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Dîner de wine-dinners au restaurant de la Grande Cascade samedi, 28 mai 2005

Dinner on May 28, 2005 by restaurant La Grande Cascade
Bulletin 145

The wine of the wine-dinners collection
Clairette de Die circa 1970
Champagne Salon “S” 1988
Haut-Brion white in magnum 1949 (specially offered by Steve Wolking)
Petrus in magnum 1964
Chateau La Gaffelière Naudes in magnum 1953
Yquem 1940
Cyprus Commandaria 1845

The menu created by Richard Mebkhout

Gressins de jambon serrano, allumettes au parmesan
Pâté en croûte comme à Vieu, recette de Lucien Tendret 1892
Turbot laqué au jus de volaille, pommes de terre rattes
Suprême de pigeonneau rôti, la cuisse confite
Laitue, petits pois et lard croustillant
Tian d’oranges et pamplemousses
Madeleines et macarons réglisse

dîner de wine-dinners à la Grande Cascade samedi, 28 mai 2005

Il avait été prévu que le voyage des américains se termine par un dîner « à la façon » de wine-dinners. Les discussions de mise au point ayant changé plusieurs fois, le nombre de participants changeant souvent lui aussi, le dîner eut lieu le jour prévu mais seulement pour une table de huit, comptant deux américains, un canadien et cinq français.
La Grande Cascade, un samedi, a toujours un air de fête. Les communions, les mariages, les célébrations familiales vissent les convives à leur siège tard dans l’après-midi. On vient donc me voir ouvrir les bouteilles avec les commentaires de circonstance : « c’est pour nous ? » ou « on peut goûter ? ». L’odeur du Haut-Brion blanc 49 ainsi que celle du Pétrus 64 sont extrêmement distinguées, celle du La Gaffelière 53 est toute de sensualité. J’avais peur du Yquem 40 à la couleur un peu grise, mais son odeur est épanouie. Tout se présente bien. Avant le repas je vais faire visiter ma cave principale aux amis américains, et comme il est d’usage, je prélève une bouteille qui sera rajoutée au dîner. Comme ces américains, grands collectionneurs, sont très attirés par les vins de grand prestige, je jette mon dévolu sur une Clairette de Die en annonçant la couleur : c’est sans doute l’une des bouteilles les moins chères de ma cave.
Voici le menu composé par Richard Mebkhout, avec qui j’eus le plaisir d’en bavarder à sa conception : Gressins de jambon Serrano, allumettes au parmesan / Pâté en croûte comme à Vieu, recette de Lucien Tendret 1892 / Turbot laqué au jus de volaille, pommes de terre rattes / Suprême de pigeonneau rôti, la cuisse confite / Laitue, petits pois et lard croustillant / Tian d’oranges et pamplemousses / Madeleines et macarons réglisse.
A l’ouverture du bouchon, la Clairette de Die, méthode champenoise, annonce un âge entre vingt et quarante ans. Baptisons la de 1970. Sa couleur est de miel, son nez est sucré car c’est un demi-sec. En bouche, c’est délicieusement agréable, les notes de coing, de toasté, de légèrement madérisé formant un goût très excitant. Le buveur d’étiquette a du mal à se positionner face à ce vin : faut-il accepter une union morganatique entre une bulle qui devrait être champenoise et une région qui ne l’est pas ? Je ne fus pas le seul à adorer ce pétillant puisqu’un convive lui accorda même un vote dans son quarté, alors que la concurrence était rude. Vous allez voir pourquoi.
Le champagne Salon « S » 1988 est toujours aussi plaisant, cette bouteille étant légèrement plus fermée que d’autres. A noter un écart de puissance certain à l’avantage du Krug 1988 bu au château Margaux. On ne se lasse pas du plaisir de ce champagne Salon à la forte personnalité.
Une bouteille immense apportée par mon ami américain affiche une particulière distinction. Le Haut-Brion blanc 1949 en magnum est une pièce rare. N’allez pas croire que j’avais répondu à sa générosité par la Clairette de Die que j’avais prélevée en cave lorsque cet ami et son fils vinrent la visiter. C’est plus tard que la réciprocité se montra. Le vin est immense. Il y a toute la palette de ce qui fait la grandeur de ce blanc, comme le 1999 bu au château Haut-Brion l’avait brillamment indiqué. Ici, en plus, l’âge magnifie le vin qui est une fanfare de goûts citronnés mêlés à du gras intense. Il n’y a pas beaucoup de blancs qui comme lui peuvent imposer un tel respect. Avec le pâté en croûte, une merveille.
Le magnum de Pétrus 1964 au niveau parfait est loin de se laisser impressionner par ce blanc de légende. C’est un très grand Pétrus. Une complexité extrême, mariée à une simplicité rare. Il y a des Pétrus qui se présentent comme des énigmes. Pas celui-ci. Il se laisse approcher. Rien n’est abscons. Mais quand on creuse un peu, on comprend comme le message peut être mystérieux et multiforme. La trame est dense, l’imprégnation profonde. Ce vin souvent strict est ce soir joyeux, sincère, épanoui.
Ce qui est passionnant, c’est que le La Gaffelière Naudes en magnum 1953, immense réussite de cette propriété, complète parfaitement le tableau formé par le Haut-Brion blanc et le Pétrus. Tout en lui est joyeux. La densité n’est pas celle du Pétrus mais le plaisir, la joie de vivre sont du bonheur en bouche. C’est chaleureux, presque comme un bourgogne qui chante. Ce vin est grand, plaisant, heureux d’être avec nous.
Le Yquem 1940, malgré sa couleur grisée et une lie grise, ce qui est rare pour Yquem, a un nez fort délicat. C’est indéniablement un nez d’Yquem. Son bouchon date de 1989. En bouche, c’est typiquement le Yquem des années 30, où la sécheresse, la sobriété prédominent, signe qu’à l’époque on ne poussait pas vers le sucré. On avait en cette année d’autres préoccupations. Tel qu’il se présente, il est très bon, beaucoup plus énigmatique que le Pétrus, et cette surprise plait beaucoup à mes convives.
La réciprocité à mon ami américain est maintenant sur la table et j’ai voulu pour une fois l’ouvrir à cet instant, pour qu’on découvre la première odeur de mon vin fétiche. Il s’agit d’un vin de Chypre 1845. Il est éblouissant. Il a un peu moins de pesanteur que celui du 50ème dîner de wine-dinners. La bouteille, plus ventrue, plus jolie, n’a pas la moindre lie (à peine). C’est un nectar, c’est un élixir, c’est un parfum. Il est évident que j’ai perdu toute objectivité à propos de ce vin car il est comme mon enfant. Mais je ne vois pas ce qui pourrait égaler sa perfection et sa persistance aromatique infinie. Il sent délicatement la réglisse, il est onctueux, il surfe sur les délicieux macarons à la réglisse. On conçoit aisément que l’on pourrait oser des combinaisons culinaires diaboliques avec ce vin là, comme le fit Guy Savoy il y a quelques années maintenant.
On vota. Il est très rare qu’un convive ait strictement le même vote que moi, dans le même ordre. Et voilà qu’un jeune américain de 14 ans, petit bonhomme avec lequel son père joue un jeu dangereux en le propulsant aussi jeune à des niveaux de vins et de consommation de vins qui ne sont pas de son âge, vota exactement comme moi. A-t-il de la maturité ou ai-je la fraîcheur d’un enfant ? Je vous laisse juge. Le plus récompensé de votes fut le Haut-Brion blanc 1949. La Clairette de Die eut un vote, ce qui me fait plaisir. Le vote de l’adolescent américain qui buvait comme un homme et tirait sur des barreaux de chaise fut : en un Chypre 1845, en 2 Haut-Brion blanc 1949, en 3 Pétrus 1964 et en 4 Château La Gaffelière- Naudes 1953.
Le service du personnel de la Grande Cascade fut exemplaire et les accords rares. Le lieu a la magie de la Belle Epoque, protégé par des arbres centenaires. Tout fut enjoué, riant. On peut l’être avec de tels vins.

