Archives de catégorie : dîners de wine-dinners

Le 150ème dîner de wine-diners au château de Saran jeudi, 17 novembre 2011

Tous les convives arrivent pratiquement en même temps, à 16 heures, au château de Saran à Chouilly, non loin d’Epernay. Le brouillard limite les perspectives du beau parc qui est sur un promontoire. Avant même de prendre possession de ma chambre, je vais voir en cuisine les dégâts. La bouteille de Chypre 1845 est brisée en deux morceaux, avec quelques éclats seulement. Il faut un choc très net pour avoir coupé ainsi la bouteille. Je demande les circonstances de l’accident mais cela ne ressuscitera pas mon vin. La bouteille est très chemisée de noir et les odeurs sont de cacao, de café, de poivre et de réglisse. Je fais présenter la bouteille et ses copeaux sur un plateau afin que ce soir mes amis puissent se recueillir sur cette dépouille.

On porte mes affaires dans une jolie chambre qui dispose normalement d’une vue infinie, mais aujourd’hui, la visibilité ne dépasse pas dix mètres. La chambre, comme tout le château, est submergée de roses rouge sang qui sont comme une signature du lieu à l’accueil fleuri.

Sept des convives partent faire la visite des caves de Moët & Chandon avec Hélène, notre hôtesse. Deux habitués qui connaissent les caves restent avec moi pour assister à l’ouverture des vins ainsi qu’un journaliste et deux photographes. L’un des deux veut photographier les bouteilles une par une avant le dîner. Autant de monde autour de moi et ces manipulations non prévues me mettent dans une situation de fort stress, car je ne voudrais pas que se reproduise un accident comme celui du vin de Chypre. L’ouverture de douze bouteilles durera 70 minutes. Beaucoup de bouchons sont noirs, beaucoup se brisent en plusieurs morceaux. Trois bouchons très collés aux parois ont résisté longtemps avant de remonter. Aucune miette de liège n’est tombée dans le vin. Les odeurs sont majoritairement prometteuses, dont particulièrement celle du Chateauneuf-du-Pape. Certains vins auront besoin de se remettre en forme grâce à l’aération. Deux incertitudes concernent le Gevrey-Chambertin et le Pétrus 1947. L’abondance de vins, puisque nous aurons dix-sept bouteilles dont deux magnums, permettra à chacun de trouver sans souci son bonheur.

Après les ouvertures, un court sommeil napoléonien et une bonne douche me remettent en forme. A vingt heures, notre groupe est au complet. Pour le groupe d’Epernay il y a Jean Berchon, membre du comité de direction du groupe Moët & Chandon, Richard Geoffroy, chef de caves de Dom Pérignon et Benoît Gouez, chef de cave de Moët & Chandon. Le quatrième représentant du groupe, Stanislas Rocoffort de Vinnière, dînera à part avec un journaliste et un photographe. J’ai apporté pour eux une Côte Rôtie La Landonne Guigal 1992 et une demi-bouteille d’Yquem 2002. Et par un coup de pouce du destin qui, comme pour Richard Virenque, est à l’insu de mon plein gré, ils ont dégusté un Corton-Charlemagne Bonneau du Martray 1990 que j’avais prévu en réserve en cas de défaillance d’un vin du repas. Je suis ravi qu’ils aient eu cette belle surprise.

Les neuf autres convives sont d’anciennetés variables. Pour deux d’entre eux, c’est leur premier dîner de wine-dinners, pour un, c’est le deuxième, pour un autre c’est le quatrième, pour deux autres, c’est peut-être le huitième, pour un c’est le neuvième, pour un fidèle on est au-delà du vingtième dîner et l’un des champions de mes dîners est au-delà du trentième dîner.

Dans la belle salle de réception où chacun peut humer le vin de Chypre, le Champagne Moët & Chandon magnum 1959 est d’une jolie couleur de blé d’été. Je constate une certaine amertume au premier contact et Benoît Gouez me dit que c’est normal. C’est l’année solaire qui donne une fraîcheur marquée par l’amertume, comme pour les années 1976 et 2003. Quand le vin s’installe dans le verre, c’est un Moët élégant, à la forte personnalité, bien assis grâce à quelques années de dégorgement. Ce champagne typé se boit avec plaisir. Il me semble que le très impressionnant Moët 2002 vieillira aussi brillamment que ce 1959.

Nous passons à table et l’alignement des verres et des chandeliers est impressionnant. Les roses rouges et l’acajou donnent une marque très sensuelle à cette belle salle à manger.

Le menu mis au point par Bernard Dance est : Huître n° 3 Daniel Sorlut / Corne d’abondance de coquillages en infusion de chorizo / Filet de sole poché dans son court bouillon / Filet de rouget en demi-deuil / Ris de veau braisé / Chausson à la truffe noire / Selle d’agneau rôtie à l’anglaise et truffe noire / Mousseline de céleri et pomme purée / Dos de chevreuil rôti et son jus / Lobe de foie-gras en cuisson basse température / Gros Macaron chocolat confit de prune / Madeleines à la réglisse / Amandine & tuile. Ce fut un festival.

Le Champagne Dom Pérignon Œnothèque magnum 1966 est absolument brillant. L’huître exacerbe l’une de ses facettes, lui donnant droiture et rigueur. Il en a bien d’autres que j’ai la chance d’avoir déjà explorées. C’est un champagne immense et noble, racé et intense.

