Aujourd’hui, au Petit Nice, j’ai bu le plus grand vin du mondemardi, 6 avril 2010

Aujourd’hui, au Petit Nice, j’ai bu le plus grand vin du monde. C’est vrai que chaque fois que je bois un grand vin, c’est, au moment où je le bois, le plus grand vin du monde. Mais il y a des échelons, des nuances dans ce Panthéon et aujourd’hui, même si j’ai eu la chance d’aborder quelques vins parmi les icônes les plus rares de l’histoire du vin, j’ai tutoyé la perfection.

L’histoire commence il y a deux ans. Je déjeune avec mon épouse au Petit Nice et je repère un vin qui m’attire. Quand le prix d’un vin est de l’ordre de grandeur – voire plus bas – du prix que je paierais aujourd’hui pour l’acquérir, je mets un point d’honneur à le commander. Il faut encourager les restaurants dont la tarification est accueillante. J’ai détecté cette pépite après le déjeuner, lorsque j’ai consulté plus attentivement la carte des vins, et j’ai demandé à José Pottier de me garder la bouteille.

Le temps a passé. Soit j’estimais que les convives avec qui nous venions au Petit Nice ne comprendraient pas ce vin, soit nous n’étions pas d’humeur. De plus la crise est passée par là, mettant un frein à mes désirs de folie. Une fenêtre de tir se présente, je réserve une table au restaurant Le Petit Nice, et je demande qu’on prévoie la bouteille. J’envoie un mail pour demander que Gérald Passédat pense bien à préparer son menu en fonction du vin, qui mérite des accords parfaits.

La veille, José m’appelle et me demande s’il faut ouvrir la bouteille avant mon arrivée. J’indique que je souhaite voir l’éclosion du vin. La bouteille sera ouverte au dernier moment. Le matin José m’appelle à nouveau et me dit que Gérald souhaiterait goûter le vin pour préparer son menu. Je demande que l’on m’attende pour que les choix soient faits.

A l’heure dite, par un beau soleil de printemps, la Corniche de Marseille surplombe une mer légèrement agitée par une petite brise. La couleur des flots est vert émeraude. La bouteille est sur une petite table, portée par un panier de service. Pour préparer ma bouche, je demande à José d’avoir une coupe de champagne. C’est un Champagne Fleury, fleur de l’Europe non millésimé, fait à partir de pinot noir en majorité, élaboré en biodynamie. Le champagne est très pur, très peu dosé, et se marie bien avec les multiples petits amuse-bouche.

Pendant ce temps, je vois le sommelier qui ouvre la bouteille, se sert un verre et commence à le goûter. J’ai horreur de cela. Car à un certain niveau de vin, le centilitre vaut cher. Et, par un vieux réflexe grippe-sou, même si j’aime bien donner et partager, je n’aime pas que l’on me taxe d’un impôt retenu à la source. Car au prix du marché, la ponction du sommelier frise le billet vert de nos euros. Et j’estime – est-ce de la vanité – qu’à ce niveau de vins, mon avis sur le vin vaut bien celui du sommelier.

Je m’approche de la table et je verse un verre à Gérald Passédat afin que nous prenions connaissance de ce trésor. Je ne ferai pas durer plus longtemps le suspense, il s’agit de La Tâche, Domaine de la Romanée Conti 1990. La bouteille est à température parfaite. Le nez est exemplaire de suavité, de délicatesse comme un bouquet de roses. En bouche, c’est la perfection du Domaine de la Romanée Conti. Il y a le charme, il y a la délicate amertume saline mais à peine esquissée, et il y a une subtilité mariée à une complexité romantique. Tout est réuni pour que Gérald se surpasse. Nous échangeons deux ou trois mots. Je demande s’il y a un pigeon. On me répond que le repas sera tout au poisson. Gérald indique deux ou trois pistes que j’avais d’ailleurs repérées sur la carte, puis il me dit : « à moi de faire. Vous aurez quatre plats ».

Nous finissons l’apéritif au salon et nous passons en salle. Notre table est à l’aplomb de l’eau, avec une vue d’une rare beauté. Ce lieu est merveilleux. On m’a gardé le verre qui avait servi à taster le vin et, confortablement assis, je me mets à boire. L’image qui me vient à l’esprit est la suivante : à Versailles, la chambre du roi richement meublée et décorée est séparée du public par des barrières dissuasives qui ne masquent pas la vue. Au moment où je bois en rêve, les barrières sont enlevées, je suis seul, pieds nus, et je jouis du contact qu’ont mes pieds avec les tapis de la Savonnerie de cette vaste chambre royale, tout en me délectant du nectar. Ce vin est royal. Il y a deux jours, j’ai bu deux Côtes Rôties La Turque de Guigal, une 1997 et une 2000, que j’ai adorées pour leur générosité joyeuse. Ici, je passe du statut de comte au statut de roi. Car ce vin a tout. Il est subtil, complexe, délicat, romantique, avec une longueur qui n’en finit pas de iodler les complexités. Rien ne s’arrête, et mon plaisir est un plaisir serein, celui que l’on ne veut pas ébruiter pour qu’il ne s’échappe pas. Je suis paralysé de bonheur, et je prends conscience qu’il y une échelle dans la perfection qui n’a plus de limite avec cette Tâche 1990.

