Le 275ème événement de wine-dinners, un déjeuner, se tient au restaurant Plénitude Arnaud Donckele de l’hôtel Cheval Blanc à Paris. A 9h30, je me présente à l’entrée de l’hôtel et le portier comme les employés chargés des bagages me disent ‘bonjour monsieur Audouze’. Je passe la porte d’entrée et la responsable de l’accueil, que je connais déjà, me dit ‘bonjour monsieur Audouze’. Le sommelier n’étant pas encore disponible, je demande à cette charmante dame si je peux prendre un café. Je monte au septième étage où il y a un bar et on me dit ‘bonjour monsieur Audouze’.
J’apprendrai plus tard qu’Alexandre Larvoir, le directeur du restaurant Plénitude a fait diffuser une note avec ma photo dans tous les endroits où je pourrais aller, ce qui explique qu’on m’ait reconnu. C’est amusant et c’est une très belle idée.
Dès que je peux, je commence l’ouverture des vins et les conditions atmosphériques doivent être fortes car beaucoup de bouchons donnent l’impression d’être gonflés au point que j’ai dû utiliser le tirebouchon Durand qui combine une mèche classique avec un bilame qui remonte plus facilement les bouchons mais que j’évite d’utiliser car le bilame déchire le bord des bouchons ce qui est gênant pour ma collection de bouchons.
Le Château Carbonnieux Blanc 1966 a un nez de bouchon prononcé et ce qui me gêne est que le bouchon sent aussi le bouchon. Je surveillerai l’évolution de ce parfum.
Les champagnes s’ouvrent facilement mais la coiffe du Dom Pérignon 1966 se brise en mille morceaux ce qui est désagréable et a existé pendant des années.
Même avec le Durand le bouchon du Chablis Rebourseau et Philippon 1923 est venu en miette. Son parfum est prometteur.
Les deux bordeaux ont des bouchons absolument parfaits et leurs parfums sont superbes, celui du Haut-Brion 1929 étant divin.
L’Echézeaux a un bouchon entièrement entouré d’une graisse et vient entier. Le goulot est couvert de cette graisse et je le nettoie avec mes doigts qui deviennent noirs. J’ai fait prendre une photo de ma main salie. C’est impressionnant. Mais ce qui est incroyable, c’est que le parfum du vin est émouvant tant il exprime ce qui fait l’âme de la Romanée Conti.
J’ai dû utiliser le Durand pour la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967 tant le bouchon était difficile à extirper. Il est noir sur les trois quarts. Le nez est plus solide et me fait songer au caractère guerrier du Richebourg plus qu’à la subtilité de la Romanée Conti, mais le vin s’annonce grand au diagnostic du nez.
Le Rayas 1976 a un parfum engageant et l’Yquem 1967 offre un bouquet de senteurs époustouflant. Le Malaga 1872 a une lourde cire très dure et difficile à enlever. Le parfum est un voyage dans l’au-delà tant le doux et le sec s’entrelacent.
Tout va bien sauf pour le Carbonnieux. Deux heures après le nez de bouchon a presque disparu et peu avant l’arrivée des convives il n’y a quasiment plus de défaut, mais pas totalement.
Arnaud Donckele vient me saluer et me dit qu’il a voulu intégrer ma personnalité dans sa création, qui doit représenter nos deux visions. Les occasions de mettre son talent au service de vins légendaires et anciens sont rares. Il apprécie d’autant plus que nous entremêlions nos intuitions.
Les convives sont ponctuels. Nous serons onze, tous mêmement genrés, et mes convives viennent de trois pays, Angleterre, Allemagne et Pologne.
Je présente mes dîners qu’aucun des convives n’a pratiqués et sur de délicates mises en bouche nous buvons le Champagne Krug 1989. Il n’a plus aucune bulle, sa couleur est d’un or de blé d’été et sa personnalité est triomphante. C’est un grand champagne harmonieux, équilibré et joyeux. Pour mes convives c’est l’occasion d’entrer dans un monde qu’ils ne connaissent pas, celui des champagnes anciens.
Nous passons à table. Le menu créé par Arnaud Donckele à partir de notre réflexion commune est : huître, caviar, agaric pour Gratin ‘champenois’ / lapin, brocoletti, mousseron pour vinaigrette ‘Saint-Saëns’ / asperge blanche, mangue verte, herbettes pour coulis ‘Narcisse’ / rouget, boulangère, crocus, pour sabayon ‘borgne’ / veau, morille, noix pour sabayon ‘clavelin’ / pigeon, grenaille, abattis pour salmis ‘délicatesse’ / souvenir affectif pour jus ‘baume du verger’.
