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Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 17 mars 2005

Dîner de wine-dinners du 17 mars 2005 au restaurant de l’hôtel Bristol
Bulletin 135

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Collery-Herbillon à Ay demi-sec (#25 ans)
Champagne Dom Pérignon 1993
Pouilly Fuissé, Château Fuissé M. Vincent Propriétaire 1959
Corton Charlemagne Grand Cru Verget 1991
Château Figeac 1960
Château Léoville Poyferré 1929
Pommard Rugiens Pierre Clerget 1961
Pommard Refène Domaine Charles Girard 1947
Château Chalon, « Vin Jaune » Marcel Poux 1949
Château Rayne Vigneau Sauternes 1947

Le menu créé par Eric Fréchon
Baba truffé et vacherin, imbibés au vin jaune, ailerons et bouillon de poule fumé
Macaronis truffés, farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan
Filets de sole farcis aux girolles, cuits au plat, parfumés au vin jaune
Anguille cuisinée en matelote, oignons caramélisés et lard fumé
Queue de bœuf cuite en pot au feu, chou farci de foie gras de canard et truffe noire
Comté millésimé 2001
La clémentine, quelques façons de la déguster
Vacherin aux marrons givrés et glacés, crème et succès aux noix

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Bristol jeudi, 17 mars 2005

Dès le lendemain, j’enchaînais un deuxième dîner, qui allait se dérouler au restaurant de l’hôtel Bristol. Nous sommes déjà largement rodés, et le tandem Eric Fréchon – Jérôme Moreau va créer un menu de pure subtilité.

A l’ouverture des vins, c’est une jeune stagiaire qui m’assiste. Lors de la mise en place des bouteilles elle a malencontreusement cassé un verre. Cela brisa aussi la joie qu’elle aurait pu connaître d’approcher de si belles bouteilles. J’espère lui donner une autre occasion, car cette apprentie volontaire et talentueuse mérite de garder de ces vins un souvenir positif. Les bouchons ont des résistances diverses. J’essaie la méthode Besson (pousser le bouchon vers le bas et non vers le haut pour le décoller avant de l’extraire) qui est efficace sur un vin et se révèle peu concluante sur un autre. Les odeurs sont assez franches ou évolueront bien. Le nez du Léoville Poyferré 1929 me fait peur. Saura-t-il revenir ? J’en doute, mais je préfère garder l’espoir.

Le menu créé par Eric Fréchon, mis au point avec son sommelier de grand talent, Jérôme Moreau, est un exemple brillant de subtile gastronomie : Baba truffé et vacherin, imbibés au vin jaune, ailerons et bouillon de poule fumé / Macaronis truffés, farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan / Filets de sole farcis aux girolles, cuits au plat, parfumés au vin jaune / Sandre de Loire cuisiné en matelote, oignons caramélisés et lard fumé / Queue de bœuf cuite en pot au feu, chou farci de foie gras de canard et truffe noire / Comté millésimé 2001 / La clémentine, quelques façons de la déguster / Vacherin aux marrons givrés et glacés, crème et succès aux noix.

Le champagne Collery-Herbillon à Ay demi-sec que j’ai annoncé âgé de 25 ans dans l’invitation en a, en fait, au moins 35. Ce qui le positionne vers 1970 ou avant. Il est rosé, et sa couleur évoque plutôt celle d’un kir dont il suggère le goût. De la fraise des bois, voire du chocolat, l’absence de bulles, tout cela déroute et désarçonne mes convives. Quand on a admis que l’on est en présence d’un vin qui n’a plus rien à voir avec un champagne rosé, on le goûte avec beaucoup de bonheur. C’est un « produit » inclassable qui évolue au nez de façon éblouissante, finissant par évoquer, vers le milieu du repas, la force d’un Armagnac !

Le champagne Dom Pérignon 1993 rassure. On est en terrain de connaissance. Beau champagne séducteur, sécurisant pour beaucoup, assez attendu pour moi. Champagne de plaisir.

Le Pouilly Fuissé, Château Fuissé M. Vincent Propriétaire 1959 a une jolie couleur dorée. Le nez est franc, capiteux, et en bouche, c’est un moment de plaisir. Tout le monde éprouve comme un choc l’accord sublime du bouillon avec le Pouilly. Ils se complètent et s’enjolivent l’un l’autre. Comme le premier champagne ce vin est hors repère, mais son équilibre et son épanouissement le rendent charmant.

On se retrouve de nouveau dans des zones rassurantes avec le Corton Charlemagne Grand Cru Verget 1991. Très joli Corton Charlemagne qui se range dans l’esprit des Bonneau du Martray plus que dans celui des Bouchard dont j’ai la mémoire récente. Les macaronis et le vieux parmesan lui donnent une belle réplique.

Le Château Figeac 1960 est assez exceptionnel. Il arrive épanoui par un oxygène adapté, et sur le filet de sole, se révèle magistral. Grand Figeac au moment où nous le goûtons, expressif, dense et charmeur. Je ne sais pas ce qu’en dirait Thierry Manoncourt, mais ici, c’est un saint-émilion éblouissant.

Le Château Léoville Poyferré 1929 n’aura pas eu la force suffisante pour revenir à la vie. Jérôme Moreau me verse toujours les premières gouttes afin que je vérifie l’état de chaque vin au moment du service. J’ai donc la plus mauvaise version du vin, celle qui a côtoyé le bouchon pendant des années. Ici, le vin ne mérite pas d’être gardé, sauf pour en suivre l’expérience, car sous la désagréable impression de serpillière on peut imaginer qu’il aurait pu être beau. Lorsque je propose alors à la studieuse assemblée, composée d’amateurs qui se connaissent professionnellement, d’ouvrir la bouteille de réserve, je sais qu’il y aura toujours un convive pour dire oui. C’est un résultat quasi automatique. Quand en plus c’est Mouton-Rothschild 1978, le oui est assuré. C’est plus facile qu’un référendum. Le vin fut demandé par un convive enthousiaste. Il fut ouvert. Ce qui est amusant, c’est que j’avais longuement parlé à cette studieuse et attentive assemblée de l’apport crucial de l’oxygène. Et voilà que ce vin ouvert sur l’instant est magnifique. Quelle personnalité, quelle trace gustative ! Ce qu’un convive résuma ainsi : « vous vous rendez compte, vingt ans de vos recherches sur l’ouverture des vins qui s’effondrent d’un seul coup ». Nous en avons ri, car effectivement ce Mouton s’ébroua de façon déconcertante, offrant un final d’une complexité rare. Un très grand vin. Le sandre qui avait remplacé au dernier moment une anguille qu’Eric Fréchon n’avait pas pu approvisionner fut élégant, goûteux et l’association au Mouton, faute de Léoville, fut très excitante.