dîner de wine-dinners au restaurant Apicius jeudi, 12 mai 2005

J’arrive au magnifique palais Apicius pour ouvrir les vins d’un nouveau dîner de wine-dinners. J’ai déjà décrit le lieu (bulletin 136). Pour la première fois en 52 repas, je vais ouvrir les vins sans sommelier. J’aime qu’il y en ait un pour témoigner de ce qui se passe à l’instant où l’on découvre les mystères que les bouchons cachent. Fort heureusement l’ami qui avait réservé toute la table pour fêter son anniversaire avec quatre couples d’amis vint me retrouver, prenant ainsi connaissance de ces beaux accouchements. L’odeur du Pétrus est magique de perfection. Celle du Chambolle Musigny 1959 de Charles Viénot est éblouissante, plus belle encore que celle du Latricières-Chambertin. L’odeur du Haut-Brion est un peu incertaine et celle du Beaune tellement chaleureuse que je rebouche bien vite. L’odeur du Yquem est encore timide. Certains bouchons se sont désagrégés, d’autres ont résisté. J’eus toute la palette des situations possibles.
Ayant assez rapidement fini cette phase importante, je me rends dans un hôtel particulier du 7ème arrondissement où l’auteur d’un livre sur les plaisirs gastronomiques dédicace son ouvrage. On boit un champagne Philipponnat brut sans année de bien belle facture. Je serre quelques mains et échange d’agréables propos et retourne à Apicius pour l’apéritif partagé avec un joyeux groupe d’amis fort ponctuels. Je décline mes recommandations d’usage sur un magnum de champagne Pommery 1988 dont j’apprécie toujours autant le charme. Ce Pommery est particulièrement réussi.
Nous passons à table dans une salle magnifiquement décorée d’un goût subtil aux audaces coloristes de bon aloi. Sur un mur de couleur moutarde (il y a bien une moutarde de cette couleur là) les bras de Shiva Nataraja séparés de leur corps, tenant fébrilement leurs seize petits poings serrés veillent sur nous. La table est très étirée, ce qui a des conséquences : les discussions se séparent en petits groupes. Cela change l’atmosphère. Fort heureusement, cinq jolies femmes (merci printemps, toi qui donnes des fleurs aux marronniers et sais échancrer le cœur des femmes) soudèrent le groupe pour une collective communion.
Voici le menu créé par Jean Pierre Vigato : Amuse bouche / Chair et corail de homard de Guilvinec émulsionnés / Rouget grillé aux épices, compotée de joue de bœuf et jus tranché au beurre noisette / Ris de veau à la broche « tout simplement » / Tourte de canard rouennais « façon grande cuisine bourgeoise » (voir photo) / Bleu des basques et fourme d’Ambert / Gelée de clémentines en cappuccino / Mignardises. Le menu n’était pas imprimé par le restaurant, alors que c’est un souvenir que l’on aime montrer à tous ses amis. Mais Jean Pierre Vigato compensa par une sollicitude et des propos de bienvenue d’une belle élégance.
Comme avec Yannick Alléno tout récemment, le premier plat est à contre-courant. Le Meursault Coche Dury 1997 boude, il est en RTT. Ce que l’on constate avec une extrême netteté car c’est seulement après le départ des assiettes qu’il montre qu’il est Meursault. Un beau Meursault, mais à ce moment là on ne lui demande plus de l’être. Le rouget absolument délicieux et original puisque l’association avec la joue de bœuf est réaliste est accompagné par le Château Mouton-Rothschild 1993 et par Pétrus 1978. Comme on l’a déjà vécu, le premier désaccord transcende l’accord suivant. Ce fut absolument grandiose. Fort heureusement, le boisé délicat du Mouton, jouant dans une certaine discrétion, ne le condamne pas, alors que le Pétrus éblouissant, miraculeux presque, aurait pu le tuer. Si je ne me réfère qu’aux Pétrus bus en dîner et non en verticale, c’est probablement l’une des plus belles sensations que j’ai eues. Ce Pétrus expose en toute évidence pourquoi Pétrus est incomparable. Un équilibre, une rondeur, un charme sous-jacent, tout est en évocations subtiles, riches, complexes comme seul Pétrus en est capable. Un vraiment grand vin.
J’attendais beaucoup plus du Château Haut-Brion 1950. Car c’est une année splendide pour Haut-Brion et j’en ai des souvenirs mémorables. Le nez n’a pas attrapé la précision qu’il devrait avoir. En bouche, j’aime bien cette évocation de caramel, de lait brûlé sur le feu que l’on retrouve certaines années. Un des convives de l’autre moitié de table, celle où je n’expliquais pas, affirme : « je n’aime pas ». Ça ne se discute pas. Nous avions un vrai Haut-Brion, un peu plus torréfié qu’il ne devrait. Le ris de veau corrige bien sa déviance. J’ai apprécié, mais chacun est fondé à ne pas aimer, si c’est son impression.
