chef. L’autre garderait le coté brillant du chef qui ne peut pas ne pas s’exprimer, mais le produit principal serait mis en valeur au détriment de quelques signatures non directement nécessaires car elles sont moins au service du vin. Souvent en effet on a sur la chair pure magistralement cuisinée un accord émouvant avec le vin ancien et les paparazzi qui entourent la vedette font régresser l’accord. Comme Philippe Legendre m’a fait le plaisir et l’amitié de m’appeler pour que nous commentions l’événement, j’ai pu lui faire part de cette approche qui mérite examen. Il me semble qu’il faut aller vers une exécution du plat plus synthétisée pour que l’accord primaire de la saveur centrale se fasse avec le vin, augmentant la profondeur du mariage gustatif. Nous en avons eu une belle preuve par l’exemple du chevreuil au chocolat. Le chocolat s’est largement plus domestiqué que lors d’une expérience précédente ce qui a permis au Vosne Romanée qui eut été fatigué de retrouver une jeunesse éblouissante parce qu’il avait capté ce que la chair lui réservait. L’adaptation d’un plat à ces vins procède d’orientations très différentes de celles qui président à la conception d’un menu dégustation où l’effet recherché intègre une certaine virtuosité non nécessaire ici.

Comme d’habitude nous avons voté, et le Mission Haut-Brion 1918, avec cinq places de numéro un vient largement en tête suivi de La Tâche 1961 et de La Tour Martillac 1961 cité souvent à des places flatteuses. Quatre vins ont concentré les votes, les trois cités et le Cheval Blanc 1959. Sept vins sur dix ont été nominés. Mon vote personnel fut le suivant : premier Cheval Blanc 1959, second La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1961, troisième La Mission Haut-Brion 1918 et quatrième le Clos Haut Peyraguey 1950. Mais je comprends fort bien que la vraie vedette de la soirée, c’était Mission 1918. Et il faut bien dire que lorsque l’on a la chance de boire ce vin de légende dans cet état de perfection, on entre dans un monde ultra privilégié comme les rares mélomanes qui ont entendu Glenn Gould en concert.

Nous fêtions l’anniversaire d’un jeune entrepreneur qui était entouré de jeunes passionnés. Les autres convives, des amoureux du vin chevronnés, ont trouvé des pôles d’intérêt communs. On n’imagine pas comme la Terre est petite quand des amoureux du vin se rencontrent. C’est comme s’ils se connaissaient déjà. Ce fut satisfaisant pour moi de voir que de jeunes palais pouvaient tout aussi bien entrer de plain pied dans La Tâche qui ouvre ses bras généreux que dans Mission Haut-Brion 1918 qui demande une solide culture pour en saisir toutes les finesses. On se parla fort tard, tant il était impossible de quitter ce paradis formé d’éléments inimitables : une salle de palais au charme irrésistible, une immense gastronomie, un service élégant et attentif et des vins d’émotion et de légende qui paveront un chemin religieux pour beaucoup de convives conquis.

 

 

Dîner de wine-dinners au restaurant « le Cinq » jeudi, 26 février 2004

Dîner du 26 Février 2004 au restaurant « le Cinq »
Bulletin 106

Bollinger spéciale Cuvée
Château La Tour Martillac Blanc Kressmann 1961
Pouilly Fuissé Louis Latour 1979
Château Cheval Blanc 1959
Château La Mission Haut-Brion 1918
Vosne Romanée Bouchard 1983
Vosne Romanée 1er cru les Suchots Charles Noëllat 1959
La Tache Domaine de la Romanée Conti 1961
Château Doisy Barsac 1966
Château Clos Haut Peyraguey 1950

Le menu préparé par Philippe Legendre et Eric Beaumard
Apéritif
Amuse Bouche
Homard Breton en coque fumé et rôti aux châtaignes de Corrèze
Tarte d’artichaut et de truffe du Périgord
Pigeon du pays de Racan rôti aux dattes et au citron, sauce au cumin
Carré de chevreuil au chocolat, chutney de pommes reinettes
Roquefort
Dessert croquant de fruits secs et pruneau infusé au vin de Rasteau

Dîner de wine-dinners dans un hôtel particulier jeudi, 12 février 2004

Un lecteur du bulletin de wine-dinners me demande d’étudier un dîner en site privé. Un impressionnant hôtel particulier d’immense prestige. J’étudie les possibilités avec un chef ami, et très rapidement diverses contraintes budgétaires imposées par le propriétaire à ce dynamique et sympathique entrepreneur de la communication qui est mon commettant rendent la chose quasi impossible. Au point qu’il envisage lui-même d’abandonner. C’est moi qui le motive pour relever le défi. Nous sommes obligés de constater que le projet n’est plus possible avec le restaurateur que j’avais choisi.

Et par le plus grand des hasards, je me retrouve avec Dominique Saugnac, ancien chef du restaurant Bruno, qui vient de lancer, sous le patronage de Bruno un restaurant « Terre de truffes » qui s’inspire des recettes brillantes du restaurant de Lorgues. Le chef est plein de son sujet : « la truffe ». Ma liste de vins ayant été remise avant que je ne connaisse le choix du chef, nous voilà partis pour une aventure. Il va falloir que mes vins se montrent souples et arrangeants pour relever le défi. Allons-y.