Le Pommard Rugiens Pierre Clerget 1961 servi en premier, et le Pommard Refène Domaine Charles Giraud 1947 servi ensuite (c’est celui de la photo) furent les compagnons d’une grandissime queue de bœuf. La sauce, sorte de petit bouillon, puisqu’on savoure un pot au feu, fut un sublime complément des deux Pommard. Quel charme, quelle sensualité que ces deux Pommard complémentaires, le 1961 dans une belle expression jeune, le 1947 d’un épanouissement exceptionnel, avec une trace en bouche inextinguible. On prend conscience de ce qui fait le charme énigmatique de la Bourgogne quand chaque gorgée surprend.

Le Comté 2001 est particulièrement goûteux. Oserais-je dire aérien ? Avec un "Vin Jaune" Marcel Poux 1949, accord d’une évidence biblique, la bouche se remplit de saveurs rares, tant il faut un vin de cet âge pour compliquer la ronde des saveurs. Ce n’est certes pas le plus puissant des vins jaunes, relativement peu charpenté, mais le charme agit.

Sur de belles déclinaisons de dessert, c’est évidemment le Rayne Vigneau Sauternes 1947 qui accapare les flashes des paparazzi. Il est la vedette. Et la seule. La couleur de ce vin est absolument parfaite. C’est d’un or rose orangé qui paraît tellement naturel qu’on ne conçoit pas de plus belle couleur. Le nez est élégant, parfaitement distingué. Il n’en fait pas trop, il fait ce qu’il faut. Et en bouche la saveur est parfaite. Coluche avait coutume de dire : « plus blanc que blanc, ça n’existe pas ». Quelles nuances donner au mot parfait ? En un temps très court, je viens de goûter Guiraud 1893, Filhot 1908, Fargues 1945, la Tour Blanche 1943, Filhot 1929 et Rayne Vigneau 1947. Comment et où situerais-je le sauternes parfait ? De mémoire, puisque ces vins ont été bus dans des circonstances qui influencent forcément le jugement, je dirais que le Filhot 1929 fut le plus parfait (plus blanc que blanc), car il représente l’expression idéale du Sauternes absolu. Mais Rayne Vigneau 1947 est parfait pour un Sauternes que je qualifierais de « jeune », si l’on peut dire d’un vin de 1947 qu’il est jeune. C’est le Sauternes qui a commencé à acquérir toute la perfection des vins anciens, et qui est encore jeune premier. C’est Delon à vingt ans. C’est Jean Marais au même âge. Alors que Filhot est le séducteur consacré. C’est Gérard Philippe à quarante ans ou Clark Gable. A leurs cotés, les quatre autres sont des sauternes soit typés comme Guiraud ou Fargues, soit classiques comme le Filhot 1908 et La Tour Blanche 1943. Six immenses sauternes, et six expressions vraiment différentes. Le Rayne-Vigneau répond à des canons de beauté d’une exigence impitoyable. C’est un immense vin.

Le vote fut difficile encore une fois, et neuf vins sur onze eurent l’honneur d’au moins un vote, quatre d’entre eux ayant la reconnaissance d’être cités vainqueurs par l’un des convives. Les plus nommés furent le Rayne Vigneau 1947, le Pommard 1947, le Pommard 1961, le Figeac 1960 et le Corton Charlemagne 1991. Mon vote fut le suivant : Rayne-Vigneau 1947, Pommard 1947, Vin Jaune 1949 et Pouilly Fuissé 1959, qui méritait cet encouragement.

Le Bristol est une immense organisation qui tourne à un rythme exigeant. La clientèle veut de la perfection, et tout de suite. Malgré cette immense charge, Eric Fréchon et Jérome Moreau, qui forment une équipe efficace, auront élevé la cuisine ce soir à un niveau d’invention intelligente qui mérite les vivats. Les accords qui m’ont particulièrement ému sont les deux bouillons, celui qui communiait avec le Pouilly et celui qui baignait les deux Pommards. La chair de la sole avec le Figeac fut splendide. Le plat le plus sensoriel est la queue de bœuf avec son chou farci. Un plat très grand dans l’exécution.

Nous étions une assemblée d’hommes. Aucun ne pouvait vraiment ignorer, sauf s’il était de dos, une femme à la peau d’ébène d’une invraisemblable beauté, que l’on reconnaît dans les magazines sur des photos de mode, au luxe le plus exclusif. Avec la permission de la table, tel un roi mage, je vins déposer à ses pieds, ou plutôt pour ses lèvres, l’or, l’encens et la myrrhe de Rayne-Vigneau. Son sourire, quand elle l’eut goûté, m’a paralysé. Mes neurones étaient en survoltage et je ne savais plus qui était le plus beau, de ce vin de totale perfection ou de cet ange irréel qui m’avait souri. C’est à l’aveugle que je vins rejoindre notre table. Il fallut me tapoter la main pour que je me rende compte que le monde continuait d’exister. Apparemment j’ai survécu, puisque j’ai rédigé ce compte-rendu. La nature, les cathédrales, Mozart, une jolie femme, un sauternes … Dans cette vallée de larmes, Dieu nous a laissé quelques ermitages de consolation.