La Côte Rôtie La Landonne Guigal 1993 est prévue comme un intermède. Elle le fait très bien, cette bouteille étant beaucoup plus chaleureuse que celle de La Turque que j’ai ouverte récemment (bulletin 139).
Le Beaune Camille Giroud 1928 est presque rose isabelle dans la partie haute et noir d’encre dans la partie finale de la bouteille. Un peu fatigué et mal à l’aise, il ne brille pas, malgré son année de légende, à coté de deux pépites extrêmes, le Latricières Chambertin Pierre Bourrée 1955 qui avait naguère tiré des larmes d’émotion à Richard Juhlin, ce suédois expert mondial en champagnes et le Chambolle Musigny 1959 de Charles Viénot, petite demi-bouteille que j’ai ouverte pour faire plaisir à mon ami, dont les senteurs, la suavité, la sensualité sont époustouflantes. Rien ne peut mieux que ce vin représenter la Bourgogne heureuse. J’ai en mémoire un splendide Chambolle-Musigny 1915. Celui-ci, c’est Dany Brillant jouant les crooners. Le Latricières a la même émotion que naguère (bulletin 107). Jean Pierre Vigato est venu découper lui-même les tourtes. Paraphrasant les Tontons Flingueurs je dirai : « ça c’est un plat pour homme ». Puissant canard, sauce lourde comme du bitume bouillant, c’est la cuisine que j’aime, évocatrice des festins de jadis.
Avec les deux fromages, le Château Doisy, Barsac 1966, que mon ami avait déjà bu et aimé, confirme sa solidité rassurante. Le Château d’Yquem 1941 au bouchon d’origine bien conservé garde longtemps des traces poivrées qui recouvrent ses tendances d’agrumes. Le dessert lui convient bien. Le Yquem se prélasse avant de s’étaler pleinement. Plutôt ascétique, c’est une belle démonstration des Yquem puritains. Vin de ravissement pour des convives peu habitués à ces Yquem anciens. Un peintre vivant de sa peinture, écrivain de surcroît, est un grand connaisseur de Rhums. Il sut au nez reconnaître l’origine du Rhum # 1890 que j’avais entamé au dîner où figurait le Latricières Chambertin Pierre Bourée 1955 que je viens d’évoquer. Nous profitons de ce Rhum martiniquais chaud en bouche, aux saveurs épicées de grand charme.
Tous les vins furent cités dans les votes au moins une fois. Le Chambolle ne figurant pas sur le menu que j’avais imprimé ne fut pas en compétition. Il aurait sans doute glané plusieurs places de premier. Pétrus fut plébiscité avec sept places de premier, figurant dans les onze votes. Les plus cités furent ensuite le Yquem 1941 et le Latricières Chambertin. Mon vote compta dans l’ordre (1) Pétrus 1978, (2) Latricières Chambertin 1955, (3) Doisy 1966 et (4) Yquem 1941.
Jean Pierre Vigato a eu l’intelligence d’exécuter ses recettes dans leur essence. Pas de chemin de traverse, pas de signature inutile. Je suis sensible à cette recherche de pureté. Un service précis, une gentillesse attentive de Hervé, sommelier d’une grande efficacité. Dans ce palais au charme particulier, nous avons tout rassemblé pour créer un repas mémorable. Le sourire d’amis venus célébrer l’anniversaire de l’invitant, sa gentillesse, sa sensibilité ont complété ce tableau d’une rare beauté.

Dîner de wine-dinners au restaurant Apicius jeudi, 12 mai 2005

Dîner de wine-dinners du 12 mai 2005 au restaurant Apicius
Bulletin 141

Les vins de la collection wine-dinners
Magnum de champagne Pommery 1988
Meursault Coche Dury 1997
Château Mouton-Rothschild 1993 (offert par Olivier Boulay)
Pétrus 1978
Château Haut-Brion 1950
Beaune Camille Giroud 1928
Latricières Chambertin Pierre Bourrée 1955
Chambolle Musigny Charles Viénot 1959
Côte Rôtie La Landonne Guigal 1993
Château Doisy Barsac 1966
Château d’Yquem 1941
Rhum # 1890

Le menu créé par Jean Pierre Vigato

Amuse bouche
Chair et corail de homard de Guilvinec émulsionnés
Rouget grillé aux épices, compotée de joue de bœuf et jus tranché au beurre noisette
Ris de veau à la broche « tout simplement »
Tourte de canard rouennais « façon grande cuisine bourgeoise »
Bleu des basques et fourme d’Ambert
Gelée de clémentines en cappuccino
mignardises

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Bristol dimanche, 24 avril 2005

le dîner le plus cosmopolite que j’aie fait. Je suis à droite sur la photo.

