Au château Canon La Gaffelière, une débauche de très grands vinsmercredi, 15 avril 2009

Quand les bordelais reçoivent, ils reçoivent ! Mon ami collectionneur américain Steve vient en France avec son fils Wesley pour une succession de visites chez des vignerons. La première semaine est bourguignonne, la seconde est bordelaise et le point final sera le dîner au cours duquel nous partagerons certaines de nos pépites. Steve est passé par Londres où il conserve une partie de sa collection de vins et je l’accueille à sa sortie d’Eurostar. La Gare du Nord est un melting-pot coloré qui laisse imaginer que la langue de Voltaire n’est pas vernaculaire. L’attente du train est ponctuée de messages répétitifs où l’on vous annonce que du fait du sabotage d’une caténaire, la voie de Paris à Compiègne n’est pas utilisable. Le ton de l’hôtesse qui serine ce message vous ôte toute envie de somnoler. Comme des passeurs de drogue – du moins je l’imagine – je prends en charge les vins de Steve pour notre futur dîner et j’accompagne mes deux amis à la Gare de Lyon, car sans tarder, ils se rendent en terre bourguignonne.

Une semaine plus tard, je rejoins mes amis à Bordeaux pour un dîner organisé par le Comte Stephan von Neipperg, propriétaire de Canon La Gaffelière. Il était prévu que je loge chez Olivier Bernard, propriétaire de Domaine de Chevalier, mais il m’est apparu plus opportun de loger à l’Hostellerie de Plaisance à Saint-Emilion. Je rassure mes lecteurs fidèles, j’ai consciencieusement évité la pomme arrosoir de ma douche au profit d’une pommette de taille minuscule au jet gérable. Au moment de partir pour aller dîner, qui vois-je ? Bernard Antony, le célèbre fromager, qui vient dîner en ce lieu avec quelqu’un qui m’est présenté comme l’empereur des jambons. Je les reverrai le lendemain pour une dégustation de vins de 2008 qui se tiendra au Domaine de Chevalier.

J’avais apporté et ouvert ma bouteille à 16 heures au domicile de Stephan von Neipperg et discuté pendant l’ouverture en cuisine avec sa charmante épouse. Le groupe qui dîne ce soir au château de Canon La Gaffelière se compose de Stephan et son épouse Sigweis, d’Olivier Bernard, de Robert Peugeot et de Xavier Planty, tous membres du conseil d’administration de Château Guiraud, le dernier cité étant celui qui dirige le domaine et fait le vin. Viennent ensuite Patrick Baseden, viticulteur qui dirige les vins de Montesquieu, Laurent Vialette que Stephan présente avec insistance et répétition comme ‘le’ spécialiste des vins anciens, Jeffrey Davies, négociant en vins à Bordeaux, d’origine américaine et mes amis Steve et Wesley. Nous sommes onze et presque tous les participants ont apporté un ou plusieurs vins, pour une débauche bachique.

Le menu préparé par un traiteur se compose de bouchées apéritives, d’un gâteau léger de Saint-Jacques au citron vert / pavé de rumsteck aux échalotes confites, clafoutis de légumes d’été / fromages / gratin de fruits exotiques au sauternes.

Nous prenons l’apéritif dans une grande salle très confortable. Le champagne Bollinger 1990 en magnum est très agréable à boire. Il renarde dit un convive, signalant ainsi les premières marques de maturité qui, comme de premières rides, donnent un supplément de charme. Pendant ce temps Stephan et Sigweis règlent par téléphone le problème d’une de leurs filles qui a perdu son passeport et n’a pu prendre un avion à Paris. La soif gagne pendant que nous attendons, étanchée par un champagne Krug 1988 à la solidité d’un roc. L’un des amis dit que c’est un vin de protestant, faisant allusion à son aspect strict. Les deux champagnes se sont mis mutuellement en valeur, le Krug dominant par sa structure impérieuse et le Bollinger  faisant briller son charme élégant.

Nous passons à table et nous commençons par une série de trois vins blancs, suivis peu après d’un quatrième, qui sont bus à l’aveugle, comme la quasi-totalité des vins de ce repas. J’ai constaté que les vignerons présents trouvent assez bien les cépages et les climats. J’ai rapidement vu mes limites dans un tel exercice, aussi ai-je adopté une prudente réserve dès qu’il m’est apparu que pour un vin, j’hésitais sur la région. Mes commentaires seront donc emprunts d’une grande humilité.

Le premier est un Chevalier-Montrachet Domaine Leflaive 1989. Je le trouve élégant par comparaison au second qui est d’une rare puissance, un Bienvenue-Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 1992, d’une année particulièrement réussie. Bien évidemment, je reconnais le style Leflaive une fois qu’on a annoncé de quels vins il s’agit. Le nez du troisième est particulièrement subtil. C’est un vin que je trouve rare par sa qualité, et jamais je n’aurais pensé qu’il est si jeune : Montrachet Domaine Ramonet 1985, dont Jeffrey a trouvé le nom du domaine. Xavier trouve que le quatrième blanc est légèrement bouchonné, mais c’est infime et ne gêne pas la dégustation d’un vin de grande classe, Château Haut-Brion blanc 1949. Ce vin commence par une légère amertume mais quand il s’épanouit, on mesure la qualité d’un vin exceptionnel. Le bouchon, s’il a existé, a totalement disparu.