Dîner de wine-dinners au restaurant de Gérard Besson mercredi, 16 mars 2005

Dîner de wine-dinners du 16 mars 2005 au restaurant de Gérard Besson
Bulletin 134

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Pâques Gaumont à Trépail, brut vers 1985
Champagne Salon « S » 1985
Saint-Véran Bichot 1989
Château Haut-Brion blanc 1998
Château Croque Michotte 1971
Domaine de La Lagune, Barton & Guestier 1934
Corton Renardes Michel Gaunoux 1990
Beaune Avaux J. et M. Gauthey 1964
Château Rieussec 1965
Château Filhot 1929

Le menu créé par Gérard Besson
Caroline au salpicon de volaille truffée
Pompadour, foie gras, truffe
Noix de Saint Jacques et huîtres juste pochées sur un lit de laitue de mer
Queues de langoustines au court-bouillon et cœur de palmier
Filet de rouget sur un fond de sauce au vin rouge, macaroni duxelle
Agneau de Mauléon à l’Orientale
Suprême de canette de Challans rôtie, sauce groseille cassis
Feuilleté à ma façon, sauce salmis
Bleu de Sassenage, bleu de Termignon au coing confit
Mangue et ananas bouteille au parfum de cannelle
« interprétation » d’abricot Bergeron

Dîner de wine-dinners au restaurant de Gérard Besson mercredi, 16 mars 2005

Je vais au restaurant de Gérard Besson pour ouvrir avec Alain, sympathique et efficace sommelier, les bouteilles de ce soir. L’accueil est chaleureux, amical. Nous savons que nous allons créer un événement, et tous les plans de bataille ont été faits dans la bonne humeur, avec l’avidité de création d’un chef comme je les aime : un pur amoureux du vin. En cours d’ouverture des vins on me fait goûter une sauce pour savoir si j’approuve le choix ambitieux du chef. Je demande qu’on adoucisse un peu, ce qui sera fait. Je lance les ouvertures en discutant avec ces deux esthètes, et Gérard Besson m’apprendra un petit truc que j’essaie immédiatement avec succès sur le Filhot 1929 : pour être sûr que certains bouchons remontent entiers, une petite tape amicale sur le tirebouchon déjà en place dans le bouchon fera descendre celui-ci vers le bas. Il descend un peu, ce qui est le contraire du sens qui est souhaité, mais permettra de lever le tout beaucoup mieux. L’essai est concluant. L’odeur du Filhot 29 est époustouflante. C’est la définition du sauternes idéal. Aucune odeur ne me cause le moindre problème, ce qui fait que nous pouvons deviser aimablement, juste interrompus par une sommelière japonaise à la visite impromptue qui vient offrir à Gérard Besson un saké dont il est friand (ce qui prouve que même les génies culinaires peuvent être aussi comme les autres humains, avec leur lot d’erreurs ou de folies), et un petit coq coloré dont Gérard fait collection du fait du  nom de sa rue : rue du Coq Héron.

Le menu concocté est une œuvre d’art. On aimerait qu’il en reste une trace pérenne puisque cette création disparut dans nos ventres. Reste au moins cette liste impressionnante : Caroline au salpicon de volaille truffée, Pompadour, foie gras, truffe, Noix de Saint Jacques et huîtres juste pochées sur un lit de laitue de mer, Queues de langoustines au court-bouillon et cœur de palmier, Filet de rouget sur un fond de sauce au vin rouge, macaroni duxelle, Agneau de Mauléon à l’Orientale, Suprême de canette de Challans rôtie, sauce groseille cassis, Feuilleté à ma façon, sauce salmis, Bleu de Sassenage, bleu de Termignon au coing confit, Mangue et ananas bouteille au parfum de cannelle, « interprétation » d’abricot Bergeron. Chaque vin aura eu son accompagnement. Ce fut délicat, intelligent, créatif et sensible. Ce qu’il fallait pour des vins fort intéressants.

La table rayonne de la beauté d’une jeune Maud. Seule frêle et jolie femme entourée de neuf mâles avides de bonne chère, elle sut montrer que le sexe dit faible ne s’en laisse pas compter, même si la force des bourgognes la brutalisa un peu. Un coiffeur célèbre que l’on voit souvent caresser les têtes des femmes les plus belles et les plus célèbres de la planète, plusieurs entrepreneurs dont le lien, cause de ce dîner, était la gestion financière de leurs avoirs. Parmi eux, quelques propriétaires de caves solides, comme leur culture sur le sujet du vin. On put ainsi parler d’aventures qu’il est agréable de se raconter. L’ambiance fut joyeuse, studieuse même, car certains découvrirent une façon de profiter des mets et des vins à un niveau qu’ils n’avaient pas soupçonné. Ce dîner a fait naître de nouvelles envies.

Le champagne Pâques Gaumont à Trépail, brut vers 1985 fit son entrée en scène. Doré, à la bulle bien active, c’est un champagne classique, sans type affirmé, comme le Grand Siècle de ce midi, qui plait énormément par son équilibre délicat. Joyeux champagne de plaisir, bien excité par les jolis éclairs à la volaille, belle mise en bouche. Le Champagne Salon "S" 1985 (il est sans doute inutile maintenant que je rajoute chaque fois au nom de Salon l’expression « mon chouchou ») est toujours un immense champagne brillamment mis en valeur par la truffe et la pomme de terre. Comme j’avais bu, il y a seulement quelques heures, le champagne Cuvée des Enchanteleurs 1964, il est intéressant de voir que beaucoup de points les rapprochent dans la perfection, le Henriot ayant pour moi l’attrait de la nouveauté puisque je connais par cœur le Salon 1985. Avoir le même jour ces deux perles est  un grand bonheur. J’aimerai les deux sans les opposer ni les hiérarchiser. A quoi cela servirait-il ?

Le Saint-Véran Bichot 1989 est un des vins que j’aime présenter, car avec l’oxygénation optimale que l’on a pris soin de lui donner, ce vin brille comme s’il était d’une appellation bien plus grande. Et je repense aux vins magistraux goûtés au salon des grands vins. Ils auraient tant gagné en suivant les méthodes qui prouvent ici de façon magistrale leur efficacité (je radote, mais comme je l’ai dit, c’est l’âge – au mieux, ma conviction). Les convives aux caves respectables m’ont posé beaucoup de questions sur ces méthodes. Ils ont été éblouis – je le dis et j’insiste – par l’effet déterminant de l’oxygène, pour la beauté des vins. Pour ce Saint-Véran, il n’y a pas que l’oxygène. Il y a son origine, bien sûr, mais aussi l’huître parfumée qui l’embellit efficacement.