Un dîner particulier va s’organiser dans le cadre de wine-dinners un dimanche ! En ce jour, beaucoup de restaurants sont fermés, sauf ceux des hôtels. Les chefs n’y sont pas. Comme nous sommes rodés avec Eric Fréchon, tout se passera bien, même en son absence. La mise au point de la table et de la liste des vins fut assez complexe, l’initiateur de l’événement devant lui aussi apporter deux flacons. De riches collectionneurs de voitures historiques vont participer à un Tour de France avec quelques compétitions amicales sur circuits. J’ai fait cela aussi en d’autres temps. Mais il s’agit ici de voitures plus légendaires que les miennes.

Virginie, compétente et ravissante sommelière, ce qui ne gâte rien, m’accueille avec le sourire. Nous ouvrons les flacons. Le Pavie est magnifique d’odeur, ainsi que le Chambertin au bouchon très imbibé et de belle qualité. Stupeur, le bouchon du Pontet est presque complètement descendu. Il tient encore au goulot, il ne nage pas, mais un souffle le ferait tomber. J’arrive à trouver un point d’accroche pour la mèche de mon tirebouchon et j’extrais entièrement un bouchon dont une moitié a horriblement souffert, alors que la partie inférieure est encore souple et saine. Mais tout ceci sent la terre et le vin a grise mine. L’incertitude est totale sur ce qui se passera. L’odeur la plus belle est celle du Vouvray d’origine 1929, présenté en boîte bois cloutée, bouteille sans étiquette ni capsule, dont le bouchon porte la seule indication : « mis en bouteille à la propriété ». Ce qui est intéressant, et j’écris ces lignes avant le dîner, en attendant mes convives, c’est que j’ai ouvert le même Vouvray, de la même origine, mais daté de 1921 lors d’un dîner aussi au Bristol avec Eric Fréchon (bulletin n° 73). Et Eric Fréchon avait alors proposé le même plat ! Et, en sentant le vin ce soir, sans me souvenir du passé, je me demande s’il acceptera le plat pour lequel il est prévu. Virginie me regarde pensif, et veut savoir quelle tempête naît sous mon crâne. Je ne vois pas l’accord possible entre le Vouvray et les macaronis et entre le Pouilly Fuissé et les langoustines. Or voilà qu’en relisant mes notes, juste après l’ouverture, je retrouve mon ancienne analyse : le Vouvray ne va pas avec les macaronis. J’informe l’équipe du restaurant : on va changer l’ordre prévu. On fit bien.

Mes convives arrivent, et, attendant les plus tardifs, nous entamons le Champagne Moët & Chandon en magnum 1973. Le nez de ce champagne est époustouflant. Ce nez signe définitivement l’année 1973. Le lecteur que vous êtes pourra à ce stade se demander : qu’est-ce qui permet à François Audouze de dire qu’un champagne a les caractéristiques de l’année 1973. En quoi est-ce si reconnaissable ? Je répondrai à cette question qui ne m’est pas posée que la mémoire des vins est extrêmement sélective. On peut passer à coté de beaucoup de choses, et être marqué par d’autres. Je raconte celles qui me marquent. L’émotion de l’année 1973, que j’ai ravivée il y a moins d’une semaine dans la cave de Diebolt-Vallois, me permet de situer ce que cette année 1973 a de spectaculaire. Grandissime champagne où l’odeur domine plus que le goût que je connais.

Autour de moi des convives de Hong-Kong, de Singapour, des Etats-Unis, possèdent les voitures qui m’ont fait rêver lorsque j’allais chercher l’adrénaline que l’on récolte sur les circuits automobiles. Demain la presse va les suivre sur des parcours où ces monstres uniques vont exprimer des sonorités d’un autre temps, celui où l’automobile était un objet de rêve, et d’un rêve utilisable.

Voici le menu préparé par Eric Fréchon pour cette vivante assemblée : tranches de langoustines mi-cuites, bouillon de têtes parfumé « citronnelle et gingembre » / Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan / Pigeon bressan laqué au miel et brisures de macarons, compoté d’oignon au cumin / Comté millésimé 2002 / Calisson glacé d’Aix-en-Provence, ananas caramélisé aux épices. De belles saveurs élégantes.

Le Vouvray d’origine 1929 dont aucune indication ne livre le nom du producteur a une belle couleur dorée qui enchante la ravissante femme d’origine indienne, qui fut mannequin de Yves Saint-Laurent et illumine notre table. Le nez est délicieusement expressif. En bouche, des saveurs énigmatiques où se mêlent le sec et le rond, l’amer et le sucré, le doux et le citronné. Et l’accord avec le plat est exact, tant avec la chair des langoustines qu’avec le délicat bouillon. Mais c’est surtout la gelée qui entoure les langoustines qui brille avec le Vouvray. Mon voisin de Hong-Kong, qui possède l’une des Ferrari les plus rares au monde, s’extasiait de voir comme les senteurs se confondaient entre le plat et le vin. L’inversion des vins est donc pertinente.

J’avais longuement prévenu l’assemblée qu’il ne faudrait pas juger le Pouilly Fuissé, Château de Fuissé, Vincent 1959 comme un Pouilly Fuissé. Il faudrait le recevoir comme il se présente. Et ce vin original, aux accents madérisés mais qui avait su en éviter les défauts se maria comme il convient aux macaronis truffés, plat intense et largement réjouissant. Un curieux pigeon, un peu gêné par l’excès de cumin de la compote d’oignon doucereuse accueillit trois vins rouges très différents, qui permettaient d’analyser les sensations et de sentir les accords.

Le Château Pontet Saint-Emilion 1955, le blessé grave de 17 heures, avait gommé toutes les senteurs désagréables. Il avait même pris les rondeurs d’un 1928. Mais sa remontée à la surface n’avait pas tout effacé. Buvable, acceptable, il souffrait d’un manque d’accomplissement. Il faisait encore plus briller le Château Pavie 1971 que j’ai trouvé comme mes convives extrêmement subtil et passionnant. Ce serait intéressant de goûter ce vin avec Gérard Perse, pour analyser avec lui s’il est nécessaire de prendre les orientations volontiers extrêmes pour faire son vin quand « naturellement » son terroir peut être aussi éblouissant. Les subtilités que l’on a trouvées dans ce 1971 montrent que la question mérite d’être posée. C’est le sujet de réflexion que j’ai eu aussi pour un autre domaine conseillé par le même « flying wine maker » (bulletin 84). Des convives m’avaient un peu plus tôt demandé mes préférences entre Bourgogne et Bordeaux.