On voit que le mot ‘pour‘ existe dans l’intitulé de chaque plat, car la chair ou le solide est au service – si l’on peut dire – de la sauce. Quand Arnaud viendra nous voir à un moment du repas, il dira : « commencez par la sauce ».
Le Champagne Dom Pérignon 1966 est absolument divin et son pétillant est plus prononcé que celui du Krug. J’ai bu 27 fois ce millésime de Dom Pérignon et à mon sens c’est le plus grand 1966 que j’aie bu. Quelle grâce. Tant le Krug est en affirmation, tant le Dom Pérignon est en suggestion. L’accord avec l’huître est parfait.
J’ai prévenu mes convives que le Château Carbonnieux Blanc Léognan 1966 avait à l’ouverture un nez de bouchon, et dans les verres dont le haut est très étroit par rapport à l’opulence de la forme du verre le petit nez de bouchon résiduel est amplifié. Mais en bouche, ce qui reste du nez de bouchon est insignifiant au palais. J’avais prévenu que je pourrais ouvrir un autre vin blanc mais personne n’a été gêné au point qu’un convive a classé ce vin second de son vote.
Le Chablis Supérieur Rebourseau et Philippon 1923 accompagne le Carbonnieux sur le lapin exécuté de façon magistrale. Je voulais que l’on boive un vin de cent ans. Ce chablis est tout en délicatesse. Il est aérien et ne montre aucun signe de fatigue. Il n’est pas très complexe, il est émouvant. Et il crée un accord avec la sauce qui est anthologique.
Un des convives avait dit au début de sa prise de contact : « je ne reconnais pas un chablis en ce vin » et je l’ai rassuré car de même qu’un champagne ancien est dans un autre monde qu’un champagne actuel, un chablis centenaire n’a plus les caractéristique d’un jeune chablis et ce qui compte, c’est l’émotion qu’il procure. Tout le monde le comprendra puisque ce vin sera inscrit dans neuf feuilles de votes sur onze. Un succès.
Je dis à mes sympathiques convives : le Musigny Blanc Comte Georges De Vogüé 1989 est un retour dans le monde du vin que vous connaissez, puisqu’il a toutes les caractéristiques d’un vin jeune éblouissant. Dans un autre repas, il serait un vainqueur tant il est brillant. Mais ici l’attention est plus vers les vins anciens. J’ai pensé aux montrachets. Ce Musigny est plus incisif et tranchant alors que les montrachets sont plus larges et opulents. Les deux sont des expressions de l’excellence absolue du vin blanc de Bourgogne. L’accord avec les asperges et sa sauce est magique.
Une anecdote qui concerne Ausone 1955 et Haut-Brion 1929 qui apparaissent maintenant. Quand j’ouvre les vins quelques heures avant le repas, je ne goûte pas, pour avoir une oxygénation lente dans sa pureté. Je sens seulement. Pendant le déjeuner, les vins sont servis par le sommelier. Je lui demande de me servir les premières gouttes afin que j’informe tout le monde s’il y a un problème. Alors, je bois avant que le plat ne soit servi. Or dans mes repas, les vins sont servis après que le plat est sur table, afin que les convives ne boivent pas un vin avec le souvenir du plat précédent. Le vin doit être bu après la première bouchée du plat conçu pour lui. Pour informer les invités, je fais le contraire. Nous venions d’avoir les asperges avec une sauce verte aux herbes. Je goûte les vins et l’odeur n’est pas sympathique et pour les deux vins leur finale est trop court. J’informe donc mes invités que les deux vins pourraient avoir des problèmes et que j’ouvrirais un autre vin s’ils ne sont pas satisfaits.
Je reçois mon plat, je bois les vins qui n’ont pas le moindre problème. Tout le monde a apprécié et personne n’a demandé que j’ouvre un autre vin.
Le Château Ausone Saint-Emilion 1955 a un nez très expressif et en bouche le vin est fort, puissant, intense et riche. C’est un conquérant avec une trace de truffe dans le milieu de bouche.