L’Hermitage blanc La Tour Blanche Jaboulet Vercherre 1947 est une belle surprise. Par transparence dans la bouteille le vin m’était apparu très sombre, ce qui avait justifié que je prenne un vin de réserve. Mais en fait dans le verre, le vin est d’un ambre très clair, tendant vers un rose pâle. Le nez est pur. Il est simple mais direct, avec un joli fruit rose que suggère sa couleur. La vibration avec les coques, touchées de chorizo est superbe.

La sole accompagne deux vins. Le Château Mouton d’Armailhacq Pauillac 1947est précis, riche et très noble. Le Château l’Angélus Saint-Émilion 1947 est très Saint-Emilion, très pur, chaleureux et velouté. Ce serait difficile de dire lequel on préfère, car ils sont très différents, chacun représentant sa rive de la Gironde. L’Angélus accroche un peu plus sur la chair exquise de la sole à la mâche idéale, mais mon cœur penchera vers le Mouton d’Armailhacq.

Chaque fois que dans mes dîners un Pétrus est inclus, ma coquetterie est de l’associer à du rouget. Car pomerol et rouget, cela crée une vibration particulière. Le poisson truffé est associé à deux pomerols qui sont le thème majeur, le point de départ de ce repas. Je voulais mettre ensemble deux mythes absolus du vin de Bordeaux, Château Lafleur Pomerol 1947 et Pétrus Pomerol 1947. Les autres vins tous de 1947, en dehors des champagnes, se sont greffés autour. Le Pétrus a un goût qui tend vers le porto et le café. Il est comme un moteur bridé et mal alimenté. Le rouget le réveille bien, ainsi que la truffe, car ce sont des compléments naturels, mais le vin n’est pas au niveau que l’on pouvait attendre. A l’inverse, le Lafleur est exceptionnel et éblouissant. Richard Geoffroy l’estime sublime, et trouve en lui des caractéristiques qui correspondent à ses recherches pour Dom Pérignon. Ce vin crée une dimension de première grandeur, car l’on sent que l’on tient un vin parfait avec tension, équilibre, profondeur, race et velours.

Le ris de veau a une cuisson exceptionnelle. Ma voisine, qui me dit aimer cuisiner le ris de veau, en est amoureuse. Là aussi deux vins accompagnent le plat : Château Latour Pauillac 1947 et Château Lafite-Rothschild 1947. Le Latour est d’une couleur merveilleuse, d’une grande clarté, d’un rubis profond, et d’une folle jeunesse, alors que le Lafite est d’une couleur trouble, ce qui est curieux car la bouteille paraissait parfaite. Le Latour est brillant, noble, mais un peu en sourdine par rapport à d’autres Latour 1947 que j’ai déjà goûtés. Le Lafite est un peu brouillon, pas exactement parfait mais il est intense, typé et très séducteur du fait de son côté canaille. Je préfère le Lafite, mais les avis sont partagés. C’est au Lafite que le ris de veau profite le mieux.

Nous nous levons pour aller dans le hall d’entrée admirer le geste de Thierry qui va dégorger devant nous, dans une petite hotte, le Champagne Moët & Chandon 1928 dégorgement à la volée. Le premier qui est dégorgé ne plait ni à Thierry ni à Benoît Gouez, très exigeant, qui souhaite une bouteille parfaite. Je bois dans son verre et, même s’il y a une acidité un peu excessive, j’en ferais bien mon ordinaire. La deuxième est parfaite, ce qui justifie l’exigence du chef de caves. Nous revenons à table pour boire le 1928 avec le chausson à la truffe. Le plus assidu de mes dîners, grand amateur de champagnes anciens, dit que ce 1928 est le plus grand champagne qu’il ait bu. C’est vrai qu’il est exceptionnel. Ce champagne est gourmand mais aussi romantique tant il a de la délicatesse. Ses complexités sont infinies, ainsi que sa longueur.

Associer un deuxième Château Latour Pauillac 1947 avec un vin bourguignon, un Gevrey-Chambertin R.Vinzent négociant 1947 est une de mes coquetteries. Il n’y a aucune logique, mais plutôt une envie. De plus associer une des gloires du bordelais avec un vin « Villages » mis en bouteille par un négociant de Libourne, c’est vraiment un accord ancillaire, voire morganatique. Il est à signaler qu’une majorité de convives préfèrent le second Latour alors que je préfère le premier, jugeant même que la différence est très nette. De la diversité des goûts ! Celui-ci me semble plus fatigué, mais Latour c’est Latour, et nous buvons un grand vin. Le Gevrey-Chambertin m’avait fait peur à l’ouverture. Il s’est bien restructuré et son message est clair. Il est bien sûr assez simple, mais offre plus qu’un simple « Villages ». La selle d’agneau goûteuse et rassurante l’aide bien à briller.

Le Châteauneuf-du-Pape Réserve des Chartes 1947 est lui aussi un « fantassin » comme le vin bourguignon. Il se présente avec charme, rondeur et un alcool très sensible. C’est un vin simple, qui convient très bien au dos de chevreuil.