Le Chambertin Pierre Damoy 1961 est si éblouissant que l’on désignerait volontiers la Bourgogne. Mais comme je l’expliquai, la question a autant de sens que de dire que Picasso gagne contre Raphaël. Il faut aimer les deux. Dans cette série, le charme envoûtant du Chambertin convainquit chacun des amateurs.

Le Château Chalon Jean Bourdy 1955 fut bien accepté, mieux même que je ne l’espérais. Il n’avait pas l’explosion olfactive du 1953 du 50ème dîner, mais il avait cette grâce que l’on ne trouve que dans les vins jaunes façonnés par l’âge. La noix est belle, on sent la peau de noix toute jeune, et le goût général est arrondi pour un plus grand plaisir.

Sur des avant desserts aux saveurs délicieuses mais égarant volontiers tant on dérive sur mille continents, le Champagne Moët & Chandon magnum, 1964 délivra, au moment où j’en pris connaissance, une émotion qui me combla. Il est saisissant de perfection. Par la suite ce champagne devint plus humain, mais sur l’instant son irréalité divine frôlait l’extase. L’ananas caramélisé aurait sans doute accompagné élégamment le Sainte Croix du Mont que j’avais prévu et abandonné en cours de route. Mais avec le champagne, le combat était trop inégal, l’ananas marquant tous les points. Alors qu’avec le calisson, l’accord était sublime.

Je fis voter et mes hôtes s’y prêtèrent de bonne grâce. Imaginez des amoureux du volant, qui se retrouvent pour un Tour de France de voitures de légende. Ils n’ont qu’une envie, c’est de parler voiture, d’autant plus que nous avions un pilote célèbre, vainqueur de courses disputées à Indianapolis. Ces amateurs, à qui l’on ouvre des Pétrus aussi facilement que de l’eau minérale votèrent en s’amusant. Leurs votes furent très cohérents. Quatre vins sur les huit eurent une place de numéro un. Les vins les plus couronnés furent le Chambertin de très loin, suivi du Vouvray et du Pavie. Mon vote mit dans l’ordre le Moët 1964, le Chambertin 1961, le Château Chalon 1955 et le Vouvray 1929. Je reconnais que le choix du Chambertin eût été le plus pertinent. Mais un vote est un vote. Dans beaucoup de dîners, des convives font part de leur émerveillement. Ce soir, ce fut mon cas.

Voilà une table formée de gens d’origines chinoises, indiennes ou pakistanaises, américaines et françaises. Et tout le monde communie de la même façon à des vins difficiles, inhabituels, et comprend leur message. Le vin semble être l’un des véhicules les plus sûrs de la compréhension mutuelle et du plaisir. Bonne nouvelle !

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Bristol dimanche, 24 avril 2005

Dinner on April 24, 2005 by the restaurant of Hotel Bristol
Bulletin 139

The wines of the wine-dinners collection
Champagne Moët & Chandon magnum, 1973 (offered by Jean Berchon)
Pouilly Fuissé, Château de Fuissé, Vincent 1959
Vouvray d’origine 1929
Château Pavie 1971
Château Pontet Saint-Emilion 1955
Chambertin Pierre Damoy 1961
Château Chalon Jean Bourdy 1955
Champagne Moët & Chandon magnum, 1964 (offered by Jean Berchon)

The menu created by Eric Fréchon

Tranches de langoustines mi-cuites, bouillon de têtes parfumé « citronnelle et gingembre »
Macaronis truffés farcis d’artichaut et de foie gras de canard, gratinés au vieux parmesan
Pigeon bressan laqué au miel et brisures de macarons, compoté d’oignon au cumin
Comté millesimé 2002
Calisson glacé d’Aix-en-Provence, ananas caramélisé aux épices

conférence dégustation dans le cadre de wine-dinners jeudi, 14 avril 2005

Un ami fort assidu de mes dîners me demande d’animer une conférence dégustation à l’instar de celle qui s’était tenue au salon des grands vins. J’accepte pour ce fidèle ami. Elle s’inscrira au sein de conférences professionnelles où une centaine d’acteurs d’un même métier se retrouvent. Je me rends sur place quelques jours à l’avance, donnant des instructions sur la position des tables de cocktail et celles affectées au service des vins. Je suggère l’ordonnancement des lieux. Et me souvenant du succès du Maury avec des chocolats au salon des grands vins, je vais à la Maison du Chocolat. Avec l’exquis Robert Linxe, créateur de ce temple, je goûte des chocolats aux parfums tentants et séducteurs pour choisir les petits carrés magiques qui accompagneront un Maury 1947. J’arrive quelques heures avant l’événement et je constate que la magnifique salle de l’hôtel Lotti est coupée en deux par une table de buffet qui fait office de mur de Berlin. En effet, mon ami ne m’avait pas dit qu’il avait mis la dégustation des vins anciens en option et comptait traiter dans la même salle ceux qui boiraient mes vins et ceux qui ne les boiraient pas. Je ruminai cette curieuse situation. On ne peut pas avoir dans une même pièce des invités qui partagent les émotions d’un vin et d’autres qui les ignorent. On décide de fusionner les groupes et de translater la table du buffet ce qui bouscule les appareils prévus pour la sonorisation, préréglés sous la table. Les invités arrivent après les conférences tenues dans d’autres salles de l’hôtel. Heureux de se trouver ou se retrouver, ils bavardent. On est là pour cela. Quand mon micro hoquetant crachote des sonorités disgracieuses, il faut vraiment l’enthousiasme de quelques amateurs pour que je me sente écouté. Un micro de secours, opportunément orthodoxe, permet de grossir le rang de mes auditeurs. Les vins les soudent plus sûrement. Premier vin : un Arbois Pupillin 1976 Domaine Lornet. Comme au salon des grands vins je débute par ces saveurs inhabituelles pour montrer que l’on entre sur une planète différente, celle où l’exploration de senteurs et de goûts étranges demande un effort. On poursuit avec Château La Conseillante Pomerol 1981, rassurant, puis un Coteaux du Layon Domaine de la Roche Moreau 1981 déjà goûté lorsque je parle en de vastes assemblées et qui plait tout autant. Ensuite un Château Terfort Sainte Croix du Mont 1975 montre à quel point l’apport des ans embellit un vin normalement assez limité. La cerise sur le gâteau, c’est le Maury 1947 des Vignerons de Maury qui s’associe avec un chocolat au fenouil, et forme avec lui un accord raffiné et délicat. Le chocolat au citron est hors sujet, ce qui a aussi valeur éducative. Des discussions se créent avec un groupe d’amateurs que je sens passionnés. Après cela, nous trinquons avec un honnête champagne sur un buffet italien. J’ai su ensuite que cette présentation de cinq vins originaux, différents ce qui se boit normalement en cocktail, avait plu à ceux qui m’écoutaient, dont le nombre s’était agréablement enflé. Exercice difficile quand les échanges professionnels sont dominants.