Le Château Haut-Brion blanc 1998 est en classe de CP et sait à peine lire et compter. Mais quelle merveille ! Toute la complexité du bordeaux le plus beau est là dans ce remuant poupin. Cet aristocrate est rare. Il faut le mettre sur table plus souvent car il est divin. De plus, c’est un vin qui sera toujours complice de toutes les audaces culinaires. Là, sur le cœur de palmier gentiment adouci, c’est un exercice de style de grand talent.

Personne ne supposerait que le château Croque Michotte 1971 puisse apparaître aussi brillant que cela. Un vin agréable, gentiment épanoui, docile, facile, rond, délicat. Et le rouget le rend intelligent. Il devient docteur honoris causa ès rouget. Comme assez souvent des convives s’étonnent qu’on puisse associer un rouget à un vin rouge. Grâce au dosage de Gérard Besson ce fut un régal ainsi qu’avec les macaronis, plus faciles et attendus compagnons.

Qu’y a-t-il dans la bouteille du Domaine de La Lagune, Barton & Guestier 1934 ? C’est un Bégadan-Médoc expédié en fût par Barton & Guestier dont des experts pourraient sans doute m’indiquer pourquoi le vin est logé dans une bouteille bourguignonne extrêmement âgée puisque son cul profond a une boule bien ronde. Un convive reconnaît nettement que c’est la Lagune. Je repère nettement que c’est un grand 1934 qui plait à toute la table. Il fut plébiscité dans les votes. L’agneau lui allait bien.

Le Corton Renardes Michel Gaunoux 1990 est puissant, alcoolique, viril. Il asphyxia la belle Maud. La canette à la sauce hardie allait créer un ballet de natation synchronisée tant le mariage s’imposait comme une évidence. Encore jeune, ce vin se civilisera, sur fond de sa belle race. Le Beaune Avaux J. et M. Gauthey 1964 est d’une brutalité à l’état pur. C’est mâle. Ça effraie les jeunes filles dans les couloirs tortueux des saveurs canailles. Mais que c’est bon ! Le feuilleté est un peu sec. Problème de coordination des cuissons. Mais rien n’a empêché ce vin d’étaler une profusion de saveurs animales de la plus belle Bourgogne.

Le précédent château Rieussec 1965 que j’avais mis dans la même situation avec des pâtes bleues m’avait moyennement séduit. Celui de ce soir, beau liquide doré, simplifié comme le veut son âge, est chatoyant, enveloppant, confortable.

La Terre s’arrête de tourner, le tic tac des montres s’éteint. On change de galaxie. Le château Filhot 1929 est l’expression la plus absolue de la perfection du sauternes. On aura lu comme le Filhot 1908 d’un récent dîner était d’un charme fou (bulletin 132). Là, c’est la définition stricte de ce que doit être le sauternes idéal. Et il dépasse le Filhot 1908 de nombreuses coudées. Le nez est fort, enivrant. Le goût est celui d’un Sauternes chaud, intense, c’est « Jésus que ma joie demeure », c’est une supernova d’éblouissement. C’est comme si l’on était capable de fragmenter l’Etna en petits paquets cadeaux. Les épices, les poivres, les fruits confits, les agrumes, tout est là, et Gérard Besson venu nous rejoindre en fit la plus précise des démonstrations. Il nous demanda de commencer par l’ananas si joliment adouci. Puis la mangue qu’il a travaillée et retravaillée. Et enfin l’abricot si élaboré. Et chaque fois le Filhot, comme l’artiste que l’on bisse et terse, se plie poliment aux caprices de Gérard Besson pour délivrer de nouveaux concerts ébouriffants.

L’on vota, c’est une habitude. Huit vins sur dix sont dans les quartés, et cinq sur dix furent gratifiés d’une place de premier. Les plus nommés furent le Filhot 1929, le Haut-Brion blanc 1998, suivis de la Lagune 1934, Beaune Avaux 1964 et Rieussec 1965. Mon quarté fut : Filhot 1929, puis Domaine de la Lagune 1934, le Beaune Avaux 1964 et le Haut-Brion 1998.

Les plus beaux plats, s’il est possible de les classer furent pour mon goût le rouget, la noix de Saint-Jacques et l’huître, le cœur de palmier et ses langoustines, et le dessert. Le plus bel accord fut celui de la sauce de l’agneau avec la Lagune 1934, symbiose éblouissante.

Voilà un amoureux du vin, chef de talent qui avec son équipe soudée nous a produit un grand morceau d’anthologie gastronomique. Une leçon d’inventivité, de créativité, avec des vins appliqués et talentueux qui se présentèrent sans doute comme jamais ils ne pourraient le faire aussi bien.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’Ecu de France mardi, 8 mars 2005

Dîner de wine-dinners du 8 mars 2005 au restaurant de l’Ecu de France
Bulletin 133
Dîner de wine-dinners réalisé dans l’esprit de wine-dinners
pour les vins fournis par Emmanuel Boidron

Les vins de Emmanuel Boidron
Champagne Pommery cuvée Louise 1989 en magnum
Château Pichon-Lalande GCC Pauillac 1975
Château Beauséjour, 1er Grand Cru Classé de Saint-Emilion 1966
Château Calon, Montagne Saint Emilion 1964
Château Corbin Michotte, 1er Cru Classé de Saint-Emilion 1926
Château Calon 1929
Château de Fargues 1945
un armagnac centenaire

Le menu créé par l’Ecu de France
Brouillade d’œufs aux truffes
Effeuillé de cabillaud épais au jus de viande
Pigeonneau rôti à la réglisse et au foie gras,
miettes de fruits secs
Salade d’oranges et pamplemousses

Dîner de wine-dinners à l’Ecu de France mardi, 8 mars 2005

Je dois organiser un dîner un peu particulier pour un ami puisqu’il est fondé sur ses vins. Ils représentent pour lui une haute valeur sentimentale. Il veut les partager avec des amis d’enfance dans des conditions idéales. Mon rôle devient celui « d’ouvreur préparateur» de ses pépites. Comme les ambitions de l’Académie, dont j’annoncerai prochainement les contours, sont de mettre en valeur le patrimoine des vins anciens, cet événement entre dans ses objectifs. Je ne peux qu’acquiescer. Le choix porte sur l’Ecu de France, car l’enthousiasme du jeune et bouillonnant chef me semble adapté. J’eus une écoute, une coopération de la part des équipes et une intelligence culinaire dignes de restaurants étoilés. L’oubli que fait le guide Michelin de simplement signaler cet endroit est à réparer tout de suite. Si la nouvelle génération des propriétaires veut viser une étoile, il y aura quelques améliorations à apporter, mais on sent qu’avec de la volonté, cet objectif pourrait ne pas être de l’utopie. Le moteur ne demande qu’à monter en régime.