Nous retournons dans le hall pour le dégorgement du Champagne Moët & Chandon Millésime 1911, vin mythique qui fait en ce moment l’objet de ventes aux enchères spectaculaires en tous les lieux de la planète, pour des œuvres caritatives. Avec la même exigence, je l’ai appris plus tard, Benoît a fait ouvrir quatre 1911. On ne peut que saluer sa volonté de perfection. Un joyeux qui pro quo se crée avec Richard Geoffroy lorsque je dis : « le 1928 est plus romantique et le 1911 est plus assis ». Richard comprenant « acide » s’est violemment opposé à mon analyse. Nous nous somme mis d’accord lorsque ma phrase a été correctement comprise, dans le joyeux brouhaha de notre longue table. Le 1928 est coquin et joue sur une séduction raffinée alors que le 1911 est plus archétypal, synonyme du champagne parfait. Ses variations gustatives sont infinies.

Le Vin de Paille Jean Bourdy 1947 est très plaisant, rond, doux, sans agressivité, au message simple et clair. Par contraste, le Red Port Collection Massandra 1947 est beaucoup plus complexe. Il a des saveurs intenses de fruits bruns et un fort alcool (19°). Dans un dîner avec moins de vedettes, il serait le gagnant. Pour remplacer le Vin de Chypre 1845, Jean Berchon a fait ouvrir un Champagne Moët & Chandon Dry 1952. Ce champagne m’avait enthousiasmé récemment. Il est d’un rare plaisir, simple, lisible et follement charmeur dans sa douceur subtile.

Voter est difficile car nous sommes encore sous le coup de tant de vins merveilleux et étonnamment proches alors qu’ils sont très différents. Onze vins sur dix-sept ont eu des votes, ce qui est bien. Seulement cinq vins ont eu des votes de premier, car deux vins ont assommé la concurrence : le 1911 a été nommé six fois premier et le Lafleur 1947 quatre fois. Les trois autres nommés premier une fois sont l’Angélus 1947, le Moët 1928 et le Lafite 1947.

Le vote du consensus serait : 1 – Champagne Moët & Chandon Millésime 1911, 2 – Château Lafleur Pomerol 1947, 3 – Champagne Moët & Chandon 1928, 4 – Château Lafite-Rothschild 1947 et 5 ex-æquo Champagne Dom Pérignon Œnothèque magnum 1966 et Château l’Angélus Saint-Émilion 1947.

Mon vote est : 1 – Château Lafleur Pomerol 1947, 2 – Champagne Moët & Chandon Millésime 1911, 3 – Champagne Dom Pérignon Œnothèque magnum 1966, 4 – Château Mouton d’Armailhacq Pauillac 1947, 5 – Château Lafite-Rothschild 1947.

Bernard Dance a fait une cuisine exceptionnelle, avec des cuissons absolument remarquables, créant des chairs subtiles, d’une exactitude extrême pour les vins : sole, rouget, ris de veau plus particulièrement. Il a su simplifier les recettes, au profit d’une lisibilité gustative qui a servi les vins.

Alors que dix-sept vins avaient été ouverts représentant l’équivalent de vingt-trois bouteilles compte-tenu des magnums et des dégorgements répétés, nous avons eu le courage de goûter un cognac Paradis délicieux, qui nous à permis de continuer à bavarder au-delà de deux heures du matin. Chacun avait conscience d’avoir participé à un moment unique, car confronter Pétrus et Lafleur 1947 est un événement rare, comme l’est de confronter Moët 1928 et 1911. Le lendemain matin, au moment de nous quitter après la nuit au château, nous étions tout souriants, prêts à accélérer la cadence des dîners, pour que le 200ème dîner de wine-dinners arrive très vite. Au château de Saran bien sûr !

notre belle table

le dégorgement de moët 1928, puis de Moët 1911

les plats

la table pendant les opérations de dégorgement

les vins en fin de repas

ma chambre et un petit déjeuner studieux, pour rédiger ce compte-rendu

piquenique sur la route du château de Saran jeudi, 17 novembre 2011

Habitant dans l’est parisien, j’ai proposé à Tomo, qui participera au 150ème dîner, de venir grignoter un casse-croûte à mon domicile, car c’est sur sa route. Son épouse ne viendra pas au château de Saran et mon épouse est à l’étranger. Nous déballons nos provisions, deux foies gras distincts, aumônière d’écrevisses et œuf mollet, jambon espagnol, deux camemberts, tartes aux pommes et deux éclairs. J’ouvre une bouteille de Champagne Salon 1985. Il est d’une couleur d’un ambre déjà marqué même s’il est clair. Il est vineux, d’une rare complexité et plus évolué que ce qu’il devrait être à seulement 26 ans. Ce champagne est d’une noblesse extrême, déroutant de complexité.

un Chypre 1845 cassé avant le 150ème dîner ! jeudi, 17 novembre 2011

Il y a des jours où tout semble partir du mauvais pied. Une balance qui vous annonce un poids que l’on aimerait ne pas voir, la douche trop chaude ou trop froide, et mille petits signes qui montrent que la journée s’annonce mal. Il faudrait que le sort change de cap, car aujourd’hui, c’est le jour du 150ème dîner de wine-dinners. Vers 10 heures, un appel téléphonique. La responsable du château de Saran m’annonce que les sommeliers qui, selon mes instructions, devaient redresser les bouteilles du dîner, que j’avais apportées il y a un mois, viennent de casser la bouteille de vin de Chypre 1845. Une telle bouteille est normalement suffisamment solide pour supporter les aléas de la manipulation et mes bouteilles étaient rangées avec minutie dans la caisse. Il faudra que j’inspecte ce qui s’est passé.