dîner de wine-dinners au restaurant de l’hotel Meurice 50ème jeudi, 7 avril 2005

L’équipe de tournage de France 2 qui avait réalisé pour Envoyé Spécial le sujet sur les vins anciens de Bouchard se présente à nouveau devant ma cave. Les prises de vue seront plus courtes car il ne s’agit plus d’une émission à thème mais du vingt heures.
Pour des raisons de tournage le dîner n’aura pas lieu en salle de restaurant mais dans le suite 103, celle où Salvador Dali vivait, face au jardin des Tuileries. Un écrin de divine beauté : « transcennnndannnntaaaaallll». Les couleurs raffinées, les fleurs qui rappellent les tons de la vaisselle, une brigade toute motivée à faire un service précis. Les conditions sont remplies pour faire grand.
Un réalisateur (est-ce Fellini ?) à qui l’on demandait lequel de tous ses films il considérait comme le plus grand, répondit : « mon plus grand film ? Ce sera certainement le prochain ». Ecrivant ces lignes avec encore en bouche l’empreinte de ce repas, j’aurai tendance à dire que ce 50ème est le plus grand, comme il m’est arrivé de le dire d’autres dîners en quittant Guy Savoy, Alain Senderens ou Guy Martin par exemple…
L’ouverture des vins se fait en présence de Nicolas, grand sommelier, avec qui les échanges d’impressions sont chaleureux. L’odeur du Gaffelière est belle, celle du Pommard bourguignonne comme pas deux, celle du Richebourg émouvante. C’est le Haut-Brion qui nous sert une odeur horrible. Ce vin serait logiquement refusé au restaurant. Je sais qu’il va se reprendre. L’analyse du bouchon montre à l’évidence un accident de stockage dans une cave ou un entrepôt avant que je ne l’achète. L’odeur la plus époustouflante est celle du vin jaune, comme si l’armée romaine, emplissant ses onagres non pas de pierres mais de noix, bombardait mes narines pour une nouvelle invasion. Ceci avant que je n’ouvre avec émotion un vin de 160 ans. Son odeur confirme ce que j’en ai dit dans mon livre : il n’existe pas, à ce jour, de senteur plus extraordinaire. Ce vin est mon nirvana. C’est le cadeau que je voulais faire à l’occasion de ce 50ème. Heureux convives qui ont eu le nez de s’inscrire au bon moment.
On me filme quand je débouche les bouteilles. On me suit quand je vais montrer en cuisine les arômes du Carbonnieux et du Haut-Brion afin que Yannick ajuste les humeurs de ses sauces. J’attends mes invités dans ces ors et ces stucs.
L’arrivée des convives est plus agréable quand on se trouve dans un espace privé : on peut prendre le champagne debout. Ici, c’est Dom Pérignon 1993, joli champagne au charme certain, picoté par un Kouglof appétissant. Je donne aux convives la feuille de route (pour parler politiquement moderne), le mode d’emploi, et nous passons à table.
Voici le menu de Yannick Alléno : Noix de pétoncles rafraîchies à la gelée de pomme verte, tarama de langoustine aux grains de caviar / Cotriade de fins coquillages ouverts à la vapeur d’algues, écume aux écorces de Yusu / Tronçon de turbot rôti sur l’os à moelle, fricassée de morilles et petits pois au jus / Poularde de Bresse Lucien Tendret, entre chair et peau du foie gras de canard, asperges Bourgeoise de Robert Blanc lardées / Foie de canard poché au Chambertin, pâtes coudées gonflées au jus de truffe et fourrées de petits pois / Fondue de jeune Comté au jus tranché à l’huile de noix, copeaux de betterave et pousses de salades / Macaron au coquelicot et pamplemousse / Crème de mascarpone infusée aux bâtons de réglisse, battue comme un tiramisu. Yannick a travaillé pendant plus d’une semaine pour essayer de simplifier les recettes pour qu’elles se mettent entièrement au service du vin. Et cette exécution où la recherche raffinée est celle de la pureté est absolument exceptionnelle.
Le plat de pétoncles donne au Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1992 une curieuse trame très linéaire faite de beurre et de caramel. Manifestement, ce plat délicieux d’une présentation esthétique extrême et d’un raffinement élégant est hors sujet, ce qui se confirme quand le plat est enlevé : le Bâtard reprend une ampleur, une rondeur juteuse qu’il ne voulait pas délivrer avec le plat. Oserais-je dire que je suis content que cet accord n’ait pas fonctionné ? Car il apporte la preuve absolue que lorsqu’un accord est exact, et tous les plats suivants en offrirent, c’est le fruit d’un travail d’orfèvre. De même qu’une règle ne peut vivre sans ses exceptions, un accord inexact renforce la démonstration des autres. C’est ce que j’avais expliqué dans la même situation à Guy Savoy, mécontent qu’un accord n’ait pas marché, alors que j’étais ravi qu’on puisse sentir ainsi que la perfection n’est pas un hasard. Il faut de tels inaccomplissements pour que cette science de la gastronomie la plus extrême nous tienne en haleine et nous pousse à la perfection.
Le démarrage sur un premier désaccord multiplia encore plus notre émerveillement lors du plat suivant. Le Château Carbonnieux blanc Premier Grand Cru Léognan 1948 absolument époustouflant, inimaginable à un tel niveau, fut transcendé par les coquillages, présentés dans des coupes en cristal que Yannick Alléno avait achetées spécialement pour ce dîner (mais oui), afin que l’on voie toutes les strates de ce bonheur culinaire absolu. Un immense moment de plaisir pur. Et des subtilités invraisemblables élégamment intégrées dans le goût d’ensemble ! Le dosage de l’écorce de Yusu, agrume japonais, que l’on avait vérifié à l’odeur, magnifiait la légère trace citrique de l’impérial Carbonnieux. J’ai acheté cette bouteille sur ebay.com avec les prises de risque que l’on peut imaginer. Ce fut une bonne pioche.
Sur le magistral turbot à la moelle, le Château La Gaffelière Naudes 1962 est accompagné d’un Vieux Château Certan 1979. Un convive accorde une accolade au Vieux Château Certan mais nous sommes plusieurs à vibrer beaucoup plus au Château La Gaffelière. Ce 1962 au nez d’une séduction extrême est invraisemblablement canaille. A l’aveugle on dirait un bourgogne tant le charme animal s’étale érotiquement. J’hésite un peu, mais j’aurais volontiers tendance à dire que j’ai préféré ce 1962 sauvage au 1961 plus orthodoxe que j’ai bu au château avec ses propriétaires. Le Vieux Château Certan, d’une belle définition est quand même un peu trop austère, ascétique, pour emporter les suffrages.