Le Château Haut-Brion 1929 est tout en noblesse avec un raffinement certain. Sa longueur est superbe. Notre table va se diviser en deux, avec des supporters d’Ausone et d’autres de Haut-Brion. Si Haut-Brion n’a pas brillé autant que cela c’est qu’un petit voile de poussière réduisait le plaisir sans masquer le message du vin et sa noblesse. Les convives ont été heureux de voir que les bordeaux peuvent atteindre de telles richesses. Et quelle ne fut pas leur surprise de voir que ces deux vins s’accordent avec un rouget charnu et puissant.
L’Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1957 qui avait tâché mes mains a un nez que j’adore, qui exprime l’âme des vins de la Romanée Conti avec le sel et la rose, ces marqueurs que j’adore. Quel vin émouvant.
La Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967 est solide. Son parfum est riche et son goût comme son nez m’évoquent la fierté du Richebourg. La Romanée Conti peut avoir cette facette. Mais la grâce et l’éblouissante finesse de la Romanée Conti sont aussi là. C’est un très grand vin mais mon cœur ira vers l’Echézeaux. L’accord des deux vins avec le veau est tout en subtilité.
Le Château Rayas Châteauneuf du Pape 1976 est tellement facile à comprendre ! Après quatre vins rouges qui demandent de l’attention, le palais s’installe dans un fauteuil conformable et on écoute un message rassurant, qui n’exclut évidemment pas la richesse et la complexité. C’est ce qu’il fallait pour le pigeon. Ce vin est grand mais quand même assez loin du mythique 1978.
Le Château d’Yquem 1967 est splendide. Son parfum est inimitable. C’est une explosion de senteurs. Je dois dire que le dessert est absolument magique et m’a bluffé. On peut comprendre qu’en un temple qui appartient à LVMH on a eu l’occasion des centaines de fois d’essayer des accords parfaits avec Yquem, mais je suis quand même soufflé. Le 1967 est maintenant plus assagi et joue plus sur sa grâce que sur sa puissance.
On verra dans les votes que mes convives, plus soucieux d’entrer dans le monde inconnu des vins anciens voteront moins pour des vins comme le Rayas ou comme l’Yquem car la surprise est moins forte.
Alexandre Larvoir nous annonce qu’il va falloir préparer la salle à manger pour le dîner qui va suivre et nous suggère d’aller au fumoir pour goûter le Malaga 1872. Nous avons donc voté en buvant le Malaga 1872 qui ne fait pas partie des vins à hiérarchiser, chacun votant pour ses cinq vins préférés.
Pourtant le Malaga 1872 mérite notre attention, car il combine le sucré et le salé, le vin doux et le vin sec. Cette complexité kaléidoscopique et déroutante est un plaisir raffiné.
Tous les vins, sans le Malaga, ont eu au moins un vote, ce qui me fait plaisir car chaque vin a pu être dans les cinq premiers d’au moins un votant. Cinq vins ont eu le privilège d’être nommés premier, l’Echézeaux quatre fois, la Romanée Conti trois fois, le Chablis deux fois, le Krug 1989 une fois comme le Rayas 1976.
Le classement des onze convives est : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967, 2 – Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1957, 3 – Chablis Supérieur Rebourseau et Philippon 1923, 4 – Champagne Dom Pérignon 1966, 5 – Château Ausone Saint-Emilion 1955, 6 – Château Rayas Châteauneuf du Pape 1976.
Mon classement est : 1 – Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1957, 2 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1967, 3 – Château Haut-Brion 1929, 4 – Chablis Supérieur Rebourseau et Philippon 1923, 5 – Champagne Dom Pérignon 1966.
Ce qui me réjouit le plus est que le Chablis soit arrivé troisième. Il a été classé dans les cinq premiers par neuf convives sur onze. Qu’un vin de cent ans et de Chablis arrive à une telle performance me ravit d’aise.
Le service est toujours de la plus grande qualité. Maelys, Anaïs et Marion nous ont servis de façon remarquable. Elles combinent le professionnalisme et la beauté. Comme d’habitude Emmanuel Cadieu a fait un service du vin parfait.
Pour mon goût, le plus bel accord est le lapin avec le Carbonnieux et le Chablis puis l’asperge et le Musigny blanc. Le plus original est l’accord entre le rouget et les deux bordeaux.
Le fait de placer le lapin en tête de repas et avant le rouget est un des caprices que j’apprécie, car j’aime casser les codes, et le faire avec la complicité d’Arnaud Donckele et surtout son talent, c’est un bonheur suprême.
le bouchon de l’Echézeaux était si gras que mes mains sont devenues noires
la table dite ‘François Audouze’