Je regrette la perte de cette bouteille, car à force d’en boire, il ne m’en reste presque plus. Et je suis triste pour mes amis. Moët & Chandon va ajouter au programme une belle bouteille, mais ma tristesse est extrême. Voilà une bouteille qui n’aura pas connu son couronnement.

Maintenant, je rase les murs, je courbe le dos, en espérant qu’aucune autre catastrophe ne se produira.

Abnégation, je vous dis mardi, 11 octobre 2011

Abnégation, abnégation, tout, dans ma vie, n’est qu’abnégation. Devant préparer le 150ème dîner, qui, selon une logique toute booléenne, doit apparaître après le 151ème, je me rends au château de Saran, demeure de réception du groupe Moët, pour mettre au point avec le chef Bernard Dance le menu du dîner. Je m’annonce à la porte électrique et lorsque je mets pied à terre, Bernard Dance, Romain le sommelier et Hélène, la maîtresse des lieux, sont là pour m’accueillir. Une coupe de Champagne Moët & Chandon 2002 effacerait un décalage horaire si mon voyage en avait un. Comme ce n’est pas le cas, il montre surtout sa franchise et un épanouissement qu’il n’avait pas jusqu’alors. Ce champagne fait sens aujourd’hui, avec une richesse et une opulence que seul l’âge peut lui donner. Trois cuillers, de saumon, de foie gras et de concombre lui trouvent de belles vibrations.

Nous sommes trois dans la belle salle à manger, fleurie d’hortensias roses et bleus, Stanislas, Bernard Dance et moi. Le chef a conçu un menu qui ne doit pas préfigurer ce que nous ferons dans un mois, mais doit permettre de réfléchir. Le menu est : noix de Saint-Jacques à l’émulsion de pamplemousse / filet d’agneau en croûte de tapenade d’olive et petits légumes / plateau de fromages / éclair macaron ganache Tagada sauce menthe.

Le Champagne Moët & Chandon magnum 1985 a un nez spectaculairement beau. C’est une belle surprise. La bouche est belle, mais le nez de grande race domine. On sent du miel, des blés blonds dans ce vin. Bernard m’explique que l’émulsion de pamplemousse est dimensionnée pour un 2002. Il faudrait l’atténuer pour un 1985, mais je ne boude pas mon plaisir. Sur l’agneau, un Champagne Moët & Chandon rosé 1981 est très pertinent. Sa couleur est d’un rose intense, son nez est discret. En bouche le vin est très adapté au plat.

J’ai dans ma musette une arme de compétition. J’ai apporté une Côte Rôtie La Turque Guigal 1995. Ce vin légendaire est d’une richesse extrême, avec des évocations de fenouil et d’anis qui sont rafraîchissantes. Et l’on constate avec plaisir que le plat réagit aussi bien à la Côte Rôtie que j’ai trouvée plus discrète qu’elle ne pourrait qu’au champagne rosé délicat mais joyeux.

Sur des fromages très crémeux, la Turque et le rosé sont pertinents. La Turque dit au revoir lorsqu’arrive le dessert qui allume mille lanternes évocatrices de souvenirs d’enfance. La mâche du macaron est diabolique.

Pendant tout le repas, nous avons décliné les plats qui conviendraient aux vins du 150ème dîner. Le dialogue avec Bernard Dance est ouvert, fécond, car il comprend la prédominance des vins, et ne sent pas son art diminué par cette majeure. Nous avons bâti un repas de folie, qui va s’affiner dans les semaines à venir.

Nous passons au salon où le café se pousse avec un Cognac Paradis, antichambre d’une sieste bien méritée. Abnégation, je vous dis.

151ème dîner de wine-dinners au restaurant Ledoyen jeudi, 6 octobre 2011

Le diner de wine-dinners de ce soir devrait être le 150ème, mais ce numéro est déjà réservé pour un dîner qui se tiendra au château de Saran, demeure de réception du groupe Moët & Chandon, qui avait accueilli naguère le 100ème dîner. Alors, nommons-le 151ème, avec cette vertu arithmétique d’une logique relativiste.

Un journaliste espagnol qui est spécialisé dans la gastronomie et le vin m’avait demandé de filmer ce repas qui se tient au restaurant Ledoyen. Nous sommes installés dans le grand salon « Cariatides II » du premier étage dont la terrasse est gardée par quatre cariatides imposantes qui regardent vers une fontaine dont le centre est occupé par une Vénus à la pose lascive et vers un kiosque à musique caché dans la perspective du jardin. Le pavillon Ledoyen est une bonbonnière nichée dans le cadre le plus beau de Paris, dans un petit bois reliant le Grand Palais à la place de la Concorde.

En attendant les journalistes, je range les douze bouteilles du dîner. Quand ils arrivent, j’officie, et malgré la diversités des situations des bouchons, aucun ne me pose de problème, même celui du vin de 1918 qui tombe en miettes. Je montre au journaliste un fait étonnant : à l’ouverture, le vin de 1918 senti au goulot n’est que de la terre, une terre forte et dense. Une minute plus tard, la terre est moins sensible et le vin, muet jusqu’alors, commence à parler. Deux minutes plus tard, l’odeur du vin chasse celle de la terre. Nous verrons comment se poursuivra cette évolution. Le Guiraud 1959 est intense, d’une richesse de fruit rare, et le Massandra 1936 est à se damner. Je mourrais pour de tels parfums marqués au citron vert et aux fruits capiteux. Tout semble se dessiner au mieux, même si le sûr n’est jamais sûr.