Le menu préparé par Gérald Passédat est ainsi conçu : les amuse-bouche gourmands / tourteau rôti entier au poivre, mélange mandarin, légumes sautés, araignée de mer / le loup à l’endoumoise, aubergines Barthélemy / gallinette de palangre aux sucs réduits de sa chair / les rougets de roche, jus d’entrailles comme une bécasse de mer / les fromages affinés / l’avant dessert / de fines gaufrettes croquantes et entremet minute / mignardises maison.

L’amuse-bouche comporte des asperges de Pertuis et une pince de homard. Le vin fait ses vocalises avec ces saveurs. Nous nous exerçons pour les accords à venir. Le tourteau est enduit d’un délicat et discret cacao et l’accord est absolument magique. Car le doucereux de la chair tendre mais intense excite le poivre du vin. C’est magique. Chaque plat est accompagné à sa gauche d’une petite assiette qui présente une saveur complémentaire parfois hasardeuse. Je suis prudent pour ne pas effrayer le vin, mais j’ose essayer de le goûter après un fond de sauce de roquette. Il faut oser ! Et je constate que cela fait apparaître la rectitude du vin. Il est moins long, mais affiche plus de matière en milieu de bouche.

Le loup est magnifiquement présenté, avec une douceur de chair rare. Et sa subtilité épouse celle du vin. Je prends un peu de jus de bœuf seul avec le vin et c’est miraculeux. Le loup est doucereux et La Tâche le lui rend bien. Ce vin est un miracle.

A ce stade, je demande qu’on apporte un seau d’eau pour rafraîchir le vin. Je fais enlever les glaçons, l’eau froide devant suffire.

La gallinette est très virile, très typée. Au début, la cohabitation surprend. L’accord est difficile, mais le palais se fait et ce qui est amusant, c’est que cela donne au vin un aspect beaucoup plus vieux. Il devient années 30 et plus précisément 1933. C’est cette image de 1933 qui s’impose pour moi, car j’ai partagé un Richebourg du Domaine de la Romanée Conti 1933 récemment avec Aubert de Villaine. Le jus de céleri crée un accord de rêve et le poisson se met à jouer le jeu, donnant au vin une belle rondeur par un accord de compensation.

Le vin change au fil du temps. Il s’est épanoui, prend de la rondeur, devient plus civilisé, et j’avoue que cela me plait moins. Les vingt premières minutes pendant lesquelles La Tâche était dans la fragilité de son réveil étaient sublimes. Le vin devenu plus sénatorial excite moins ma curiosité.

Le rouget est délicieux. La sauce aux entrailles ne permet pas à la chair d’accrocher le regard du vin. C’est le moins bel accord jusqu’à présent. Il y a dans la petite assiette latérale un petit rouget au jus à l’anis étoilé. Je fais goutter les filets pour avoir la chair pure, et là, le vin répond. Le rouget « menthole le vin », donnant cet aspect frais et mentholé que peuvent avoir certains bourgognes comme Clos de Tart par exemple. La petite galette au foie de rouget culbute le vin.

La cuisine de Gérald Passédat est absolument talentueuse. Mais il a présenté ses plats comme il le ferait pour d’autres vins. La grande complexité des recettes, ne livrant que rarement les chairs pures, n’a pas atteint au cœur le vin transcendantal. Mais il suffit que les accords rencontrés aient mis en valeur l’un des vins les plus raffinés que j’aie eu le plaisir de goûter pour que le plaisir soit complet. Les accords les plus beaux sont celui de la pince de tourteau au cacao, puis le jus de bœuf du loup, puis la gallinette avec son jus de céleri.

Des fromages ont permis d’accompagner le vin. J’ai offert un verre pour que le personnel de service puisse approcher la perfection vineuse la plus absolue. Et j’ai fini le dernier verre, plus lourd d’un début de lie sur la terrasse, face à la mer.

Un repas sans surprise, ce n’est pas un repas. En voici deux. Alors que je cherchais le point d’accroche entre les rougets et le vin, voici que l’on sert à une table voisine de superbes côtes d’agneau ! Pourquoi donc ce repas sans agneau ? Pourquoi se compliquer la vie alors qu’un accord parfait était possible ?

La seconde n’est pas mal non plus. Ayant réservé La Tâche il y a deux ans, je guettais toujours l’instant où je pourrais honorer mon engagement. En fin de repas, José me dit : « je n’avais qu’une La Tâche. Et il se trouve que je l’avais vendue. Aussi, quand vous avez réservé, j’ai téléphoné au Domaine de la Romanée Conti pour qu’on me dépanne, et ce fut fait ». La vie est un long fleuve qui n’est pas toujours aussi tranquille qu’on veut le dire. J’ai voulu honorer une promesse qui n’était plus à honorer. Comme dit Edith Piaf, je ne regrette rien.

Il reste de ce beau repas des instants de bonheur pur. Le cadre est magique, la vue sur la mer étant un spectacle continu sur l’infini marin. Le service est attentif et même attentionné. Gérald Passédat est un grand artiste des poissons et en extrayant la colonne vertébrale de ses recettes, La Tâche a su le reconnaître et se sublimer. Et enfin il y a La Tâche 1990, un des sommets du vin essentiellement par un raffinement où tout est dosé comme le plus élégant des textes de l’amour courtois. Oui, aujourd’hui, j’ai tutoyé la perfection du vin.