L’ouverture des vins se fait comme à l’habitude, vers 17 heures. Christiane, fidèle lectrice de mes bulletins, veut me voir enfin à l’œuvre, mais la première bouteille ne me permet pas de faire une démonstration convaincante : le bouchon colle tellement à la paroi du Calon 1929 que je dois l’extirper morceau par morceau. Et le bas du bouchon étant fort imprégné, je ne peux empêcher des miettes de flotter sur le vin. Mes méthodes deviennent convaincantes pour le Fargues 1945, dont le bouchon menace de tomber. Je le sors intact. Aucune odeur n’est inamicale. Je n’ai pas de crainte.

Le Champagne Pommery cuvée Louise 1989 en magnum est fin, délicat, léger et primesautier. Un opportun  sandwich débordant littéralement de douceurs complexes lui donne une densité et une expressivité nettement supérieures. Le champagne s’affirme, jouant d’un brio particulièrement plaisant.

C’est sur une inattendue mise en bouche qu’apparaît le Château Pichon-Lalande GCC Pauillac 1975 dont la jeunesse coquine et la rudesse sympathique trouvent avec la sauce légèrement crémeuse de coquilles Saint-Jacques de quoi s’extérioriser.

La brouillade d’œufs aux truffes avec une petite tartine de truffe incendie nos narines tant le tubercule s’enflamme. Le Château Calon, Montagne Saint Emilion 1964 surprend cette jeune assemblée par la complémentarité avec la brouillade, pas forcément indiquée a priori, pour bavarder avec lui. Il étonne aussi par sa jeunesse, l’accord forçant les commentaires d’émerveillement.

Sur un effeuillé de cabillaud épais légèrement ferme au jus de viande, le Château Beauséjour, 1er Grand Cru Classé de Saint-Emilion 1966 émeut par une odeur parmi les plus belles que l’on puisse trouver dans le bordelais. Mon ami y trouve des senteurs qui ne sont pas évidentes pour tous, tandis que je ressens ces odeurs veloutées que l’on décèle chez les grands bordeaux d’années telles que 1928. Sa jeunesse est évidente et ravit de fort jolies convives, mais la rondeur acquise présage, pour plus tard, une vieillesse longue et heureuse lorsque ce vin décidera de mûrir. La chair du cabillaud lui va bien tandis qu’un poivre insistant brouille un peu le message.

Un fort goûteux  pigeonneau rôti à la réglisse et au foie gras, avec des miettes de fruits secs, est le plat idéal pour deux des phares de ce repas. Le Château Calon Montagne Saint Emilion 1929 a un nez assez poussiéreux. Un léger soupçon de bouchon altère le plaisir mais pas longtemps. Le vin n’a pas la flamboyance d’un 1929 mais son charme, sa discrète distinction en font un compagnon charmant. Le Château Corbin Michotte, 1er Cru Classé de Saint-Emilion 1926 me remémore les vins les plus brillants de 1926 dont le sublimissime Haut-Brion. D’une odeur intense, épanouie, d’une couleur d’un rubis évoquant les plus fringants des jeunes vins de dix ans à peine, il marque la bouche d’une empreinte impressionnante d’accomplissement serein. C’est le vin qu’on aimerait boire toujours dans cet état, sûr de lui et dominateur. Le 1926 a capté le goût du pigeon et s’exprime comme lui, parlant sa langue, opulente et charnue.

Au fromage, on finit quelques verres encore remplis ou l’on est servi à nouveau de champagne, avant qu’arrive une des stars de la soirée. La salade d’oranges et pamplemousses forme un dessert un peu complexe qu’il faudrait épurer de quelques fioritures, mais dont certains composants à l’agrume mettent en valeur un Château de Fargues 1945 éblouissant. Une couleur d’ambre intense, une odeur plutôt discrète d’un sauternes aux accents arides. Cela tranche avec le palais qui parade, flamboyant, dense, d’une longueur infinie.

Un armagnac centenaire du père ou du grand-père de l’initiateur de l’événement  présente dans une bouteille alléchante un liquide de l’or le plus beau. Hélas l’alcool a perdu son charme, n’offrant qu’un goût limité et poussiéreux. La bouteille est amusante, car il y a un lion rouge sur l’étiquette qui ressemble comme un frère au lion rouge du Sauternes 1929 dont la photo figure sur le bulletin 126. Et le nom de famille des distillateurs propriétaires est Suffran. Ce qui, par une assimilation phonique hardie les pousse à faire figurer une image du bailli de Suffren (1726 – 1788) et à intituler leur Fine Grand Armagnac : Réserve du Bailli.

Nous votâmes et chaque vin eut au moins le crédit d’un vote, les deux plus couronnés étant le Corbin 1926 et le Fargues 1945. Quatre vins eurent un vote de premier, et mon vote résume assez bien la moyenne des votes : en 1 Corbin Michotte 1926, en 2 Fargues 1945, en 3 Beauséjour 1966 et en 4 Pichon Lalande 1975.

Le chef a produit une cuisine de haute qualité dont je retiens le pigeon et la brouillade d’œufs aux truffes. L’accord le plus émouvant fut celui du Corbin Michotte 1926 avec le pigeon. Le service fut attentionné. Un niveau d’étoilé, même si l’endroit n’y est pas encore prêt. De tels dîners sont d’utiles répétitions.