Pour encourager les journalistes, je demande à Géraud un bon champagne en demi-bouteille et il me suggère un Champagne Billecart-Salmon Cuvée Nicolas-François Billecart 1997. Quel bon champagne ! Je suis très agréablement surpris par la qualité, l’audace et l’allant de ce beau brut. Voilà un beau départ et une façon aimable d’attendre les convives.

Nous sommes onze, dont trois femmes, et les habitués des dîners sont huit, trois nouveaux venant tenter l’aventure de ces dîners. Après les traditionnelles recommandations, nous passons à table sans avoir trinqué debout, car le menu prévoit deux amuse-bouche dès le premier champagne.

Le menu créé par Christian Le Squer est ainsi rédigé : Foie gras passion – Sardines à cru, en amuse bouche / Pâté en croûte, fine gelée de cuisson / Bouquet du jardinier aux saveurs marines / Cèpes de châtaignier crus et cuits et marmelade d’aubergine / Sole de ligne étuvée aux senteurs des bois / Pièce d’agneau rôtie / Pigeon poudré de noix : jus de poire – cresson / Stilton / Ananas et mangues , givré de citron / Mignardises.

Le Champagne Dom Pérignon 1992 est une joyeuse surprise, avec sa couleur blonde comme des blés de printemps. Lorsque 1992 est inclus dans une dégustation verticale de Dom Pérignon, on constate qu’il est moins charpenté que les années brillantes. Mais là, seul en représentation, il est tout simplement charmant, joyeux, plein en bouche comme un grand Dom Pérignon. Je suis heureux qu’il se comporte aussi bien, l’âge lui ayant donné une maturité sereine.

Avec le Champagne Charles Heidsieck Royal 1969 nous entrons dans le monde des champagnes anciens. La bulle a presque disparu mais le pétillant est bien présent. La couleur est d’un abricot léger. Le goût de ce champagne est confondant, car il aligne les complexités. Et le pâté en croûte, le plat le plus goûteux du repas lui donne un coup de fouet de première grandeur. Ces champagnes anciens sont des régals.

A l’ouverture, le parfum du Corton Charlemagne Louis Affre vers 1959 était spectaculairement riche. Quelques heures plus tard, il n’a rien perdu de cette force. Il évoque les fruits jaunes, comme la belle couleur de sa robe. En bouche, c’est un beau vin riche, un peu simple mais extrêmement plaisant. J’imagine volontiers que le négociant qui a embouteillé ce vin n’imaginait jamais qu’il puisse devenir aussi voluptueux. La délicieuse gelée du plat de poisson cru est un régal avec le vin.

Nous allons maintenant goûter quatre bordeaux d’années que je chéris, par séries de deux sur les deux plats qui suivent. Le Château Calon Montagne Saint-Emilion 1961 surprend tout le monde par sa richesse, sa densité, et son accomplissement lié à son millésime légendaire. Il faut fait dire que les cèpes arrivent à exhausser le goût du vin comme un haut-parleur réglé sur le maximum. Les votes vont couronner cette divine surprise.

Le Château Pavie-Decesses Saint-Emilion 1945 est plus assis, plus construit, avec la densité d’un Saint-Emilion. C’est un vin rassurant qui n’a pas pris une seule ride et 1945 est une année accomplie. On aime les deux vins bus sur les cèpes et le Montagne Saint-Emilion ne souffre en aucun cas de la juxtaposition.

J’ai un amour particulier pour l’année 1955 aussi suis-je conquis par l’élégance du Château Pontet Saint-Emilion 1955. Il est romantique, délicat, féminin et je succombe à son charme.

Il fallait que le quatrième bordeaux change de rive et j’ai voulu mettre à ce dîner le Carruades de Château Lafite 1929 pour faire un petit clin d’œil. Dans la folie tarifaire qui a propulsé le Château Lafite-Rothschild au sommet des prix, le Carruades de Château Lafite a suivi dans son sillage à des prix que ne justifie pas sa valeur gustative. Alors, pour prouver que ce vin se boit aussi, j’ai voulu ouvrir le 1929 qui atteindrait des sommets en salle de vente. L’intitulé de l’étiquette est le suivant : « Grand Cru des Carruades / près Lafite-Rothschild / Pauillac (Médoc) / 1929 / G. Bonnefous propriétaire« . Il faut bien noter ce « près ». Le vin ne peut pas cacher son âge mais comme c’est un 1929, il a du répondant. Velouté, il est relativement peu structuré mais nous délivre un discours charmant. La sole aux senteurs de bois lui convient parfaitement. Encore une fois, la juxtaposition de deux vins d’âges différents ne nuit à aucun des deux.

Le Grand Chambertin Sosthène de Grésigny Jules Régnier 1918 fait partie des bouteilles que je chéris. Le bouchon noir s’était déchiré en mille morceaux. L’odeur première, de terre, aurait fait rejeter ce vin par un amateur peu averti. Maintenant, près de cinq heures après l’ouverture, l’odeur est claire, précise et sans défaut. Et en bouche ce vin récite tout le dictionnaire des arômes de Bourgogne, dont celui des pétales de rose qui sont si caractéristiques. Bien vivant même s’il ne triche pas sur son âge, il est doucereux, joyeux et follement bourguignon. Ce sont des récompenses, car j’ai fait confiance à ce vin. L’agneau très simple est délicieux et lui va bien.