La poularde est un plat inimaginable. Cette variation sur un thème archi revisité est ici magistrale. Le Château Haut-Brion 1970 que je demande à vérifier avant qu’on le serve n’est pas plaisant car j’en ai la première gorgée. Quand je dis « attention danger », toute la table me morigène en me disant que des vins fatigués comme cela, on en ferait volontiers son ordinaire ! Et effectivement le vin s’assembla, sa puissance originelle lui permettant de surmonter le choc du stockage qu’il avait subi. Ce n’est évidemment pas l’un des plus brillants Haut-Brion, mais il est fort civil, vin que l’on aurait à coup sûr rejeté dans d’autres circonstances. L’accord avec le Haut-Brion tel qu’il se présente ici est d’une justesse absolue.
J’ai commis la deuxième erreur, celle d’associer les deux bourgognes sur un même plat. Le Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974 est un vin absolument époustouflant. C’est le loulou de banlieue au foulard en vichy rouge, aux rouflaquettes, qui va vous délester de vos louis avant de vous suriner. La frayeur qui fait frissonner, c’est cela que l’on ressent avec ce vin interlope. Quel charme de bas-fonds ! Mais ce génial sale gosse se tait quand parle l’ancien. Le Richebourg « vieux ceps » H. Jaboulet Vercherre 1937 est un vin miraculeux que je n’attendais pas à ce niveau. C’est un bourgogne totalement réussi qui a tout pour lui. Il est une synthèse du bourgogne accompli, serein, qui ne cherche pas à en faire trop, mais dégage une puissance imposante. C’est un peu Jean Gabin ou Lino Ventura : on sent qu’on n’a pas trop intérêt à leur marcher sur les pieds. Ce Richebourg, c’est la force tranquille du bourgogne chaleureusement épanoui. Et je suis tellement fier d’avoir suggéré un foie gras dont j’avais eu l’intuition lors de mon dîner impromptu (bulletin 135). Travaillé avec le talent de Yannick Alléno, nous avons joui d’un accord – largement inusuel – de la plus belle imagination.
Aucun vin jaune actuel ne ressemble de près ou de loin à la séduction inoubliable du Vin Jaune Fruitière Viticole d’Arbois 1953. C’est du Erik Truffaz, ce trompettiste au modernisme passionnant. Il explose de chaleurs inhabituelles, si dérangeantes pour un palais qui ne connaîtrait pas cette belle région. J’y vois un vin de création culinaire de magnitude infinie. On peut tout essayer avec ce vin d’énigme, de charme, de plénitude gustative rare. Quelle richesse !
Le Château Sigalas Rabaud Premier cru classé Sauternes 1967 est un jeunet élégant. Son papa lui a donné le gros diamant de sa grand-mère pour que la future fiancée soit enchaînée plus sûrement à la famille. C’est le Sauternes parfait futur gendre. Et le dessert au macaron est une prouesse technique et gustative de haut niveau. Je profite de l’arrivée de son auteur, Camille, jeune chef pâtissier de talent, pour lui dire que le fruit rouge avec le sauternes, c’est comme la drogue : on n’y touche pas. Aucun essai de fruits rouges avec un sauternes n’atteindra son but. Alors, ce n’est même pas la peine d’essayer. Le macaron était tellement sublime que les ravissantes femmes présentes en nombre à ce dîner tombèrent en pamoison et s’évanouirent sur les coquelicots qui formaient un tapis printanier pour mettre en valeur leur extrême beauté.
Il fallait que ce 50ème dîner trouve sa conclusion sur le vin dont je suis fier. Le Vin de Chypre 1845 ne faillit pas à sa réputation. Une senteur, je dirais plutôt un parfum, qui est envoûtant, entêtant, et dépasse en intensité tout ce qui peut se concevoir. On aurait volontiers pu boire ce vin seul, mais j’avais demandé à Yannick Alléno de faire une esquisse de dessert dont le thème central serait la réglisse. Et à la grande joie de tous, y compris de Yannick venu nous rejoindre en toute amitié, le mascarpone à la réglisse joua le rôle d’une fronde, d’une catapulte, propulsant le vin de Chypre dans des longueurs infinies. Le vin, déjà naturellement conquérant, trouvait dans le dessert un réacteur supplémentaire. La subtilité de cet accord et de ce vin se situe à un niveau de gastronomie totalement inconnu. J’étais paralysé de bonheur.
Une table fort jeune, où quatre jeunes femmes disputaient en beauté avec le cadre raffiné et les saveurs inoubliables, comptait sept habitués et trois nouveaux convives. D’horizons divers où le monde du conseil dominait, la table fut enjouée, riante. Elle dut voter. Sur les onze vins, huit furent nommés et quatre eurent les honneurs de la première place. Le vin de Chypre n’eut que trois votes de numéro un, dont le mien, ce qui prouve que mon goût n’influence pas celui des autres et que les repères de chacun s’accrochent à des souvenirs qui sont forcément personnels. Les plus votés furent, de loin, le château La Gaffelière Naudes 1962 (mais oui encore) et le Vin Jaune 1953, suivis du Richebourg 1937 et du Carbonnieux 1948. Le plus grand nombre de votes en première place touchèrent à égalité le vin de Chypre et le Richebourg 1937.
Mon vote fut : vin de Chypre 1845, Richebourg Jaboulet Vercherre 1937, Vin Jaune Fruitière vinicole d’Arbois 1953 et Carbonnieux blanc 1948.
Que dire en conclusion de ce moment unique ? Un cadre éblouissant. Un chef qui a longuement étudié comment ajuster ses recettes pour qu’elles servent à embellir les vins en concentrant le message sur le goût premier. Ce fut magistralement réussi. Trois fautes qui justifient que l’on continue inlassablement à étudier cette gastronomie de raffinement : les pétoncles, le choix que je fis de mettre le délicieux Pommard en même temps que le Richebourg trop brillant, et la trace de fruits rouges sur le sauternes. Fautes bénignes. Je les signale alors qu’elles sont minuscules. Car ces constatations font progresser. Des vins magistraux, présentés au mieux de leur forme, brillants pour la raison majeure qu’aucun ne fut en comparaison.
Un service d’une attention unique, dont Bruno, charmant et compétent sommelier, un chef d’immense invention. Ce 50ème repas fut déterminant. Une des formes de la gastronomie ultime est ici. Je dithyrambe, mais ça le mérite.