Avant un nouveau dîner original de wine-dinners samedi, 26 février 2005

Je dois organiser un dîner un peu particulier pour un ami : il veut que ce soit avec ses vins (je ne fais pas  ici d’avis aux amateurs, car mes dîners sont plus volontiers à base de mes vins). Il fallait que je comprenne ses intentions. Comme le Général de Gaulle en son temps, je les ai comprises. Ce sera à l’Ecu de France, car ma description du lieu lui avait plu. Je viens livrer sur place les vins en donnant des instructions de stockage. Comme l’insecte nocturne attiré par la lumière, je demande à me remémorer la carte des vins. Telle la pieuvre impardonnable celle-ci me happe. Je demande qu’on me prépare trois bouteilles pour le lendemain. Le piège redoutable de cet endroit qui était mon étape secrète avait de nouveau fonctionné.

J’arrive à l’Ecu de France avec ma fille cadette et son mari. Le Meursault Genévrières Comtes Lafon 1989 carafé depuis plus d’une heure a une belle couleur, presque un peu trop dorée. Le nez est majestueux, mais en bouche c’est la surprise : l’attaque est franche, puis le vin s’évanouit en un final bancal. Je fais goûter au sommelier qui confirme cette platitude. Je fais ouvrir pour le remplacer un Château Haut-Brion blanc 1975 qui met quelques secondes à s’ébrouer puis nous gratifie de toute sa belle race. Il aura des moments de pur bonheur par la précision légendaire de sa construction, mais lui aussi semble donner son message au travers d’une cellophane de protection. Le Musigny G. Roumier 1990 a depuis l’ouverture, selon ce qui m’est dit, caché son nez qui reste timide. En bouche on imagine la grandeur d’un beau Musigny mais on imagine seulement. Le vin reste coincé. Et on aura la même discrétion pour l’Hermitage de Chave 1990 à qui j’offrais une occasion de revanche. Beau nez, mais bouche partielle. Pourquoi aucun de ces vins ne s’est-il livré comme il eût dû ? J’ai pensé à la cave, mais une visite après le dîner me confirma qu’elle est bien saine et a traversé le froid actuel sans dommage. Est-ce mon palais qui serait embrumé ? Non, puisque le sommelier et Monsieur Brousse confirmèrent mes avis. Je hasarderais volontiers que les vins n’aiment pas cette période prolongée de neige et qu’ils ont voulu bouder. Est-ce cela ? La compensation vint fort heureusement de la cuisine, car la tarte aux truffes abondantes, la sole parfaitement cuite et l’agneau de lait  au romarin très goûteux comblèrent notre palais. Trois Rhums Neisson goûtés à l’aveugle et fort bons ne firent pas oublier que des vins que je révère ne furent pas, ce soir là, au rendez-vous qu’ils avaient.

Dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 24 février 2005

Dîner de wine-dinners du 24 février 2005 au restaurant de Patrick Pignol
Bulletin 132

Les vins de la collection wine-dinners
Cuvée de Réserve Bourgogne aligoté 1960 « les caves unies »
Bollinger spécial cuvée brut SA # 1995
Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989
Château Haut-Brion 1950
Château La Grâce Dieu 1955 (offert par Léandre Aubert)
Château Nénin Pomerol 1964
Château Trottevieille Saint-Emilion 1943
Vosne Romanée Louis Gros 1957
Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947
Château Loubens Sainte Croix du Mont 1943
Château Filhot 1908
Porto Burmester 1950 (offert par Léandre Aubert)

Le menu créé par Patrick Pignol
Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes fraîches
Huîtres en habit vert pochées dans leur jus iodé,
compotée d’échalotes au vieux vinaigre
Céleri rave et foie gras mitonnés, servis en ravioles ouvertes,
Réduction et truffes noires
Ris de veau doré au beurre de cardamome, pistaches torréfiées
Pigeon de Touraine désossé, compotée de choux à l’ancienne
Bleu de la Xaintre
Quelques agrumes accompagnés de madeleines au miel
de bruyère, cuites « minute »

dîner de wine-dinners au restaurant de Patrick Pignol jeudi, 24 février 2005

Un nouveau dîner au restaurant de Patrick Pignol. Nicolas, jeune et brillant sommelier assisté de Sylvain vont m’aider à la cérémonie d’ouverture de nouvelles olympiades gastronomiques. Le choix des vins à ouvrir se complique dans l’instant par deux événements. L’un des convives qui doit dîner ce soir avec son épouse arrive en début de séance et m’apporte trois vins à inclure dans le dîner, cadeau généreux de sa part (avis aux futurs convives). Et Patrick Pignol me tend un fax qui annonce qu’une méchante grippe écarte l’un des inscrits (nouvel avis, mais d’interdit celui-là). Réminiscence de mes longues études, je calcule que si « n » est le nombre de bouteilles prévues, et si l’on ajoute trois flacons et retranche un convive, on majore la consommation de chacun de 30%. Il faut faire des choix. Je rends au généreux donateur l’un de ses vins et je soustrais deux de mes vins. Il reste quand même onze bouteilles dont une de Porto pour dix personnes. La soirée sera solide.

L’ouverture des vins offre une variété extrême de bouchons. Celui du Haut-Brion 1950 vient entier comme celui du Filhot 1908, d’origine et très beau, même si resserré en sa partie centrale. D’autres se déchirent en miettes et celui de Trottevieille 1943 colle tellement aux parois que je l’extrais par chirurgie. Les odeurs sont presque trop belles ce qui fait que nous rebouchons beaucoup plus de bouteilles que d’habitude, par précaution. Presque six, je crois. Ces odeurs très charmeuses, la palme allant au Trottevieille, me gênent un peu. J’ai toujours peur que le vin ne vire et peu avant le dîner, sentant quelques odeurs incertaines j’ouvre un nouveau vin, ce qui porte le nombre à …. C’est pour voir ceux d’entre vous qui suivent.