Par caprice, j’ai voulu mettre maintenant deux vins de quatre-vingts ans plus jeunes, qui plus est, de deux régions distinctes, sur le pigeon goûteux. Et là encore cela fonctionne, comme on dit en langage managérial, sans qu’aucun vin n’en souffre. Il faut dire que les deux 1998 sont des aristocrates polis.

La Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1998 est dans un état de jeunesse enthousiasmant. On sait mon amour pour les vins du Domaine et en particulier pour la Romanée Saint-Vivant, romantique et délicate, ciselée, précise et charmante. J’adore le sel et la rose, même s’ils ne sont qu’en filigrane, tant le fruit est prégnant. C’est un très grand vin qui cohabite à la perfection avec son conscrit plus au sud, la Côte Rôtie La Landonne Guigal 1998, monument de fraîcheur, de rectitude et de jouissance. Le pigeon est fait pour ces deux vins charnus et joyeux, qui n’écrasent en rien les aînés qui les ont précédés.

Le Château Guiraud Sauternes 1959 m’avait surpris par la force de son parfum. Il l’a toujours. Dans les mangues mais plus encore sur les agrumes, il est dans une plénitude absolue. C’est un sauternes équilibré, solide et convaincant. Un grand Guiraud, même si mon cœur va plutôt vers ceux qui ont cinquante ans de plus. Le Stilton est exactement ce qu’il fallait pour mettre en valeur les agrumes du vin.

Le Massandra White Muscat (Massandra Collection) 1936 m’avait tétanisé par son parfum à l’ouverture. Il y avait du citron vert avec du poivre sur un fond de fruits confits. Et là, la magie opère, car la complexité est infinie. Il est doucereux comme une liqueur, fringant comme un porto, et par certains côtés, son poivré m’évoque mes chouchous, mes vins de Chypre de 1845. Alors, on comprendra que mon vote ait penché de ce côté-là.

Drame dans la vie d’un homme, j’ai perdu la feuille sur laquelle j’ai consigné les votes des onze convives. Grâce à leur aide du lendemain, j’ai pu reconstituer la majeure partie des votes, mais ce n’est pas pareil. Sur douze vins, dix figurent sur au moins l’une des feuilles de vote, ce qui évidemment plaisant.

Six vins ont eu les honneurs d’être nommés premiers, ce qui aussi excite ma fierté car six vins préférés par au moins l’un des convives est une preuve de qualité. Mais cela montre aussi la diversité des goûts, ce qui me ravit.

L’ordre des votes montre que mes convives ne se sont pas laissé éblouir par les vins dits d’étiquette.

Le vote du consensus est : 1 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1918, 2 – Massandra White Muscat (Massandra Collection) 1936, 3 – Château Calon Montagne Saint Emilion 1961, 4 – Château Guiraud Sauternes 1959, 5 – Château Pavie-Decesses Saint Emilion 1945.

Mon vote est : 1 – Massandra White Muscat (Massandra Collection) 1936, 2 – Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1918, 3 – Château Pontet Saint Emilion 1955, 4 – Château Guiraud Sauternes 1959.

Les journalistes qui ont filmé le dîner n’ont en aucun cas bridé nos discussions enjouées, riantes, amicales. Christian Le Squer a fait une cuisine absolument idéale pour ce repas. Les plats qui ont mis en valeur les vins de la façon la plus spectaculaire sont le pâté en croûte et les cèpes. Tous les autres plats ont été d’une justesse remarquée. Le service fut parfait. Grâce aux rires et la bonne humeur de tous, mais aussi grâce aux vins, ce fut un grand repas. Cent-cinquantième ou non, il prend date dans l’histoire des dîners de wine-dinners.

151ème dîner de wine-dinners – photos jeudi, 6 octobre 2011

Notre salon du restaurant Ledoyen vu du jardin (semblant collés à la toiture, des pignons du Grand Palais)

notre salon est protégé par des cariatides – l’une des cariatides me fait penser à Cameron Diaz

la Vénus de la fontaine du parc (qui est peut-être une Diane) a un déhanchement assez lascif

le kiosque de musique dans la perspective du jardin

dans le salon, notre table

les vin, disposés avant l’ouverture

je sens le parfum envoûtant du vin de Massandra 1936

Les vins et les bouchons

dans l’ordre des photos, les bouchons du Carruades 1929, du Pavie Decesses 1945, du Massandra 1936, puis, Guiraud 1959, Chambertin 1918, Pontet 1955, Corton Charlemagne 1959, Calon 1961, les deux 1998, Romanée Saint-Vivant et La Landonne

tous les bouchons

le Champagne Billecart Salmon Cuvée Nicolas François Billecart 1997 bu avec les journalistes

les plats du dîner

la table en fin de repas

151ème dîner de wine-dinners – les vins jeudi, 6 octobre 2011

Champagne Dom Pérignon 1992

Champagne Charles Heidsieck Royal 1969

Corton Charlemagne Louis Affre vers 1959 (la marque de l’année en lettres jaunes sur fond blanc est devenue illisible)

Château Calon Montagne Saint Emilion 1961

Château Pavie-Decesses Saint Emilion 1945

Château Pontet Saint Emilion 1955

Carruades de Château Lafite 1929

Grand Chambertin Sosthène de Grésigny 1918

Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1998

Côte Rôtie La Landonne Guigal 1998

Château Guiraud Sauternes 1959

Massandra White Muscat (Massandra Collection) 1936

Le 149ème dîner de wine-dinners au restaurant Taillevent jeudi, 8 septembre 2011

Le 149ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. C’est le dîner de la rentrée scolaire et, pour une fois, le thème est centré sur un domaine, le domaine Armand Rousseau. Comme nous serons douze, j’ai prévu treize vins.