Pour mettre tous les atouts de mon coté je suis allé quelques jours avant déjeuner à « Terres de truffes » et je vous recommande d’y aller. La truffe est comme le caviar : c’est tellement meilleur quand il y a profusion. Et des plats intelligents la mettent en valeur. Il faudra – comme d’ailleurs à Lorgues – qu’on y trouve certains vins de qualité qui s’exprimeront élégamment sur cette magique tubercule.

Dominique Saugnac a l’accent du soleil, l’enthousiasme de la jeunesse, et quand on se trouve en ses murs, avec un peu d’imagination, on y entendrait les cigales.

Le jour dit, à l’heure dite, dans une immense salle de l’hôtel particulier, des cadres et dirigeants d’importantes entreprises d’un même secteur économique se retrouvent. Ils se connaissent tous. Mon lecteur organisateur avait prévu d’offrir le premier champagne, honnête champagne sans type affirmé appartenant à Ladoucette, sur une débauche de truffes. Domique Saugnac râpait de fines tranches de deux truffes distinctes, une noire et une blanche, sur des toasts inondés de sel et d’huile d’olive. Une débauche de bonheur. La truffe blanche plus amère mais à l’extrême envoûtement pourrait batailler avec un grand nombre de vins typés. D’originaux croque-monsieur à la truffe s’avalaient avec bonheur. On passe à table, et les 27 convives d’une seule table forment une belle brochette de connaisseurs attentifs qui n’oublient pas d’être aussi de joyeux lurons dissipés. Difficile de faire passer des messages sur les vins, mais heureusement cette joyeuse assemblée sut se faire esthète, et se disciplina pour profiter comme il convient des grands vins et des mets, ce qui me plut.

Le Dom Pérignon 1993 a un nez très expressif. Le charme de ce champagne sensuel agit dès le premier contact. Le premier champagne lui servant de tremplin, on put constater son extrême précision. Je l’ai trouvé particulièrement bon et supportant même très bien le choc de l’oeuf qui rétrécit toujours les vins. A deux jours de la Saint Valentin, je l’avais choisi comme un symbole, car ce champagne est, à juste titre, le champagne de l’amour.

Le Bâtard Montrachet Domaine Ramonet 1992 est un immense Bâtard. Oxygéné depuis des heures, et servi pas trop froid, il explose d’arômes complexes et variés au nez qui n’en peut mais de tant d’évocations. En bouche il y a du gras, voire du beurre, et une forte trame qui donne une longueur rare. L’expression la plus aboutie du Bourgogne blanc. Ramonet est au blanc ce que Henri Jayer est au rouge : l’alchimiste de la juste vinification. Evidemment ce grand blanc est à son affaire sur les différentes variations de truffes. Mais c’est sur la légendaire pomme de terre à la truffe que le Ramonet donne un accord extraordinaire. Est-ce le lieu, est-ce la saison, toujours est-il que j’ai trouvé cette sublime pomme de terre meilleure qu’à Lorgues – si c’est possible -, peut-être à cause de cet extraordinaire vin blanc ?

Sur la truffe entière en feuilleté, le château Meyney 1967 en double magnum était exactement ce qui convenait. Car le plat a une puissance énorme et ce Saint-Estèphe a des arguments de poids pour l’équilibrer. Très jeune encore, expressif, puissant, il a cette belle acidité qui convenait à la sauce lourde et au fumet envoûtant du beau caillou noir.

Un agneau fondant à souhait a accompagné le Château Ausone 1975. J’avais expliqué à l’avance combien Ausone est complexe et difficile à lire. Ce 1975 parlait vraiment un langage discret. Beau nez de belle race juste suggéré, et terriblement ésotérique. On est loin des messages directs de la vallée du Rhône ! Là, il faut chausser ses lunettes pour décrypter le grimoire. Peu de convives pouvaient lire tout ce qu’il y a de grand dans ce vin qui est un de mes chouchous. Mais j’avais mis ce vin avec l’intention de compliquer un peu la dégustation.

On franchît encore une étape de complexité avec le Château d’Arlay, vin jaune 1987. A l’ouverture, il est dans le domaine du vin ce que la truffe peut être : un Himalaya d’odeurs intenses. Délicieux vin jaune qui se mariait bien au fromage truffé. Une découverte pour beaucoup de convives.

Le château d’Yquem 1991 avait à l’ouverture une magnifique et opulente odeur. Etrangement, les trois bouteilles provenant d’une même caisse avaient des maturités différentes. Différences infimes mais repérables. En bouche, c’est un Yquem sans énigme. Tout avec Yquem parait si facile. On est loin des messages complexes. Cette année n’est pas une des plus grandes, mais le vin se boit avec beaucoup de bonheur. Le dessert n’allait pas avec lui. C’était sans importance car Yquem est à lui seul un dessert.

Par un autre hasard, le descendant d’une famille prestigieuse du Rhum se trouvait à la table. Je lui fis goûter à l’aveugle le Rhum que j’avais prévu, Rhum Naura qui est un assemblage de Rhums divers que je date vers 1940 / 1950. Il fut étonné de sa qualité. J’adore ce Rhum typé particulièrement sec de forte personnalité.

Ce repas est évidemment très différent des repas traditionnels de wine-dinners. On ne pourrait pas goûter des vins très vieux dans une telle configuration. Mais j’ai ouvert des horizons à plusieurs convives attentifs qui ont vu à quel point on peut chercher à raffiner le choix des vins et les associations gustatives. Une expérience à poursuivre.