Patrick Pignol a conçu un menu d’une extrême qualité. Nous étions à table le jour où le tableau d’honneur du Michelin paraissait. Pour le repas de ce soir, la troisième étoile gravitera autour du front du chef sans que celui-ci n’enfle de congestion. Il n’a pas cette ambition, accroché qu’il est à une solide deuxième étoile qui ravit le cercle large de ses fans. Voici le menu : Amandine de foie gras de canard, petite salade d’herbes fraîches, Huîtres en habit vert pochées dans leur jus iodé, compotée d’échalotes au vieux vinaigre, Céleri rave et foie gras mitonnés, servis en ravioles ouvertes, Réduction et truffes noires, Ris de veau doré au beurre de cardamome, pistaches torréfiées, Pigeon de Touraine désossé, compotée de choux à l’ancienne, Bleu de la Xaintre, Quelques agrumes accompagnés de madeleines au miel, de bruyère, cuites « minute ». Un programme élégant qui me donna l’occasion de faire une surprise à Patrick Pignol, quand je changeai un vin prévu pour un plat. Je le dirai.

Une table égayée par la beauté de quatre femmes. On dut régler les rhéostats de l’éclairage tant leur charme éblouissait.  La propriétaire de l’un des plus grands Sauternes, dont des reliques vénérables ont marqué certains de mes dîners, un ancien professionnel du vin et son épouse, une créatrice de parfums, un journaliste littéraire, une des plus grandes sommités françaises dans le domaine du vin, auteur de guides et palais décisif, la plus fidèle de ces dîners et l’un des ses collègues, un des partenaires professionnels de ma période industrielle formèrent un groupe où les discussions fusèrent. Passionnées, érudites, sensibles, les remarques furent joyeuses, donnant un ton de grande gaieté à un repas comme on les aime : rien à prouver, rien à démontrer, tout à emmagasiner dans le tiroir des plus beaux souvenirs.

Le premier vin allait donner le sens de ma démarche, qui consiste à explorer non seulement les phares de la production viticole mais aussi des obscurs, des sans grade qui ont le mérite d’avoir traversé le temps avec panache. Le Bourgogne aligoté Cuvée de Réserve 1960 "les caves unies" a été mis en bouteille à Chateauneuf du Pape. Quel a été le parcours de ce liquide ? Qui oserait mettre un tel vin à sa table ? Et voilà que ce vin, d’une superbe couleur dorée, au nez élégant de miel et de fleurs existe comme un grand. Combien de ses conscrits, premiers crus de Bourgogne, auraient encore sa vaillance ? Le ton était donné : un vin que tout aurait dû conduire à l’ignorance et à la mort vivait comme un solide gaillard. De plus, ce n’était pas qu’un aimable témoignage. Je l’avais annoncé dans mes programmes comme « mis pour voir ». Il existait, rond chaleureux, fin, presque élégant. Il figura même dans l’un des quartés du vote devenu traditionnel.

Arrivent ensuite, devant chaque place, des assiettes où pointent vers le ciel des représentations phalliques ostensibles, ostentatoires et virilement explicites. Quand madame Pignol annonce : « c’est une spécialité de la maison », je me demande à qui elle fait allusion. Appeler un engin pareil « amandine » est de la plus belle provocation verbale. C’est du Brassens ! J’adore qu’un chef brave ainsi les interdits et les conventions. En plus, c’est bon, et le champagne Bollinger spécial cuvée brut SA vers 1993 le sait bien. Il est élégant, à la bulle sèche et discrète, de couleur allant vers les fleurs blanches légèrement rosées. Son nez est profond, noble, et en bouche il signe un grand champagne de qualité.

Le Bâtard Montrachet Antonin Rodet 1989 est d’une couleur dorée de miel. Au nez on a le beurre, la crème safranée, et d’imperceptibles épices. L’huître est goûteuse, intense, et le vin brille de sa précision absolue. C’est l’archétype du Bâtard qui serait devenu Chevalier. On notera au passage que le miel est à la couleur d’un vin blanc ce que le lilas est à la chemise de Fernand Raynaud : tous les vins blancs ressemblent à un miel, comme toutes les chemises blanches seront toujours de couleur lilas.

Patrick Pignol avait prévu un blanc pour la truffe, le Puligny que j’avais inscrit au programme, mais j’eus l’intuition, à la séance des nez, que ce serait le Château Haut-Brion 1950 qui conviendrait. Quand Patrick s’en enquit, la partie était jouée, et bien jouée. J’avais eu peur de l’odeur de ce vin peu avant de passer à table, mais le grand expert me rassura comme le vin lui-même le fit. Le Haut-Brion était superbe. Une odeur très confite, presque de Porto, une couleur d’encre noire, et en bouche cette solide rondeur qui n’appartient qu’à Haut-Brion. Plombant la bouche par sa lourdeur il capta tous les arômes de la truffe envahissante pour devenir truffe lui-même. J’avais expliqué peu avant que j’aime quand des vins provoquent un plat mais aussi quand d’autres épousent un plat pour s’y lover. Là le Haut-Brion jouait au porc truffier qui garderait pour lui sa trouvaille. Remarquable truffe et vin intense. Aucun blanc n’aurait fait mieux.

Le ris de veau allait accueillir trois vins de Bordeaux. Le Château La Grâce Dieu 1955, cadeau de ce jour, est un très joli saint-émilion. L’année 1955 est belle en ce moment et le message de ce vin de jolie couleur est simple, gracieux. Le vin n’en fait pas trop. Le Château Trottevieille Saint-Emilion 1943 est magistral. Son nez, déjà le plus beau à l’ouverture, est devenu raffiné. Le vin a une profondeur rare, une beauté de construction remarquable. C’est un vin accompli, qui ne fait pas du tout son âge. On aimerait bien que des 1982 aient de cet équilibre. Le Château Nénin Pomerol 1964, que j’avais ouvert juste avant le repas, par crainte d’une mauvaise performance d’un de mes poulains, vaut que je vous raconte une de ces anecdotes qui me font plaisir. Je suis en train d’ouvrir tardivement la bouteille quand un homme qui vient d’entrer pour dîner avec son épouse s’approche de moi et me dit : « est-ce que vous seriez monsieur Audouze ? ». Je confirme le bien fondé de sa supputation et il m’explique qu’il a lu mon livre, a apprécié les aventures que je raconte, et s’est imaginé que si un vin est ouvert dans un restaurant par quelqu’un qui n’a pas un look de sommelier, ce ne peut être que moi. Je n’ai aucune honte à dire que tout ce qui flatte mon ego ne me gêne pas (nouvel avis aux amateurs). Revenons donc à ce Nénin, brillant sur cette année 1964. Il a une belle synthèse de la discrétion du Grâce Dieu et de la profondeur du Trottevieille. Il fut admiré et consommé avec une grande avidité. Nous étions sur la Rive Droite avec trois vins aux terroirs très proches qui nous offraient de belles images de ce paysage viticole d’un des plus beaux raffinements. Ce trio jouait bien ensemble, aucun ne condamnant les autres par une supériorité envahissante.