A 17h30 tout est prêt pour que je puisse ouvrir les bouteilles déposées depuis une semaine. Mon rhume me handicape toujours, mais je pourrais détecter des défauts. Il n’y en a pas. Les vins d’Armand Rousseau, à l’exception d’une bouteille, provenaient d’une seule cave dont les bouteilles sont poussiéreuses. Il y avait évidemment des inconnues, mais la surprise fut belle. Le Sigalas-Rabaud 1896 au bouchon d’origine a un niveau dans le goulot, ce qui est exceptionnel pour cet âge. Il exhale un parfum divin.

Nous sommes douze, seulement des mâles, ce qui n’est pas mon désir mais le hasard des inscriptions. Sont représentés les Etats Unis, le Japon, le Danemark et la France. Il y a quatre nouveaux et deux convives dont c’est le deuxième dîner. L’autre moitié de notre groupe est formée d’habitués fidèles.

Nous prenons l’apéritif sur un Champagne Charles Heidsieck Royal 1969 au flacon extrêmement joli, tout en courbe avec une belle étiquette évoquant la forme d’une coquille Saint-Jacques. On entre de plain pied dans le monde des champagnes anciens, avec une richesse d’évocation de fruits jaunes et bruns. Le champagne n’est pas aussi glorieux que le Pommery 1953 de la veille, mais il a tout ce qui fait le charme des champagnes anciens. Il convainc tous ceux qui n’en avaient jamais bu.

Le menu créé par Alain Solivérès est ainsi composé : Tartare de bar de ligne parfumé au yuzu et amandes fraîches / Epeautre du pays de Sault en risotto aux cèpes de châtaignier / Mignon de veau de lait de Corrèze rôti aux légumes caramélisés / Suprême de pigeon de Racan en chausson feuilleté, foie gras et chou/ Deux Comtés et des noix / Douceur de mangue aux parfums de pain d’épices et de safran.

Etant un amoureux du champagne Salon mon avis ne sera pas objectif sur le Champagne Salon 1985 que j’adore. Un des convives nouveaux ayant posé des questions sur ce qui caractérise un vin « vieux », nous avons avec les deux champagnes une belle démonstration, car le Charles Heidsieck est « vieux » et le Salon 1985 est « jeune ». Il a la force vineuse de Salon, avec une jolie rondeur donnée par ses jeunes vingt-six ans. Le fruit est généreux, la bulle est active et la longueur est satisfaisante. J’aime beaucoup ce champagne qui n’a pas l’aspect glorieux du 1988 ou le caractère romantique du 1982, mais raconte de jolies choses.

Le Chevalier Montrachet Domaine Leflaive 1991 est magnifique. La couleur est celle d’un vin jeune, à l’or blanc, le nez est impressionnant car je le ressens même avec mon rhume, et en bouche, la puissance, la force, la pénétration gustative sont impressionnantes. Ce vin lourd et de forte mâche est un vrai régal, car ses vingt ans lui donnent une assise extraordinaire. Je l’ai beaucoup aimé. L’épeautre, plat signature du lieu, lui convient idéalement, mais il serait aussi le compagnon idéal de vins de toutes les couleurs.

Il y a huit vins rouges qui sont répartis en deux séries de quatre vins associées chacune à un plat. La première série est composée de : Gevrey-Chambertin Premier Cru Domaine Armand Rousseau 1972, Charmes Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1948, Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1969. Celui qui tranche par rapport aux trois autres est le seul qui provient d’une autre cave, le 1969. Il a une couleur plus claire et fait jeune, alors que les trois autres sont des vins déjà évolués, avec une belle harmonie. Ce qui frappe d’emblée, c’est la similitude de style entre les vins. Et je me suis pris à rire intérieurement, car chaque fois que je changeais de verre, je me disais : « ah, c’est celui-là le meilleur ». Que c’est difficile de choisir entre ces vins. J’aime le 1972 car il a la discrétion de cette année assez gracile, j’aime le 1952 parce que c’est une année virile, pleine d’expression. J’aime le 1948 parce que c’est un Clos de la Roche et parce que l’année 1948 est souvent sous-estimée, et j’aime le 1969 parce que c’est le plus jeune, d’une grande année bourguignonne. Bien malin qui pourrait départager ces vins. Ce que l’on peut noter c’est qu’ils sont tous expressifs, remarquablement faits, avec une belle structure, un fruit présent dans les tons bruns et une trace poivrée dans le final qui est très jolie. Les vins un peu trop chauds font apparaître plus d’alcool que s’ils avaient deux degrés de moins.