Nous abordons les rouges par une série de trois vins. Le premier est magique, le second est un peu fermé et le troisième est adorable. Je le trouve parfait. Le premier est un Château Canon La Gaffelière 1961, suivi d’un Château Canon La Gaffelière 1959 qui, lorsqu’il s’épanouit, se montre plus racé que le 1961 très pur mais très dogmatique, et le troisième est Château Haut-Brion 1962, qui démontre que cette année est capable de miracles. Je suis conquis par ce vin d’une rare élégance. Laurent dit qu’il vaut le 1961 de la même maison. Je ne le pense quand même pas car j’en ai un souvenir marquant.

Il y a un seul plat pour les rouges, et personne ne sait combien nous en boirons. Tout le monde se moque de moi, et particulièrement mon voisin de table Olivier Bernard, car je garde résolument mon assiette de viande qui devient froide, pour pouvoir accompagner les vins qui suivent. Mon assiette sera débarrassée au moins une heure après celles des autres. Le premier de la deuxième série est Château Mouton d’Armaillac 1921, vin très intéressant, au nez superbe et à la bouche un peu sèche. Le second est un Domaine de Chevalier rouge 1918 d’une grande pureté, vin très clair et plaisant. Olivier n’en avait jamais bu. Le troisième est une curiosité absolue car l’étiquette dit : « old Burgundy 1870 to 1920 » Maison Jadot. Une fourchette de dates de cinquante ans n’est pas d’un grand secours. Le vin est très doucereux et très beau. J’ai aimé, sans pouvoir réellement le dater.

Nous passons maintenant à des vins très jeunes : La Mondotte Saint-Emilion 1999 en magnum, vin très truffé et puissant, puis le Clos des Truffiers Coteaux du Languedoc 2001, vin à 100% de syrah, dont le vignoble appartient à Jeffrey. Vient ensuite un vin qui surprend tout le monde et dont certains regrettent que Palmer utilise son étiquette caractéristique, car il s’agit d’un Palmer XXe century 2004 à 75% de syrah. D’où vient-il, je ne sais. Il n’est pas déplaisant du tout.

Le quatrième est très élégant et floral. Il est grand et encore plus grand lorsque l’on sait ce que c’est : Penfold Grange Hermitage 1982. Certains amis ont déjà rendu leur assiette de fromage quand je rends celle de la viande, plus opportune, même froide, que celle des fromages qui ne s’entendent pas avec les rouges.

Lorsque j’avais ouvert à 16 heures le « Blanc Vieux d’Arlay » Bourdy 1916, la maîtresse de maison à l’oreille fine avait entendu un petit grésillement. En écoutant plus attentivement, il apparut que la bouteille démarrait une nouvelle fermentation favorisée sans doute par un sucre résiduel. Lorsqu’on nous sert le vin, il a le léger picotement des vins effervescents qui biaise l’impression que le vin devrait donner. On peut quand même imaginer que ce vin est délicat, avec des évocations de gingembre et d’ananas. Il est un peu diminué par rapport à ce qu’il pourrait être mais pas trop.

Steve a apporté un vin de Massandra Tokay 1895 délicieux, qui évoque la mandarine et la datte. C’est un vin charmant. Nous terminons cet incroyable voyage sur Château d’Yquem 1990, très conforme à ce qu’il doit être, dans la puissance de sucre et de douceur de sa folle jeunesse.

Xavier est le plus tranché dans ses commentaires caractérisés par une grande précision. S’il manque un bouton de guêtre au vin, il le sabre. Les vignerons sont heureux de confronter leurs avis sur des vins de régions qui ne sont pas la leur. Laurent est vraiment l’expert que Stephan proclame. Robert et moi écoutons les supputations et jugements. Ce petit groupe empathique et enflammé a hélas omis de parler anglais, ce qui a mis un peu sur la touche Wesley et Steve alors qu’ils ont apporté des vins splendides. Nous nous rattraperons sans doute en bavardages lors de notre dîner dans trois jours à Paris.

Beaucoup de vins étant servis en magnums, la quantité absorbée par chacun fut importante. Les esprits n’étaient plus assez clairs pour que l’on détermine les gagnants de cette soirée. De ce qui perce le nuage de ma mémoire, je ferais le classement suivant, sachant combien c’est difficile :

1 – Château Haut-Brion blanc 1949, 2 – Château Haut-Brion rouge 1962, 3 – Montrachet Ramonet 1985, 4 – Canon La Gaffelière 1959, 5 – Domaine de Chevalier 1918. Les deux champagnes pourraient s’intercaler dans ce classement, mais où, ce ne serait pas facile à trancher.