L’apparition du Vosne Romanée Louis Gros 1957 fut pour moi comme un choc. Quand on a une telle perfection olfactive, je reste sonné. Le pigeon de Patrick Pignol étant l’un des plus goûteux de la planète, ce vin élégant allait nous livrer une des plus belles constructions que l’on puisse imaginer. Et quel charme renversant. L’érudit qui avait la gentillesse de doser ses propos au rythme du voyage nous expliqua qu’il y avait de l’Echézeaux dans ce vin là, quand l’Algérie avait sans doute fait un détour dans le fût du Nuits Saint-Georges Bouchard Père & Fils 1947, dense, lourd, profond et plein d’une belle énergie à peine gâchée par une trace de nez de bouchon qui n’altérait pas la bouche. Un immense Vosne Romanée – qu’on ne vienne pas dire que 1957 est une petite année – et un Nuits Saint Georges n’exposant pas tout ce que son année pourrait dire, montraient que la Bourgogne a une sensualité inimitable. Ces Bourgognes assagis sont de verts gaillards.

A l’ouverture des bouteilles il y a toujours des surprises. Pourquoi le Vosne Romanée avait-il une bouteille si vieille, plus que probablement du 19ème siècle, au cul très profond. Pourquoi le Nuits Saint Georges était-il dans une bouteille au verre orangé presque rouge, colorée comme le serait la bouteille d’un apéritif exotique ?

Le bleu de la Xaintre était trop fort pour le Château Loubens Sainte Croix du Mont 1943 qui s’en souciait comme d’une guigne. Sûr de sa belle structure, il se montra beau, bronzé comme un sauveteur d’alerte à Malibu, expressif et grand pour son appellation.

Le Château Filhot 1908 allait faire une démonstration époustouflante de la perfection du Sauternes. Tout était là. La couleur, d’un orange particulièrement rare qui arracha des exclamations de joie à ceux qui connaissent ces Sauternes, le nez d’un raffinement unique et en bouche une trace éternelle comme un paysage aux perspectives infinies. Les agrumes, les fruits confits, les subtilités déclinées, la sécheresse qui jouxte le doucereux, tout en lui ressemblait à un défilé de mode où des créatures irréelles tant leurs proportions sont celles de déesses exposent sur leurs corps projetés dans l’espace des couleurs, des textures et des charmes à l’imagination débridée. Voilà la perfection absolue du Sauternes au message d’une troublante complexité.

Les madeleines accueillirent le Porto Burmester Colheita 1950, deuxième cadeau du convive qui avait assisté aux ouvertures. A ce moment là, il y a quelques heures, il délivrait du café, du thé, du torréfié, de la lourdeur tropicale. Ce vin m’évoquait certains vins mutés d’un siècle de plus. A son apparition sur table, le vin s’était domestiqué. Il n’avait plus son coté tout fou et se montra délicat, bien élevé, même si sa trace gustative était impérieuse.

Les votes furent bien difficiles, car il y avait beaucoup de choix entre toutes ces merveilles, qui nous firent le cadeau d’être belles au moment où il le fallait. Nous avions douze vins. Onze furent au moins une fois présents dans les dix quartés, ce qui est un score qui met du baume à mes angoisses et à mon trac précédant toujours l’événement. Trois vins eurent le bonheur d’être nommés premiers : le Filhot 1908, le Vosne Romanée 1957 et le Nénin 1964 qui fut cité à diverses places dans sept votes, ce qui est remarquable.

Mon vote personnel fut en un le Filhot 1908, en deux le Vosne Romanée 1957, en trois le Haut-Brion 1950 et en quatre le Trottevieille 1943. Le plus couronné de votes fut le 1908 avec huit votes dont cinq votes de premier. Quelques accords furent particulièrement remarquables, comme la truffe avec le Haut-Brion, le pigeon avec le Vosne Romanée et le délicat et intelligent dessert avec le Filhot. L’originalité de l’huître fut remarquable.

De belles discussions fusèrent dans une ambiance souriante et décontractée. Le grand juge des vins et la vigneronne du sauternais profitaient avec un immense bonheur d’un instant où il n’était point besoin de noter, de juger ou de justifier. Ce fut une détente dont ils ont joui avec un visible contentement.

Mon attachement à un chef amoureux des vins, à une équipe dévouée et inventive pour rendre le dîner agréable est explicite dans ces bulletins. Un repas de rêve l’aura de nouveau démontré.

Dîner de wine-dinners au restaurant Laurent jeudi, 20 janvier 2005

Dîner de wine-dinners du 20 janvier 2005 au restaurant Laurent
Bulletin 128

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Dom Ruinart 1993
Champagne Krug 1988
Clos Sainte Hune Riesling F. E. Trimbach 1996
Puligny Montrachet Clos de la Garenne Vincent Vial négociant 1962
Château Pontet GC Saint-Emilion 1955
Château Pichon Longueville 1921
Mercurey J. Thorin 1959
Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1964
Le Corton Bouchard Père & Fils 1961
Monbazillac Lagrive 1961
Château Filhot 1928

Le menu créé par Philippe Bourguignon et Alain Pégouret
Amuse-gueules
Tarte friande de maquereaux cuits en marmelade d’agrumes,
et champagne, réduction moutardéee
Royale d’oursins dans un Capuccino anisé
Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, artichauts violets,
et petits oignons mijotés au romarin
Lasagnes de queue de bœuf braisée au vin rouge, moelle et truffe
Bleu Termignon
Tarte fine soufflée aux marrons
Café mignardises et chocolat