La deuxième série comporte : Chambertin Domaine Armand Rousseau 1935, Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947, Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, Echézeaux Joseph Drouhin 1947. La question est évidemment apparue : pourquoi un autre bourgogne ? J’ai répondu que c’est ma coquetterie. Je n’aime pas être enfermé dans des plans rigides, et d’ailleurs c’est exceptionnel que je fasse des repas à thèmes, d’où ce vin inattendu rajouté au programme. Dans cette série, il y a des vins extrêmement rares, car lorsque j’ai parlé de ce programme à Eric Rousseau qui serait venu s’il n’était en pleines vendanges, il m’a confié qu’il n’a jamais bu le 1935.

Sur une magnifique création d’Alain sur le thème du pigeon, la deuxième série crée la même impression que la première : on retrouve le style Rousseau et on est embarrassé pour désigner celui que l’on préfère. Ce qu’il y a de nouveau, c’est de sentir du café, du moka et du chocolat dans ces trois chambertins, surtout le 1952. J’aime le 1935 parce qu’il est d’une année subtile, très précieuse, j’aime le 1947 car l’année est rayonnante, ensoleillée et le 1952 s’impose par la force de son message, d’une année riche et complexe. A côté, l’Echézeaux Joseph Drouhin est d’une couleur d’un rubis beaucoup plus rouge, d’une clarté plus grande, et en bouche il est beaucoup plus joyeux. Il a donc sa place aussi pour faire un contraste avec la profondeur des vins d’Armand Rousseau. Au fil du temps, les vins s’épanouissent et les deux chambertins 1947 et 1952 se montrent les plus brillants.

Le Château Chalon Jean Bourdy 1911 qui a juste cent ans est un des plus brillants que j’aie jamais bus. Il est extrêmement facile à comprendre et à accepter, même si l’on n’est pas un grand amateur de vins jaunes, car son intégration et son harmonie le rendent très séducteur. Le vin est presque bourguignon tant il est accueillant, avec des notes légèrement citronnées. Les comtés de dix-huit et trente mois avec de petites noix fraîches créent un accord parfait. L’essai avec le reste du Chevalier Montrachet qui a gardé sa vigueur est particulièrement pertinent.

Le Château Sigalas-Rabaud 1896 a une couleur d’un ambre abricot. Son parfum est envoûtant et en bouche, c’est une pure merveille. Il a beaucoup plus de sucre que le Guiraud 1904 bu hier. Il est fascinant car il n’a pas d’âge. Il serait impossible de dire qu’il est évolué. Il est dans une expression équilibrée et parfaite, intemporelle. Les sauternes ayant une place importante dans mon amour du vin, je suis subjugué par cette précision et par l’accomplissement de ce vin parfait, archétype du sauternes idéal. Le dessert est le plus exact que l’on puisse imaginer pour ce vin.

Nous arrivons au moment des votes et il faut avouer que c’est très difficile. Je vais commencer à en parler en signalant une chose qui me fait un plaisir fou : ce repas comporte treize vins de ma cave. Alors que nous votons pour seulement cinq vins, tous les vins du dîner ont eu au moins un vote. C’est assez extraordinaire, car il n’y a aucun laissé pour compte, ce qui est rare pour treize vins. On comprendra que je sois assez fier.

Quatre vins ont été nommés premiers. Le Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952 l’ été six fois, le Château Sigalas-Rabaud 1896 l’a été trois fois, le Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947 l’a été deux fois et le Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1969 l’a été une fois. On notera que le chambertin 1952 a reçu douze votes, ce qui veut dire qu’il est présent sur toutes les feuilles de votes. A côté de cet unisson, la disparité des votes est particulièrement forte.

Le vote du consensus serait : 1 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, 2 – Château Sigalas-Rabaud 1896, 3 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947, 4 – Clos de la Roche Domaine Armand Rousseau 1969, 5 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1935.

Mon vote est : 1 – Château Sigalas-Rabaud 1896, 2 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1947, 3 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1952, 4 – Chevalier Montrachet Domaine Leflaive 1991, 5 – Chambertin Domaine Armand Rousseau 1935.

Ce dîner fut un grand moment d’émotion. Car rassembler autant de vins rares du domaine Rousseau est quelque chose que je ne peux faire qu’une fois. Par ailleurs, tous les vins du domaine Rousseau (mais bien sûr aussi tous les autres) étaient d’une présentation parfaite. Aucun vin ne nous a donné l’impression d’un vin fatigué, d’un vin au-delà de ses limites. Ce qui prouve la pertinence de la vinification de ce domaine, l’un des plus talentueux de la Bourgogne. Bipin Desai m’a complimenté sur la qualité des vins, ce que je reçois comme un honneur, car ses compliments sont aussi rares que ces vins du domaine Rousseau.

Alain Solivérès a fait une cuisine solide, assurée et d’une exécution parfaite. Ce fut l’un des plus grands repas que nous ayons faits au Taillevent, le pigeon méritant une mention spéciale tant il fut excellent et goûteux. Le fait de mettre quatre vins sur un même plat n’est pas idéal, car on ne profite pas à fond de chacun des vins. Il faudra travailler encore la coordination du service des vins avec celui des plats.

Avec des vins extrêmement rares et présents au rendez-vous que nous leur avions donné, avec une cuisine de très haut niveau, dans la magnifique salle lambrissée que j’adore, nous avons vécu l’un des plus grands repas des 149 de l’histoire de wine-dinners. Ça motive pour continuer.