Dîner de wine-dinners au restaurant de l’hôtel Meurice jeudi, 7 avril 2005

Dîner de wine-dinners du 07 avril 2005 au restaurant de l’hôtel Meurice
Bulletin 137

Les vins de la collection wine-dinners
Champagne Dom Pérignon 1993
Bâtard Montrachet Veuve Henri Moroni 1992
Château Carbonnieux blanc Premier Grand Cru Léognan 1948
Château La Gaffelière Naudes Saint-Emilion 1962
Château Haut-Brion 1970
Pommard Grands Epenots Michel Gaunoux 1974
Richebourg « vieux ceps » H. Jaboulet Vercherre 1937
Vin Jaune Fruitière Viticole d’Arbois 1953
Château Sigalas Rabaud Premier cru classé Sauternes 1967
Vin de Chypre 1845

Le menu créé par Yannick Alléno
Kouglof
Noix de pétoncles rafraîchies à la gelée de pomme verte, tarama de langoustine aux grains de caviar
Cotriade de fins coquillages ouverts à la vapeur d’algues, écume aux écorces de Yusu
Tronçon de turbot rôti sur l’os à moelle, fricassée de morilles et petits pois au jus
Poularde de Bresse Lucien Tendret, entre chair et peau du foie gras de canard, asperges Bourgeoise de Robert Blanc lardées
Foie de canard poché au Chambertin, pâtes coudées gonflées au jus de truffe et fourrées de petits pois
Fondue de jeune Comté au jus tranché à l’huile de noix, copeaux de betterave et pousses de salades
Macaron au coquelicot et pamplemousse
Crème de mascarpone infusée aux bâtons de réglisse, battue comme un tiramisu

la suite Salvador Dali sera l’écrin du 50ème dîner de wine-dinners vendredi, 25 mars 2005

Comme dans les films, je vais faire un flash back sur le bulletin précédent. J’étais venu porter les vins du 50ème dîner au restaurant de l’hôtel Meurice. Des chasseurs règlent le ballet des voitures. L’un d’eux me dit : « bonjour Monsieur Audouze ». Je suis surpris car il est assez rare qu’on se nomme à l’extérieur de l’hôtel. Il continue : « j’ai lu votre livre. Très intéressant ». Et il m’explique que sa mère ayant travaillé au château Haut-Brion lui avait enseigné l’amour du bon vin.
Yannick Alléno me fait visiter la suite « Dali », suite que ce peintre a occupée de façon constante et avait taguée. Une rénovation studieuse l’aura fait redevenir civilisée. On aura peut-être perdu des trésors picturaux. Nous serons en salon privé car la télévision va filmer l’événement. Je repense à Dali. Jeune polytechnicien, j’avais dix-huit ans à peine, je dois, avec mes camarades, élire les représentants de la promotion. Une campagne festive doit attirer les votants. Un de mes camarades organise la venue de Marie Laforêt dont les yeux d’or font chavirer ces naïfs matheux qui pendant des années ont trouvé plus de charme à une sinusoïde ondulante qu’à un jupon caressé par un soleil de printemps. Un autre a invité Salvador Dali à tenir une conférence qui fut l’un de mes souvenirs de jeunesse les plus éblouissants. Le « maître » nous indique que les deux preuves de l’existence de Dieu sont l’oreille de Jean XXIII et la gare de Perpignan. Une logique qui ne figure dans aucun des manuels que l’on aura potassés pendant de studieuses années.